Chapitre 19 : Secret
Je cesse les combats pour la journée et continue de coatcher avec Cameron, reprenant ses mots avec plus de douceur et moins d'ironie. Clémence fait des apparitions, discute avec nous mais reste globalement observatrice et silencieuse. Tout se déroule bien, et il me semble que Nahia n'a encore rien dit à ses camarades. Le soir, nous prenons un diner constitué de soupe chaude garnie de pignons de pain, de morceaux de fromage et de viande avec quelques pattes dans un silence pesant. Evidemment, le premier à briser cette quiétude est...
— C'est bien beau de se battre, mais peut-on savoir pour quoi on se prépare tant ?
Cameron n'étant pas là, les regards et interrogations se tournent vers moi. Je repose mon bol de soupe avec délicatesse. Je me doutais que cette conversation viendrait. Je l'ai dit à l'Alementa de l'Ombre pas plus tard qu'hier. Il a rétorqué vouloir voir jusqu'à quand ils tiendraient dans l'ignorance. Il faut croire que la patience est arrivée à sa limite. J'avoue, je pensais qu'ils craqueraient avant. Mais s'ils posent cette question, c'est que Adeline et Sophia, enfin plutôt qu'Adeline ne leur a rien dit. Après tout, elles étaient avec moi quand Cameron a annoncé la mort de Camille et notre décision de sauver Jack. Mes yeux passent sur leurs visages le temps juste d'une seconde pour ne pas les trahir. Elles soutiennent mon regard, impassibles. Je décide de ne pas me défiler. De toute façon, ils l'apprendront tôt ou tard. Inutile de fragiliser le peu de confiance établie.
— L'un des nôtres a été capturé par le FSG au cours d'une mission de sauvetage. On va aller le chercher. Vous êtes libres de nous accompagner ou de rester ici.
La nouvelle est accueillie sans trop de remous, comme une pierre légère tombant dans une rivière. Les nouveaux venus se regardent, mais toujours aucun cri de protestation. Si le soulagement m'envahit, cette réaction ne m'étonne pas tant que ça. Nous ne nous attaquerons pas au Conseil, mais au FSG. Il est l'ennemi de tous ici sans distinguo pro-Anciens ou non. Je lâche la respiration que j'avais toute de même retenue sans le vouloir.
— On ne peut pas rentrer dans les centres du FSG, me contre plus calmement Yollan.
— Nous savons ce que nous faisons. Nous vous expliquerons le plan en temps en heures.
— Evidemment... ironise-t-il.
Je me retiens de soupirer. C'est là que ça se complique car même moi, je ne connais pas le plan exact de Cameron. Heureusement, une voix masculine m'empêcher de m'enliser dans la toile de méfiance du Sentimental.
— Ne sois pas ridicule, Yollan. Toi qui es si méfiant, je suis sûre que tu comprends très bien pourquoi ils agissent ainsi. Tu n'es pas maltraité à ce que je vois, alors prends patience.
Caleb s'est exprimé avec, comme toujours, le plus grand des calmes.
— Ne crache pas dans la soupe qu'on te sert, tout le monde la boit alors elle ne doit pas être empoisonnée... rit Alex dans une tentative de dérider l'assemblée qui reste de marbre. Ce que tu peux être soupe au lait quand tu t'y mets...
Alex et les expressions. Une grande histoire d'amour. Il en a toujours une en stock pour coller à la situation, je ne sais pas comment il fait... Même moi, qui suis portée langue française, je n'en connais pas autant. À ses côtés, l'Alementa de l'Apparence soupire, pose la main sur le bras du Double en prenant un air de vieux sage qui s'apprête à tempérer un jeune enfant intrépide.
— Arrête Alex, ça vaut mieux...
— Tu es sûr ? J'en ai encore d'autres pourtant, s'enjaille l'Alementa de la Guérison en tournant son regard lumineux vers Yollan. Arrête de faire la soupe à la grimace ? C'est vrai, te mets pas la rate au court bouillon alors que tu ne sais encore à quelle sauce tu vas être man... AHHHH ! crie-t-il en se frottant le visage.
Son cri me fait fait lâcher ma cuillère. Je fixe, abasourdie, Maya qui repose le verre d'eau dans un claquement puissant. Le temps semble figé. Plus personne ne dit mots, ni ne bouge. La brune esquisse un sourire moqueur qu'Alex ne verra jamais.
— Ne me regardez pas comme ça, si vous supportiez ces blagues de merde aussi souvent que moi, vous auriez craqué depuis longtemps.
— Moi qui voulais dégeler l'ambiance, je vais chopper un pneumonie, geint-il. T'es vraiment pas gentille, ce n'est parce qu'on dit que la vengeance est un plat qui se mange froid qu'il faut me détremper !
— Pauvre petit Calimero... Et je te préviens, si tu continues, je te lance le bol de soupe brûlante à la tête.
Je laisse échapper un rire devant la mine déconfite d'Alex et l'air moqueur de Maya. Je ne suis d'ailleurs pas la seule. Je vois Nahia en face de moi ricaner en croisant les bras sur sa poitrine. Je pense qu'elle s'entendra bien avec la sœur de Caleb. Elle ont le même piquant, la même énergie brûlante et tournoyante. Même Peter, son pote, souffle son amusement. Lyanna et Caleb pose chacun une main sur une épaule du Double, les tapotant, mi-moqueurs, mi-compatissants. Il n'y a qu'Yollan qui ne partage pas la légèreté générale. Etonnamment.
Plus personne ne revient sur la fameuse mission. Le repas s'achève sur une note plus joyeuse et moins fausse que les autres. Comme quoi l'humour est parfois la solution la plus simple et la plus efficace pour dénouer une situation. Lyanna est la première à aller se coucher suivie de Maya, de Caleb et Alex. Je me lève à mon tour. Au moment où je passe derrière sa chaise, Yollan me saisit le bras. La tension crépite aussitôt, comme un coup de tonnerre dans le ciel. Du coin de l'œil, je vois les deux adolescents se figer. Mon regard passe de la poigne me retenant au visage fermé de son propriétaire.
— Tu as deux secondes pour me lâcher avant que je ne te coupe la main, sifflé-je.
Mon coude est aussitôt libéré. Je surplombe l'ancien membre du Comité, l'expression aussi froide que la sienne. J'attends qu'il s'exprime, prête à me défendre aussi bien avec les mots qu'avec les armes s'il le faut.
— La personne que votre ami devait sauver et pour qui il s'est fait prendre... dit le Sentimental, m'observant avec une assurance et un calme de mauvais présage. C'était Dante ? Ton ancien petit copain n'est-ce pas ? Comment crois-tu qu'il réagirait en te voyant si proche de Cameron, un de ses anciens meilleurs amis ?
Une inspiration, trois expirations.
Mon sang ne fait qu'un tour alors que mon cœur se glace dans ma poitrine. Comment ose-t-il... Et comment sait-il surtout ? Je ferme les poings à en trembler pour essayer de maitriser la rage m'envahissant. Ne lui donne pas ce qu'il cherche, ne lui donne pas ce qu'il cherche... Mais la haine catalysée par le désespoir refoulé prend le pas sur la raison. Je l'empoigne pour l'obliger à se lever et le bouscule contre le plan de travail. Ma lame vient trouver la peau fine de son cou.
— Reprononce son nom une seule fois et je peux t'assurer qu'il s'agira de tes dernières paroles, cinglé-je, les lèvres à deux centimètres des siennes, sans le quitter des yeux. Clair ?
Il ne répond rien, se contentant de me fixer de ces grands yeux impassibles. J'appuie plus fort ma dague contre sa carotide. Une pression et il se videra de son sang en quelques secondes.
— Clair ? répété-je.
Il acquiesce du bout des lèvres. Je le relâche non sans l'égratigner de ma pointe et me détourne, fuyant la cuisine d'un pas lourd et précipité. Aussi vite qu'elle est montée, la colère s'atténue petit à petit. Je frisonne, plus à cause des émotions redescendant que de la basse température. La lumière du faible lampadaire s'éclaire lorsque je pose le pied dehors, douce lueur diffuse dans la brume. Le soleil a succombé à sa longue hémorragie depuis plusieurs heures déjà. La lune ne prodigue qu'un faible éclairage, ligotée et bâillonnée par des nuages grisâtres. Me servant des pierres saillantes du mur, j'atteins le toit sans effort. Cameron, appuyé contre la cheminée, fume sa cigarette en regardant le ciel.
Il me tend une clope que j'allume sans un mot. J'expire une bouffée de fumée. Mon âme arrête peu à peu de s'agiter, anesthésiée par le tabac. La haine et la colère déserte mon ventre pour laisser place à un vide aussi apaisant que dérangeant. Alors que ma respiration s'approfondit, je savoure le calme du silence en écoutant le vent léger caresser les tuiles. Aucun oiseau, aucun insecte ne joue de tendre mélodie. L'automne, cette longue agonie, aboutit lentement sur l'hiver, la mort de la nature. Si la déliquescence est interminable, c'est à cause du jour qui endigue du mieux qu'il peut la saignée alors que la nuit, traitresse, approfondit la blessure. Et plus la saison avance, plus le soleil recule, laissant place au tortionnaire sans pitié, complice de ce meurtre prémédité.
J'observe les volutes s'envoler, légères petites fées qui volent et virevoltent vers une immensité obscure. Je repense aux paroles de Cameron sur le deuil. Et alors j'insuffle toutes mes excuses, ma tendresse, mon amour dans l'air que je souffle vers la nuit. La solitude et le chagrin comblent le vide laissé par la colère. Si vous arrivez à Dante, dites-lui que je suis tellement, tellement désolée... Je ferme les yeux, me retrouvant dans la même pénombre. Ma gorge se noue, les larmes me montent aux yeux sans que j'en ai conscience.
— Si tu es venue pleurer, franchement, tu peux repartir. Lyanna a une meilleure épaule.
Je laisse couler ma douleur sans rien répliquer et tire une nouvelle fois sur ma cigarette. Je m'alonge, le dos contre les tuiles. Ma vision se trouble un instant à cause de la fumée qui s'échappe de mes lèvres. Je me concentre sur ça pour ne pas laisser la peine et les souvenirs revenir en force.
— Comment as-tu rencontré Dante ? lâché-je soudain.
Cameron soupire comme si le poids du monde lui tombait sur les épaules.
— Oh ça va ! râlé-je, agacée. Je ne te demande pas un secret d'état. Après si tu préfères, je peux te demander pourquoi Enzo semblait tant de détester.
L'Alementa de l'Ombre m'envoie un regard noir. C'est bien ce qu'il me semblait... J'écrase mon mégot sur une tuile et le jette dans la gouttière. Je tourne la tête vers Cameron en ramenant mes jambes contre ma poitrine. Je ne lui ai jamais rien demandé ni posé de questions, il peut bien pour une fois faire un effort. Il s'allume une nouvelle cigarette sans me regarder.
— Qu'est-ce qui te fait croire que je vais répondre à l'une ou l'autre ?
— Mes beaux yeux ? tenté-je avec moins de sarcasme dans la voix que je ne l'aurais voulu.
Il fixe la lune à peine visible sous son bâillon de nuage, ignore ses appels à l'aide et soupire une nouvelle fois. Sur son visage, je crois voir passer un voile d'obscurité, mais il est si rapide que je me demande si je ne l'ai pas imaginé.
— T'es une vrai emmerdeuse, tu le sais ça ?
Un coup de poing me percute le cœur. Je détourne le regard et cligne plusieurs fois des paupières pour refouler les larmes. Si je laisse cette vague passer, le tsunami suivra...
— Ouais, on me le disait souvent, murmuré-je, la voix tremblante.
Je pose la tête sur mes genoux, entourant mes tibias de mes bras en attrapant le bout de mes chaussures. Je ferme les yeux très fort. La voix de Dante résonne dans mon esprit en écho infini.
— Je l'ai rencontré par le biais de son père, commence finalement Cameron. À cette époque, il voulait monter une armée pour se rebeller contre le Conseil. Et moi, je commençais déjà à avoir une certaine réputation. D'assassin et de voleur professionnel pour les gens de ce domaine, de prince des ombres et du sang au cœur noir chez les Alementas et de petit emmerdeur potentiellement dangereux aux yeux des Anciens. Le père de Dante m'a repéré et a voulu me recruter. Une révolte contre le Conseil, tu penses bien que j'ai signé direct. C'est comme ça que j'ai rencontré Dante. Son paternel nous a mis plusieurs fois en duo pour des missions de vols et et de désagréments sans grande importance. Mais j'avais comme qui dirait un petit problème avec l'autorité et envie de mener ma propre barque. D'autant plus qu'il était évident que sa pseudo armée ne nous mènerait à rien de concret alors j'ai quitté le navire avant qu'il ne sombre.
Il tape ses pieds sur les tuiles, certainement pour se les dégourdir avant que le froid ne les dévore. Ses doigts viennent réajuster sa capuche sur son visage. Je souffle. En même temps quelle idée d'être en sweat alors qu'il fait zéro dehors... Je me rapproche de manière à poser ma main sur la sienne - coup de chance, aucune dague ne vient m'accueillir. Ma peau bouillante rencontre la sienne plus que glacée. Il va finir par choper une pneumonie s'il continue... Et son talent de combattant a beau être indéniable, je doute que le froid frissonne de peur. Il ne me repousse pas à ma grande surprise et continue son histoire.
— C'est quelques mois plus tard après que je sois parti sans un mot que Dante m'a recontacté. Il m'a avoué plus tard avoir récupéré mon numéro professionnel par le biais d'un ou deux de mes anciens commanditaires. Il me proposait de me joindre à lui et quelques-uns de ses amis pour essayer de sauver des Alementas de l'influence du Conseil. Je lui ai clairement ri au nez en lui arguant que je ne dirigeais pas d'association caritative. C'est quand il m'a proposé en échange, de mettre aux services de mes activités ses talents en informatique que j'ai revu ma position. J'ai accepté, à mon grand dam d'ailleurs maintenant que j'y réfléchis bien. Ca m'aurait épargné des problèmes...
Je lève les yeux au ciel, me sentant bien considérer comme l'un de ces problèmes. Néanmoins, je ne relève pas. Mes doigts serrent sa main. Bien qu'il ne montre rien, je sais qu'il appréciait Dante et est touché par sa disparition, plus peut-être même que celle d'Enzo. Il mourrait plutôt que de l'avouer, mais je commence à le connaître et, il n'aurait jamais accepté quelque chose qui l'emmerdait pour un coup de main en informatique. Il y a plein de moyens plus sûrs que la technologie pour communiquer et s'il s'était déjà taillé une réputation, c'est qu'il arrivait à se débrouiller sans pour le reste. Si Cameron s'est embarqué là-dedans, c'est qu'il ne détestait pas Dante. En même temps comment le détester ?
Nous ne nous éparpillons pas en conversation inutile. Le principal a été dit, le reste passe dans le silence. Mes yeux s'obstinent à fouiller le ciel à la recherche des étoiles censées nous guider. Mais elles ont été, elles aussi, kidnappées. À moins que leurs lueurs ne soient éteintes ce soir en hommage à toutes ses nouvelles âmes les ayant rejointes. Si c'est le cas, je crains que nous ne soyons pas à notre dernière nuit noire. Un jour, un vieux sage avec une longue barbe a dit : On peut trouver le bonheur, même dans les moments les plus sombres, il suffit de se souvenir d'allumer la lumière. Encore faut-il que l'ampoule ne soit pas grillée...
— On va libérer Jack, lance Cameron. Demain.
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