Chapitre 40 : Eteinte
Lanaya
Je m'attendais à un long couloir de la mort. Je m'attendais à une pièce avec des murs couverts de sang, à des cadavres qui pourrissent dans les coins. Je m'attendais à une souffrance ambiante, étouffante et criante. Vu les horreurs et l'aura du bâtiment, je m'attendais à découvrir l'acmé du mal derrière cette porte. Alors autant dire que je suis quelque peu surprise lorsque mes yeux se posent sur la pièce exiguë. Des murs propres et gris, des néons clairs. Seulement meublée d'un bureau et d'étagères remplis de dossiers, elle ressemble plus à une salle de comptable qu'à un endroit où les pires tourments sont pratiqués.
Mes yeux se baladent à la recherche d'un piège. Il y en a forcément un, ce n'est pas possible autrement. Pourquoi prendrait-on la peine de tant sécuriser une pièce remplie de dossiers ? Après tout dépend des dossiers...
— Cherche des choses sur ta famille, lâche le Double en se penchant sur le bureau.
Caleb commence à feuilleter des papiers posés sur le côté, je m'avance vers les étagères pleines à craquer. Ma main se pose sur un dossier au hasard et je le sors. Sur la pochette le protégeant est écrit en gros : 2005. Je fronce les sourcils et commence à sortir des feuilles. D'interminables listes de noms s'enchaînent les unes après les autres, classés dans l'ordre alphabétique.
Adam Laisath (2004) Sentimental =
Elias Laisath (2004) Sentimental =
Cassiopée Paricio (1997) Simple +
Evalina Montigni (1994) Sentimental =
Juliette Clairot (1985) Sentimental +
Zach Mienser (2001) Double ++
Et des exemples comme ça, il y en a des tas. Je repose le dossier et attrape le suivant. Le même refrain, les mêmes notes, les mêmes listes. Je cherche les noms que j'avais repérés mais ne constate aucune évolution. Ces listes doivent être une sorte de répertoire des nôtres. Je ne sais pas si je dois trouver ça logique ou inquiétant. Certainement les deux... Je suppose que l'année entre parenthèse est celle où ils sont devenus des Alementas, car les photos miniatures à côté de chaque ne correspondent pas à une potentielle date de naissance. En revanche, j'ignore ce que peuvent représenter les signes de la dernière colonne. L'intensité du pouvoir ? Mais dans ce cas, pourquoi y aurait-il un égal ? Ça ressemble plus à une évolution mais une évolution de quoi ? De leur magie ? Non, un don n'est pas sensé évoluer. Je me réfère au titre de la colonne dans le dossier le plus ancien que je trouve datant de 1947. Déclin.
Me voilà bien plus avancée... En feuilletant le dossier 2008, je trouve le nom de Zach Mienser suivi de la mention décédée et celui de Cassiopée comporte à présent deux signes plus. Je passe à la pochette suivante jusqu'à trouver dans celle notée 2015, le mot décédé dans sa ligne. Une corrélation, oui, mais une causalité, ça je l'ignore. En continuant de parcourir les listes, je finis par tomber sur celui de Dante en 1998. L'année où sa mère est décédée. Ça valide ma première hypothèse au moins. Je regarde l'évolution de la colonne déclin mais le égal ne change pas. Ma gorge se serre alors que ma main effleure les feuilles de cette année. Mon courage, lâche compagnon, déserte mon corps. Il me suffirait pourtant d'ouvrir cette pochette pour me rassurer et constater qu'il est toujours vivant.
— Lana, viens voir.
Je remercie et en même temps maudit Cameron qui me sort de mes noires hésitations avant de le rejoindre. Ses yeux observent avec intérêt un dossier posé sur le bureau. Je m'avance et me penche pour lire ce qui l'intrigue tant mais mais Caleb attrape mon poignet dans un geste vif juste avant que ma main ne se pose sur la chaise. Je sursaute et me dégage, surprise.
— Ne la touche surtout pas ! C'est un arpazo qui sert à se téléporter.
Je me fige. Dante...
— Comment le sais-tu si tu n'as pas accès à cette salle ? lui demande Cameron, méfiant.
— Car je suis déjà venu. Je ne pouvais pas déverrouiller la porte, mais nous avons déjà eu des réunions ici.
— Dante... murmuré-je.
Cameron me regarde, les yeux illuminés d'une lueur intense. Je me concentre sur les énergies. La chaise s'enveloppe alors d'une chape grisâtre légère, comme des traces extrêmement anciennes. Comme si elle était en train de disparaître. Mon sang se glace.
— Qui est Dante ?
Aucun de nous ne prend la peine de répondre à Caleb qui soupire en bougonnant. Mon regard reste figé sur cette chaise. Il n'y a que deux cas de figures où l'énergie contenue dans un arpazo disparaît. Quand il est arrivé au bout de son utilisation ou... Non. Non, Lana, n'y penses même pas.
Soudain, la porte s'ouvre à nouveau et un homme d'une trentaine d'année déboule dans la pièce en sueur. Son regard exprime de la surprise quand il nous voit. Tout se passe très vite. Il sort un revolver mais Cameron est plus rapide. Il apparaît devant lui, le désarme et le projette contre un mur avec violence. L'homme laisse échapper un râle lorsque son dos se fracasse contre la pierre. Mais ce n'est rien comparé au cri qu'il pousse lorsque Cameron lui plante une dague dans le ventre.
— Salut Jawen. Zayne envoie toujours ses sous-fifres faire le sale boulot à sa place ?
Son sifflement de haine me donne des frissons. Je ne lui ai jamais vu une telle rage, une telle obscurité. L'autre homme lui crache au visage.
— Va mourir Cameron.
Voldemort esquisse un sourire froid en s'essuyant sur son tee-shirt. Le regard de l'homme brûle de souffrance.
— À toi l'honneur.
Puis il remonte brusquement sa dague dans ses entrailles avant de l'ôter d'un geste sec. L'autre chute dans un bruit sourd. Son regard fusille Cameron jusqu'à s'éteindre définitivement, vecteur ultime de sa haine.
Soudain une bipbip nous fait soudain sursauter tous trois. La machine posée sur le bureau enveloppée également par une énergie bleutée que je ne connais pas se met en marche dans un crissement. Vieillotte, elle ressemble comme deux gouttes d'eau à une machine à écrire des années 60, bien loin des magnifiques entités fabriquées aujourd'hui. Une feuille sort par le haut. Cameron la saisit et la parcourt du regard. Son visage est imperturbable, mais je vois sa pomme d'Adam monter et descendre, ce qui n'annonce rien de positif. Sans un mot, il me tend la feuille. Des chiffres et des lettres apparaissent. Ma gorge se noue. Il est entièrement codé. Seulement alors que mon esprit tente d'analyser le code, mon regard se pose sur la machine. Je penche la tête, en l'observant. Elle me dit quelque chose, je suis certaine de l'avoir déjà vue quelque part. Mes yeux font des allers-retours fébriles entre le papier et l'objet qui l'a craché. Une lumière se fait alors dans mon cerveau. Enigma...
Je m'avance vers l'antiquité et commence à la bidouiller. J'espère qu'ils ont gardé le fonctionnement principal, même si j'en déduis qu'ils ont remplacé la radio par de la magie pour éviter d'être interceptés. Si je me souviens bien de mon exposé, la première série de trois lettres correspond à la position que doivent avoir les rotors. Merci, Maman, d'avoir tant insisté pour que j'en apprenne le fonctionnement...
Je mets un temps à trouver comment faire pour les régler mais m'exécute. Puis frappe sur les touches la seconde série de lettres et observe le résultat. Sur une feuille est retranscrite une nouvelle triplette de lettres. Je règle de nouveau les rotors avec ces nouvelles positions. La machine repose sur le principe de substitution polyalphabétique. À chaque fois que je tape une lettre du message, les rotors se déplacent et le codage change. Enigma était un dispositif utilisé par l'Allemagne Nazie durant la seconde guerre pour le chiffrement et déchiffrement de message jusqu'à ce que les Alliés réussissent à craquer le mécanisme. Je tape les lettres qui suivent et le message est retranscrit en français.
« Opération Oradour lancée. Détruis cette machine et quitte le refuge. »
Cameron lit par-dessus mon épaule. Ma gorge se noue et mon cœur s'emballe.
— Ça veut dire quoi ?
Je fixe encore un instant le message imprimé noir sur blanc sur la feuille pour être sûre de ne pas halluciner. Ce n'est pas possible... Je ne vois qu'une explication quant à cette opération vu son nom et cette perspective me glace le sang. Voilà pourquoi mon don prévoit des morts... Je redresse la tête lorsque les pièces d'un puzzle complexe commencent à prendre leur place. Tous les mots, les expressions dans le discours de Yollan... J'aurais dû comprendre !
— Lana ?
Sortie de mes sombres pensées, je me tourne vers Cameron et Caleb, le visage grave, blême. Mon corps est alors parcouru par un frisson caractéristique. Le loup se réveille, truffe en l'air. C'est pas vrai... Une sueur froide me coule alors dans le dos. Je rouvre les paupières d'un coup et fais volte face. Mon sang se glace dans mes veines. Une inspiration, une expiration. Ma migraine enfle, insensible à la peur qui monte en moi.
— Des personnes vont mourir, murmuré-je.
Et c'est au moment où ces mots franchissent la barrière de mes lèvres que j'en suis convaincue. Mon second don bat dans mes veines avec un calme olympien. Le loup sort de sa tanière et mes lionnes ne peuvent que s'incliner. Elles ne cherchent même pas à résister. La prestance du canidé est indiscutable et me coupe la voix. Ouradour...
— Quoi ? Mais de quoi vous parlez ? s'échine Caleb, son regard crème faisant des allers-retours paniqués entre nous deux.
— Ils vont brûler le camp, murmuré-je.
— Quoi ? s'étrangle l'Alementa, le sang désertant ses traits. Il faut l'évacuer ! Il faut...
Cameron ne l'écoute pas et s'empare de la machine et des feuilles qu'il lisait et les fourre dans son sac. Il remet le tout sur son dos.
— On dégage d'ici.
Le cœur battant, je vais lui emboîter le pas lorsque l'image du dossier s'impose à moi. Mes pieds freinent d'eux-mêmes. Mon corps est passé en mode pilotage automatique et honnêtement cela vaut mieux, car je ne sais pas si j'aurais eu le courage de le faire. Il pourrait bien s'agir de ma seule occasion de me rassurer... Caleb me hèle mais Cameron lui intime de se taire et de partir devant. J'attrape la pochette intitulée 2018, les mains tremblotantes. Le temps jouant contre nous, je ne perds pas le temps d'hésiter et cherche d'abord le nom de ma mère. Arrivée à la lettre M de notre nom, mes yeux se posent sur notre ligne. Le mot décédé y est écrit en majuscule près du prénom, Ashley et j'ai été rajoutée en minuscule pour toute correction. Ces dossiers sont donc bien à jour. Je tourne les pages dans le sens inverse. Une boule se forme dans ma gorge et me comprime la respiration. Il est vivant... Il est forcément vivant. Je fais ça pour me rassurer, me répété-je. Je cherche son nom du regard et suis la ligne jusqu'à la colonne fatidique.
Tout autour de moi s'effondre. Je halète. Mon cœur s'accélère. Mes yeux se remplissent de larmes et je recule, recule, recule, recule jusqu'à cogner contre le mur derrière moi. Mes mains se portent à ma gorge. C'est faux... C'est forcément faux... Je suffoque. L'air refuse de s'engager dans ma bouche, mes bronches refusent de l'accueillir. C'est impossible...
Il n'y a que deux cas de figures où l'énergie contenue dans un arpazo disparaît. Quand il est arrivé au bout de son utilisation ou... Quand l'Alementa qui l'a créé est mort.
Je ne sens même plus mon cœur battre dans ma poitrine. La feuille que je tenais entre mes doigts s'échappe et viens délicatement se poser sur le sol. Je ne vois plus rien. Je ne sens plus rien que ce vide immense.
Je ferme les yeux, rejetant en bloc cette réalité. Je vais me réveiller. Je vais me réveiller et rien ne se sera passé. Je vais me réveiller... Les sanglots malmènent mon corps dépassé par cette perte. Je revois ses yeux gris pétillants de tendresse. Je revois son regard avant qu'il ne sacrifie ses dernières forces pour me protéger. Dante... Il ne peut pas... Il n'a pas le droit d'être parti... Il avait promis... Il avait promis !
L'énergie tourne dans mon ventre. Un hurlement enfle dans ma poitrine. Je suffoque. Il avait promis ! Mes mains se crispent sur ma poitrine où le feu grandit, grandit. Et explose. Je hurle à plein poumon ma douleur alors que l'incendie ravage tout autour de moi.
Des mains me relèvent brusquement la tête, ignorant la douleur que ma peau brûlante doit procurer. Je me dégage d'un geste vif, mais celles-ci insistent avec une telle hargne que je finis par daigner ouvrir les yeux. Je rencontre le regard clair comme un ciel neigeux de Cameron. La colère infinie que je lis dans ses yeux sont le reflet du chaos de mon cœur. Je me jette à son cou et enfouis mon visage dans son tee-shirt pour laisser libre cours à ce flot inarrêtable. Ses bras me serrent si fort que je sens son corps tremblant de chagrin contre le mien. Il ne pleure pas mais la rage qu'il émane m'assure qu'il est au moins aussi touché que moi.
— Lana.
Je secoue la tête vivement et m'accroche un peu plus à lui comme à une bouée au cours d'une tempête. Les vagues me frappent et menacent sans arrêt de m'emporter vers les profondeurs. J'ignore ce qui m'empêche de partir à la dérive.
— Il faut qu'on quitte le camp, vivants. Lana, on doit partir maintenant ! ordonne-t-il en me repoussant.
Ses yeux se sont assombris, redevenant noirs comme la nuit. Il m'aide à me redresser, m'attrape la main et m'entraîne à sa suite. Je m'arrête à la sortie de la pièce. Le bâtiment tremble soudain comme victime d'une explosion. De la poussière et des gravas commence à tomber des murs en mauvais état. Oradour a commencé...
Je rejoins Cameron et tourne le dos à ces listes mortuaires qui partent en fumée en même temps que le peu de stabilité que j'avais. De la terre nous tombe dessus alors que nous courrons dans les tunnels. Je suis Cameron qui semble avoir retenu le chemin dieu sait comment, toute angoisse et claustrophobie oubliée. Nous remontons la trappe en vitesse. Les grondements du ciel nous paraissent soudain sur-puissants. Le bâtiment tremble. La fumée me prend la gorge.
Lorsque nous passons la porte et débouchons sur le Refuge, une vision reflétant nos vies nous ouvre grand les bras. Je tousse en respirant l'air pollué par les incendies et les morts. L'odeur de chair calcinée est infecte mais c'est à peine si je la sens. Mon regard embrasse le paysage à feu et à sang sans réellement le voir. Mes larmes se sont taries. Aucun cri ne résonne comme si la vie avait déjà disparu. Il n'y a plus que le crépitement des flammes. Les maisons ne sont plus qu'incendie. Des bombes incendiaires... Lancées alors que tout le monde était dehors. Ce n'est pas Oradour qui a commencé. C'est Guernica. Nous avons eu de la chance qu'aucune ne tombe sur notre édifice. Je prends conscience de l'ironie de ma pensée... De la chance...
J'ai peu de doute sur le nombre de survivants. Ils ont été tout bonnement massacrés. Par leur propre camp. Par ceux qui leur ont proposé leur protection. On ne leur a donné aucune chance de s'en sortir. Chercher des rescapés reviendrait à tomber sur des corps calcinés.
— Il faut qu'on retrouve Lyanna et Alex, décide Cameron en se détournant de la scène macabre. Maya doit toujours être avec eux et j'ai envoyé Caleb les rejoindre.
Je me détourne du champ de ruine et de feu qu'est le refuge pour marcher au côté de Cameron. Je me sens soudain vide. Comme si les émotions venaient de se glacer dans ma poitrine. Comme si la souffrance ne me parvenait plus que comme un vague écho. Seul « vengeance » résonne à mon oreille. Quelque chose s'est éteint en moi, je le sens. Et pourtant, l'incendie que je pourrais provoquer n'a jamais été aussi dévastateur. Je suis une flamme glacée qui vacille, une flamme qui peut néanmoins tout détruire.
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