Chapitre 20 : Vengé
Lanaya
— Tu ne peux pas rouler plus vite ? marmonne Yollan, son pied tapant avec une angoissante frénésie le sol du véhicule.
— Pour se prendre une prune et qu'on localise une voiture volée ? réplique Cameron. Non, merci. Tu apprendras que quand tu fais dans l'illégalité, les plus petits délits sont ceux qui coutent le plus chers.
Le Sentimental se renfrogne et se laisse retomber contre le dossier de son siège. À côté de lui, les deux adolescents n'expriment aucun stress, mais je vois leurs doigts pianoter leurs cuisses sans bruit.
Nous sommes partis à sept heures du matin et roulons depuis plus de deux heures. Le centre du FSG cible est à moins de dix kilomètres quand l'Alementa de l'ombre s'arrête dans un chemin forestier. Si on en croit le carnet de ma mère, il est situé aux sous-sols d'un hôpital. Malheureusement, elle n'a pas pu en savoir plus sans entrer. Nous, nous allons entrer. Nous serons les premiers courageux... ou suicidaires. Selon les informations soutirées à Liam Dunima, seuls les Conservateurs peuplent le centre. Les Chasseurs ignorent où il est et ne pourront donc pas intervenir. Les Echangeurs de même. Ce qui réduit la possibilité de renfort. Maintenant, il reste à savoir combien ils seront sur place et leur armement. De toute manière, le premier et principal problème va être de passer le dôme protecteur. Le reste viendra ensuite. Cameron saisit le talkie walkie posé dans la boite à gant.
— Maya ? Vous en êtes où ?
— On est garé dans la rue parallèle.
— Apparence modifiée ?
— Bien sûr, depuis notre entrée en ville.
— Parfait.
La soeur de Caleb acquiesce dans un grésillement. Cameron redémarre alors. Ce matin, après avoir réveillé tout le monde aux aurores, il a expliqué à chacun la partie du plan le concernant. Et je sais qu'il s'est arrangé pour que, même si les disciples du Conseil mettent en commun leur version, ils ne puissent reconstituer l'entièreté de l'opération. D'où, j'imagine, la mauvaise humeur stagnante comme une eau de marais d'Yollan. Si j'ai bien compris, Yollan, Nahia et Peter sont notre moyen de repli si tout se passe comme prévu. En cas de problème, ils ont pour consigne de déguerpir et de rejoindre Maya, Alex, Adeline et Sophia dans des rues adjacentes pour fuir. Caleb est là pour modifier notre apparence. Seuls Cameron, Lyanna et moi entreront.
- Vas-y, Caleb.
Depuis le coffre, l'Alementa de l'Apparence se penche vers Nahia qui se retourne pour lui faire face. Il passe une main dans ses cheveux, les yeux fermés et, de bleu, ils passent à marron chocolat. La jeune fille grimace en découvrant leur couleur, mais ne dit rien. La coquetterie n'est pas à l'ordre du jour. Il épaissit et noircit ses sourcils avant de lui clore les paupières. Nahia trésaille alors qu'il appuie un coup sec dessus. Ses yeux se rouvrent sur une couleur ambrée. Il termine en lui trompétant un peu le nez et en lui créant une cicatrice courant de part et d'autre de son front. Il réinvente ainsi Yollan et Peter. Le premier frotte son œil où traverse normalement sa grande balafre, pensif. Peter, grâce à l'ajout de quelques rides et d'une barbe semble avoir pris dix ans en quelques secondes. Caleb a bien pris garde à modifier la morphologie de chaque visage, même si normalement, les caméras devraient tourner en boucle à notre passage. Nahia cale un bonnet sur son crâne et regarde le paysage défiler sous ses yeux anciennement violetés. Enfin, l'ancien membre du Comité m'envoie deux Arpazos, un pour moi, un pour Cameron, et tend le dernier à Lyanna. Nous serons trop loin pour prendre le risque qu'il nous modifie avec son pouvoir même, nous risquons de sortir de sa zone d'influence.
Je brunis mes cheveux, mes sourcils et modifie mes yeux mauve délavé en gris orage. J'efface mes rares tâches de rousseur, réhausse mes pommettes et altère la forme de mon nez. J'enfile le sweat de Dante dans un frisson. Cameron se gare à nouveau pour que je prenne le volant le temps qu'il change à son tour de visage. C'est ainsi qu'il prend un teint plus halé, détonnant de sa pâleur habituelle. Il garde ses yeux vairons mais ils deviennent vert et aigue marine. Ses cheveux particulièrement reconnaissables perdent à leur tour leur dégradé d'ombre à lumière et deviennent blond blé. Il marque un peu plus son menton et fait tomber plus ses paupières avant d'affiner ses lèvres. Cameron me laisse guider la troupe en m'indiquant la route à prendre.
— On rentre dans la ville dans cinq cent mètres, rapporte-t-il au groupe déjà sur place.
Nous nous roulons dans les rues. Si tout se passe bien, les caméras buguent sur notre passage avant de reprendre sitôt que nous sortons de leurs champs de vision. Après quelques minutes, Cameron me fait signe de ralentir et de me garer à l'extérieur du parking, à proximité de l'entrée des urgences. C'est par là que nous rentrerons.
— Prêts ? lance-t-il.
Tous acquiescent avec plus ou moins de ferveur et de stress. Nahia, Peter et Yollan sortent en premiers en claquant la porte puis nous suivons, une minute plus tard. Cameron prend la tête de notre petit groupe qui marchent innocemment dans la rue. Mes nouveaux poignards offerts par l'Alementa de l'Ombre ce matin sont tous couverts d'une couche de vêtement. J'avance avec mes béquilles, un pied en l'air, enrobé dans un strap. Personne ne s'étonnera de me trouver aux urgences.
Nous longeons les voitures garées devant les maisons pour traverser la route et atteindre la fameuse entrée. Personne ne parle. Nos trois Alementas du Camp Septentrional sont postés sur le mur adjacent en train de fumer et de rire. Nous les saluons comme n'importe quel inconnu saluerait un autre inconnu et les dépassons.
À chaque pas, je m'attends à être stoppée par un mur invisible. Caleb me passe devant pour ouvrir la porte avec une révérence comique.
— Vous pouvez entrez, braves gens. Le service est juste sur votre gauche, mes collègues s'occuperont de vous.
Je mime un rire et avance mes béquilles pour passer la porte. Je me mords la langue en priant pour que quoi que Cameron ait prévu, cela fonctionne. Soudain, une force de gravité m'attire vers le sol. Une poigne ferme me rattrape par le coude avant que je ne pose le pied parterre pour me rattraper ce qui aurait ruiné notre couverture. Je remercie Cameron qui me stabilise. Mon cœur reprend son rythme normal après un instant de peur. Je comprends ce qui s'est passé en regardant le sol en carrelage. L'embout de ma béquille devait être mouillée et étant occupée à supplier le ciel, je n'ai pas pas fait attention à ne pas glisser. Mais nous sommes entrés.
Nous progressons entre les patients qui font la queue. Personne ne cherche à nous apostropher. Il faut dire que le service est particulièrement bondé. Je croise des bouses blanches qui ne nous voient même pas. Aucun professionnel ne nous demande ce que nous faisons là ou ce que nous cherchons. Cameron circule comme s'il était chez lui. Nous appelons l'ascenseur. Je fixe les chiffres indiquant les étages parcourus par la machine avec une certaine angoisse. Je laisse s'exprimer mon stress sans chercher à le retenir. Après tout, je suis blessée dans un hôpital, j'ai le droit d'être stressée. Le bib annonçant l'arrivée de l'ascenseur me fait sursauter. Nous pénétrons tous les trois la cabine plus tôt large et Cameron active la fermeture des portes. Lyanna et moi soupirons en même temps de soulagement au moment où les battants se ferment. J'en profite pour délier mon pied et le reposer au sol pour réactiver la circulation.
— Ne vous réjouissez pas trop vite, on est pas encore sorti de l'auberge, dit-il en tournant la tête vers le boitier sur lequel s'aligne les boutons.
Son regard se pose sur le dernier pictogramme représentant un F et un sourire satisfait s'étire sur ses lèvres. Il pose son sac à dos à terre, en sort deux pistolets qu'il nous tend avec deux chargeurs chacune. Je souris en reconnaissant un Walther PDP. Pas mal... Une fois bien armé à son tour, Cameron presse le bouton lumineux et l'ascenseur se met en marche. Je m'accroche à la barre. Il prend le talkie pour prévenir Maya et Yollan.
— Nous sommes dans l'ascenseur.
Comme convenu, personne ne répond. Nous nous plaquons chacun et chacune de part et d'autre des portes de l'ascenseur à l'abri d'une potentielle rafale si l'accueil se révélait chaleureux. Les plaques de fer s'ouvrent après un court signal sonore. Nous attendons l'espace d'une seconde. Rien. Cameron jette un coup d'œil rapide avant d'acquiescer. Il lève son arme et sort de l'ascenseur. Nous le suivons. Le couloir carrelé est silencieux. Seul les néons qui s'éclairent indiquent une présence de vie dans ses lieux.
L'Alementa de l'ombre ouvre la première porte doucement, sans que les gonds ne grincent et regarde à l'intérieur. Puis il nous fait signe d'avancer. Ainsi nous faisons chaque pièce, découvrant bureau sur bureau avec des centaines, voir des milliers de dossiers empilés. Le silence est glaçant. J'ai l'impression que mon cœur fait un tintamarre dans ma cage thoracique et qu'à lui seul, il pourrait nous faire repérer. Nous arrivons au bout du couloir qui se sépare en deux boyaux du même acabit. Face à nous, deux grandes portes en métal. Je les désigne à Cameron qui acquiesce. Il intime d'un geste à Lyanna de s'écarter et nous nous plaquons tous les deux contre les murs adjacents. Ma main se referme sur la poignée de la porte. Je la pousse d'un coup et brandis mon arme.
Mon sang se glace en me retrouvant canon à canon avec un homme au visage peu aimable. Mon coeur s'agite dans ma poitrine, alors que ma main assure son emprise sur la crosse et s'apprête à presser la détente. Cameron pénètre à son tour dans la pièce, l'arme levée, suivie de Lyanna. Il soupire néanmoins de soulagement en avisant le visage de l'homme à la pâle lumière et son pistolet retombe le long de son buste.
— C'est bon, Lille. Il est avec nous, m'assure-t-il en m'enjoignant à baisser mon arme également.
Je résiste. Mes lionnes rugissent dans mon ventre, fâchée de ne pas avoir été libérées. Elles sentent ma rage, ma haine, mon besoin de vengeance. Elles se nourrissent de toutes mes émotions et savent qu'il me suffira d'un rien pour les libérer. Si jusque-là, je réussissais à réduire ma colère à une flammèche, elle est devenu incendie. J'ignore comment Cameron fait pour rester si calme alors que l'homme face à nous a contribué à la mort de Dante. Peut-être a-t-il même porter le coup fatal. Les Conservateurs sont les bourreaux des centres. Je serre le poing, je vais tirer, et l'Alementa de l'Ombre le sent car il s'interpose entre moi et ma future victime, moi et ma libération.
— En voyant l'étage vide, on a cru qu'on arrivait trop tard... Tu ne peux pas savoir comment je suis content de vous voir.
L'Alementa de l'Ombre débite des mensonges avec une aisance incroyable. Ma main tremble. Lyanna se poste à mes côtés et m'adresse un regard compatissant auquel je ne réponds pas. Je sais que si je tire, je risque d'alerter les potentiels renforts. Je sais également que Cameron ne le laissera jamais s'en sortir. Mais comme il est difficile de faire face au meurtrier de Dante avec un pistolet à la main sans pouvoir s'en servir. Mes poumons se ferment, comme si rien que respirer le même air que lui les empoisonnaient. Mes lionnes se débattent, c'est avec un trésor de volonté puisé Dieu-sait-où que je réussis à les tempérer. Avec la promesse du sang à venir.
— Qui êtes-vous, comment êtes vous entrés et de quoi parlez-vous ? lâche enfin le Conservateur sans cesser de nous menacer de son flingue.
— Equipe Gamma et voici deux de mes équipières. Nous avons reçu un message comme quoi le centre allait être attaqué à midi par deux Alementas et qu'il fallait vous prévenir, puis vous laissez gérer la situation à moins que vous n'ayez besoin de renfort.
— Posez-vous vos armes dans le bac à votre gauche, ordonne-t-il. Et passez devant la machine, là-bas.
Cameron hoche la tête sans faire d'histoires. Il pose son Walther dans le bac de fer prévu à cet effet, ainsi que ses katanas dont l'apparence a aussi été modifiée et quelques couteaux, puis s'approche du tas de ferraille émettant de la lumière. L'appareil monte et descend sans faire de bruit. Lyanna y passe à son tour sans que la machine n'émette aucune protestation. Puis vient le mien. Prenant une grande inspiration, je rends mon pistolet et retire un à un chacune de mes lames en ayant l'horrible impression de m'arracher un morceau de peau à chaque fois. Je m'arrête devant le détecteur et le défie d'émettre le moindre son. Comme pour Cameron et Lyanna, le dispositif se tait.
Je me range à côté de Cameron, les bras croisés, appréciant plus que jamais le picotement des couteaux en céramique calés sur mon ventre. Je comprends mieux pourquoi il m'a gracieusement offert ces trois nouveaux joujoux ce matin. Il nous regarde déjà moins méfiant, mais garde son arme rivée sur nous.
— Comment êtes-vous entrés ? nous interroge l'homme.
J'évite de le fixer pour ne pas réveiller des pulsions meurtrières que cette fois, j'aurais bien grand mal à réfréner, lui préférant les étagères où sont exposés encore des dossiers. Je remarque également un plan de chaque ville du département accroché aux murs.
— On nous a expliqué qu'il fallait appuyer sur tel bouton de l'ascenseur, poursuit Cameron.
Il ne dit plus rien, le visage dénué d'émotion, laissant à notre victime le choix de baisser sa garde ou non. L'homme recule tout doucement sans nous lâcher du regard. Mes lionnes à nouveau tentent de s'exprimer à travers leur muselière improvisée.
— Vous a-t-on précisé des noms ?
- Un seul, Skaima, avance avec assurance l'Alementa de l'Ombre.
L'homme marque un temps d'arrêt, ses yeux s'obscurcissent à l'entente de ce mot. Sans nous lâcher des yeux, il se dirige vers un tableau rempli de boutons de toutes les couleurs et appuie avec force sur le rouge. Une pierre tombe dans mon estomac. J'ignore ce que ça commande, mais cela n'augure rien de bon. Pourtant, Cameron reste calme.
— Avez-vous besoin de nous ?
— Des renforts vont arriver. Vous pouvez disposer.
Il revient vers nous et plaque la pointe de son pistolet dans le ventre de Cameron qui ne bouge pas d'un poil. L'homme se penche vers lui, une menace claire dans les yeux.
— Oubliez ce nom et mon visage, compris ?
L'Alementa de l'Ombre hoche la tête avant de nous faire signe que nous partons.
— Les armes restent, ici, ajoute le Conservateur de l'horreur. Nous vous les renverrons par un autre biais.
Cameron ne dit toujours rien et marche tranquillement vers la sortie. Mes muscles résistent de toutes leurs forces, mes lionnes brisent leur muselière à l'idée de partir sans laisser son cadavre derrière nous. Le prince des ombres passe devant nous et, arrivé au pas de la porte, s'arrête pour jeter un regard en arrière. Dans son mouvement, ses yeux vairons toujours aussi saisissants rencontrent les miens. Ils sont bien plus obscurs de tout à l'heure. Je tressaille. La comédie va prendre fin. Préparez-vous au dernier acte.
— J'ai juste une petite question à vous poser avant de partir.
L'homme ne dit rien. Prenant ça pour une invitation à poursuivre, l'Alementa de l'Ombre se retourne sans geste brusque, les mains légèrement levées devant lui pour montrer son absence d'arme.
— Savez-vous combien de personnes connaissent ce nom ? le questionne Cameron, puis ne le laissant pas répondre, il poursuit. Le Conseil et moi-même. Vous ne devriez pas faire partie de cette liste.
La balle part au moment où mon couteau quitte ma main à une vitesse vertigineuse. La détonation claque comme un coup de fouet. Cameron disparait dans l'ombre opportune de la porte, Lyanna se baisse. Une gerbe de sang tâche le carrelage blanc. Mais ce n'est pas le nôtre. Le corps de l'assassin de Dante s'écroule au ralenti. Je saisis un second poignard que j'envoie dans sa poitrine en pleine chute. Il ne peut dévier le couperet de la mort qui s'abat sur lui avec furie. Je m'approche, écarte son arme à feu d'un coup de pied et attrape le manche du couteau dépassant.
— Ca, c'est pour Dante, murmuré-je, les larmes aux yeux avant de tourner la lame et de la remonter pour le déchirer de l'intérieur.
Peut-être dans ses derniers instants aura-t-il eu un aperçu de la souffrance engendrée par un cœur meurtri.
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