Chapitre 1.1 : Putain de vie
Cameron
Je tire longuement sur la cigarette que je tiens entre les doigts. Je garde un instant la fumée dans ma bouche avant de redresser la tête pour l'expirer. Je suis les volutes grisâtres du regard. Virevoltantes, elles s'envolent vers le ciel. Je porte une nouvelle fois la clope à mes lèvres et reproduis mon manège sans quitter les petits nuages des yeux, l'esprit vide. Ça fait tellement de bien de ne penser à rien. Puis le mégot atterrit dans l'herbe mouillée qui l'achève d'un geste sûr, geste que je complète du talon. Au diable la pollution. De toute façon, vu la fumée qu'a dégagée le camp en flammes, je ne pense pas que mes quelques cigarettes changent grand-chose. Le Camp Septentrional est un tas de cendre. Comme 90% des Alementas qui le peuplaient. Si Lyanna pense que c'est une tragédie, moi, je trouve ça assez poétique. Ashes to ashes. Dust to dust. Ça fait plus d'air pour nous.
Je prends un nouveau concentré de cancer que j'enflamme avec mon briquet. Alors que je tire de nouveau sur la clope, je le fais rouler dans le creux de ma main. C'est fou qu'avec un si petit objet, on puisse allumer de si grands incendies. Il suffit de savoir quelle branche brûler pour que tout s'embrase. Dans le fond, la société fonctionne aussi ainsi. Il suffit de savoir où frapper pour la faire voler en éclat.
J'expire la fumée et profite de ce petit moment de tranquillité. Pas de Lyanna qui court partout pour aider tout le monde, pas de Alex qui use son énergie – et la mienne par la même occasion – à tenter de soigner les quelques blessés qui se sont trainés jusqu'à nous, pas d'Alementas désespérés, souffrants et traumatisés qui martyrisent mes pauvres oreilles habituées aux cadavres et donc au silence. Rien que la paix des bois. Dans cette histoire, il n'y a que Lana que je n'ai pas encore envie d'assassiner. En même temps, depuis que nous sommes sortis du camp, elle a dû articuler trois mots à tout casser. Nous n'avons même pas reparlé de ce que nous avons découvert chez elle, ni de son deuxième don ni de la mission de Gab et sa clique et encore moins de sa soudaine liaison avec Lyanna. Je doute même que la blonde soit au courant. Par contre, à ce rythme là, à la prochaine réunion de notre groupe de bras cassés, il faudra faire une liste de tous les problèmes que nous devons évoquer car j'ai l'impression que leur nombre ne va pas en diminuant. Il n'y a que le point « sauver Dante » qui s'est rayé tout seul de la liste avec un stylo rouge. Je soupire en tirant à nouveau sur ma cigarette.
Chacun a sa manière de gérer le deuil. Lyanna et Alex ont visiblement besoin à tout prix de se sentir utiles pour ne pas avoir le temps de penser et Lana... Et bien Lana gère comme elle peut j'imagine. Lors des trois petits jours qui viennent de s'écouler, j'ai surveillé d'un œil distrait, les ombres danser autour d'elle. Tantôt elles s'éloignent, tantôt semblent vouloir se fondre en elle. Ses démons la hantent de près. Mais je n'interviendrai pas. C'est son combat. Il faut qu'elle apprenne à se construire et à ne compter sur personne d'autre qu'elle-même. Et pour ça, la seule solution est le temps. Le temps et la souffrance.
Je me délasse les épaules en jetant mon nouveau mégot par terre. Je suis à ma huitième cigarette depuis ce matin, il va peut-être falloir envisager de ralentir sinon je ne vais pas tarder à être en rade. Je sors de ma poche mon téléphone et commence à consulter mon agenda. Je grimace en constatant que je vais devoir reporter ma mission de vendredi prochain. Je doute qu'on se soit sorti de notre merdier d'ici là. Moi qui avais si hâte... Tant pis, je remettrai mon extraction d'informations par torture à un autre jour. Dire que le mec avait pris le plein tarif pour être sûr que je découperais les instincts de son patron. Il y a vraiment des gens qui ont de drôles de manières de dépenser leur argent. Bref.
Je jette rapidement un coup d'œil à mes autres rendez-vous et prévois d'en décommander plusieurs avant de ranger mon téléphone. J'hésite un instant avant de me rallumer une cigarette. Tu crois pas que t'es déjà suffisamment à bout sans en plus te rajouter un cancer du poumon ? râle mon inconscient qui prend étrangement la voix de Dante. Ta gueule, mec, t'avais qu'à pas mourir, le rembarré-je. Je ne l'écoutais déjà pas de son vivant alors ce n'est pas pour obéir à un pseudo fantôme renvoyé par mon esprit. Un goût amer qui n'a rien à voir avec la clope m'emplit la bouche. Putain de vie.
Dégoûté, je jette le mégot à peine fini au sol et recommence à m'étirer. Mes os craquent. Je grimace en massant mes genoux gonflés. Je suis certain que si je relevais mon jean, je découvrirai mes deux articulations bleutées. Mais je n'en fais rien et à la place, avale un arpazo d'Alex. La douleur ne tarde pas à se dissiper.
Cela fait facilement une heure que je suis ici à profiter du silence apaisant. Il est peut-être temps de retourner là-bas. À mon plus grand désespoir. Je jette un dernier regard au paysage mortuaire qui s'offre à moi. Les cendres du camp ont volé jusqu'ici, tapissant l'herbe et les arbres nue d'une couche grise morose. Une odeur de brûlé règne partout où je vais. Mais ça ne me dérange pas. J'ai toujours aimé cette odeur car elle est synonyme de renaissance... et de barbecue. Après je suis moins fan quand sur la broche, il y a des humains. Bon allez, faut vraiment que je me bouge...
Alors que je me redresse, des pas résonnent derrière moi. Je reconnais sans mal la démarche légèrement claudicante de Lanaya. Alex a beau lui avoir rendu un semblant d'articulation pour que sa cheville soit de nouveau d'attaque, elle garde une petite gêne. — J'étais sûre de te trouver là, déclare-t-elle en s'appuyant contre l'arbre près de moi.
Je ne dis rien et continue de savourer le calme de la forêt sans tenir compte de sa présence. Je doute qu'elle soit venue ici pour le plaisir de ma compagnie alors je ne vois pas pourquoi je devrais lui faire la conversation. À la place, je saisis une nouvelle clope que j'allume prestement. Au diable les bonnes résolutions. Avant que je ne range le paquet, elle m'en vole une qu'elle coince entre ses lèvres. Je ne dis rien et souffle une première bouffée de fumée. Je lui proposerais bien mon briquet mais... Du bout d'un doigt, Lana éclaire sa cigarette et tire un long moment de dessus. Le silence se réinstalle.
— Un petit combat ça te tente ?
Ça n'aura pas duré. Je laisse échapper un rire froid. C'est donc ça. Elle veut se battre pour expulser ses émotions et se vider la tête. Ce n'est pas une mauvaise méthode. Cependant, je secoue la tête. Elle ne fait que retarder le moment où il faudra affronter ses sentiments. Elle les expulse, elle les ignore, les enferme mais ne les affronte pas. Ce n'est pas la solution.
— Non.
Lana esquisse un mouvement de recul comme si je l'avais frappée. Je lève les yeux au ciel. Ça y est, elle va gueuler... Je fais le deuil de ma tranquillité perdue et me tourne vers elle, prêt à affronter son regard incendiaire.
— Pourquoi ?
— Parce que.
Par précaution, je jette ma clope à peine terminée au sol. Pas envie d'être défiguré ou brûlé à vie si l'envie de l'enflammer lui prend. Tout à coup, durant une seconde, ma vision change et je me retiens de porter la main à ma tête lorsqu'un violent élancement me déchire le crâne. De gigantesques ombres tournent autour de Lana telles des volutes de fumée agressives. Elles s'enroulent autour d'elle, sensuellement, jouent avec sa peau, la traversant de part et d'autre. J'ai l'impression de faire face des petits démons farceurs et mesquins. Je cligne plusieurs fois des yeux pour récupérer une vision normale. Je déteste quand ça fait ça...
— Tu n'as pas un assassinat en ville de prévue ? Un truc qui nous fasse sortir d'ici, je t'en prie, je suis en train de devenir folle ! s'exclame-t-elle, ponctuant sa rage d'un ample mouvement qui frappe l'arbre de plein fouet.
Une marque carbonisée de sa main apparait aussitôt dans le tronc du malheureux. J'hausse un sourcil et attend qu'elle se calme. Lana se pince l'arrête du nez en inspirant profondément. Petit à petit, la brûlure sur l'écorce ralentit, cesse de progresser jusqu'à s'éteindre.
— Je n'en peux plus. Lyanna et Alex essaient de sauver tout le monde mais à quoi ça sert ? Ils ne voudront jamais entendre que le Conseil les a trahis et nous tourneront le dos voire se retourneront contre nous dès qu'ils seront sur pied. Le Conseil saura alors que nous savons et nous ne pourrons jamais l'atteindre.
Plus nous attendons, plus nous nous exposons au risque que le Conseil envoie une patrouille plus armée que les deux que nous avons déjà décimées. J'ai déjà discuté de tout cela avec Lyanna ce qui nous a valu une énième dispute. Elle refuse d'abandonner ces gens. Ces mêmes personnes qui l'ont rejetée, torturée pendant des années. Elle pense qu'ils ouvriront les yeux sur la trahison du Conseil et nous aideront. Elle ne l'a pas dit clairement mais j'ai bien compris ce dont elle rêvait. Elle veut une révolution. Moi, je dis une balle dans la tête de chaque, ça résoudrait le problème et on serait libre de lever le camp. Et surtout, ils arrêteraient de geindre...
— J'ai besoin de me changer les idées sinon je vais devenir folle... Tu ne veux pas m'aider ?
Sa réplique a le mérite de m'arracher un sourire en coin bien que je n'ignore pas le tressautement désespéré de sa voix. Combien de mecs rêveraient qu'une fille leur dise ça ? Je m'approche d'elle jusqu'à ce que mon torse soit à quelques centimètres de sa poitrine. Je plonge mon regard dans le sien et penche la tête de quelques millimètres de manière à ce qu'elle puisse sentir mon souffle sur son visage.
— J'ai bien une idée mais pas sûr que tu apprécies, murmuré-je, la défiant du regard.
Contrairement à ce que j'imaginais, elle ne me repousse pas en levant les yeux au ciel mais redresse la tête pour affronter mon regard. Ces yeux délavés expriment une telle douleur que j'ai presque mal pour elle. Presque... Elle arque un sourcil sans bouger d'un pouce.
— Tu prétends me connaître à présent ? On a pas élevé les cochons ensemble, mon pote, souffle-t-elle.
— Eh bien recule alors...
Je sais qu'elle ne le fera pas. Elle est bien trop têtue pour ça. Maintenant que le défi est lancé, ça sera à celui qui lâchera le premier. J'esquisse un sourire moqueur. Si elle croit pouvoir me faire céder, elle se fourre le doigt dans l'œil. Et jusqu'au coude. Une palette d'émotions défile dans son regard rouge pâle. Le chagrin, la colère, la détresse, la détermination, l'arrogance... J'en passe et des meilleures.
Alors que nous sommes bien partis pour prendre racine ici, un bruit attire mon attention. Je ne bouge pas mais je vois l'expression de Lana changer. Elle a entendu, elle aussi.
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