Chapitre 28 : Planifions
Lanaya
Alors que nous quittons le centre ville pour nous rendre chez des connaissances de Cameron, je regarde les rues défiler à traverse la fenêtre, le cœur lourd. J'y ai passé les trois plus belles années de ma vie et cela me rend folle de me dire que tous ses souvenirs ont été ternis en une journée à peine. Avant, cette ville était synonyme de joie, d'insouciance, d'amitié, d'amour. Maintenant, elle rime avec fuite, sang et chagrin.
Je ne suis jamais restée plus de trois ans à un endroit. Durant toute mon enfance, ma mère, mon père et moi avons multiplié les déménagements et les identités. Ayant récemment fui le Refuge Septentrional, ma mère était encore trop poursuivie pour rester longtemps au même endroit sans se faire repérer. Il fallait attendre que l'affaire se tasse. D'autant plus qu'elle risquait gros si elle était retrouvée.
Prenant toutes les précautions, nous restions en général deux ans dans une ville, trois au maximum avant de foutre le camp. Parfois quand nous craignions avoir été repérés, il nous arrivait de partir au bout de quelques mois voire semaines. C'est avec ce genre d'années que j'ai dû redoubler deux classes. Trop de déménagement, de problèmes pour suivre une scolarité normale. Mais ça ne m'a jamais dérangée ou handicapée. De toute manière, déjà à cet âge, rester en vie était une priorité bien plus entreprenante que le travail scolaire.
Avec le temps, les déménagements se sont espacés et la situation s'est stabilisée jusqu'à mon année de seconde qui a été un chaos sans nom, de novembre à mai. À chaque ville, au bout de quelques semaines, nous finissions par faire une mauvaise rencontre. On ignore comment ils faisaient pour toujours nous retrouver. C'est comme ça que nous avons atterri à Reims. Un peu par hasard, je dois dire. Mais au bout de quelques mois sans tracas, peu à peu un quotidien s'est installé. Pour la première fois, j'ai commencé à me lier d'amitié avec des gens, ce qu'avant je m'interdisais, sachant très bien que ma présence était temporaire. Temporaire, c'est le mot. Toute ma vie n'a toujours été que temporaire. Je n'ai toujours été que temporaire. Pour la première fois, j'ai ressenti ce sentiment d'habitude, cette odeur de définitif.
C'est d'ailleurs pour ça que malgré les protestations de ma mère, j'ai refusé de quitter la ville à la disparition de mon père, un an et demi plus tard. Je ne me voyais pas tout abandonner de nouveau. Je ne pouvais pas. En plus, aucune preuve concrète n'indiquait que sa disparition avait un rapport avec nous et elle avait eu lieu à l'autre bout du globe ! Malgré ce que le monde a tendance à penser, les accidents n'arrivent pas qu'aux autres. Lorsque sa qualité d'Alementa s'est révélée, la psychose de ma mère s'est accentuée, mais j'ai tenu bon. Acharnée, elle a cherché à savoir ce qu'il était arrivé à mon père, mais n'a jamais rien trouvé. Et ne voulant pas trop attirer l'attention sur nous pour me protéger, elle s'est résolue à abandonner. Bon gré mal gré, ma mère a fini par se ranger de mon côté et accepter de rester sur Reims, constatant que rien ne bougeait autour de nous. Mais c'est à partir de ce moment-là que sa paranoïa a peu à peu pris le dessus...
Avec le recul, je me déteste de l'avoir forcée à rester. Je me déteste de l'avoir empêchée de quitter cette ville qui finira par être son tombeau. Peut-être que si... Non, avec les si, on refait le monde. De plus, si j'étais partie, jamais je n'aurais rencontré Dante, ni Angel ou Enzo. Je n'aurais jamais connu l'amitié, l'amour qu'ils ont pu m'offrir. Je n'aurais pas pris conscience de ce vide qui m'habitait jusque-là, ni comment je sombrais sans m'en rendre compte. Mais Enzo et ma mère seraient peut-être encore en vie. Peut-être... Et c'est ce peut-être qui me donne envie de vomir.
D'autant que vu les dernières révélations sur la mort de mon père, elle avait raison, bordel. Mon père a aussi été tué par le Conseil. Pourquoi, cela reste un mystère. Nous avons eu beau réfléchir avec Cameron, nous n'avons pas trouvé d'explications satisfaisantes. Cela a certainement un rapport avec son don infernal, mais il n'a jamais vécu en Refuge. De plus, le tuer revenait à me transmettre son Alementa, or personne ne nous a plus attaqué depuis. La théorie est donc la suivante : et si les Anciens ne traquaient pas ma mère, mais mon père ? Mais dans ce cas, pourquoi être revenu à la charge et avoir tué ma mère ? Il y a des choses qui ne collent pas. Nous n'avons pas tous les éléments, c'est évident. Et Cameron semble penser que les pièces manquantes se trouvent dans le passé de mon père. Or je me rends compte que je ne connais rien de lui.
Un raclement de gorge me tire de mes noires pensées. Je me rends compte que la voiture s'est arrêtée dans une petite ruelle que je reconnais. Elle est proche de la gare en périphérie de la ville. Les larmes ont coulé sur mes joues sans que je ne m'en rende compte. Je les essuie précipitamment, la gorge nouée.
— Désolée, murmuré-je.
Il hausse les épaules.
— Tu pisseras moins.
Je... Scotchée, je reste un moment, les bras ballants, alors qu'il quitte la voiture, comme si de rien n'était. Mais quel connard ! Je... Si je pensais qu'il ne pouvait plus m'étonner, ces paroles dénuées de compassion suffisent à raviver ma colère, à chasser les souvenirs douloureux. Je jaillis hors de l'habitacle avec la ferme intention de lui cracher ma façon de penser au visage.
— Va vraiment te faire foutre Cameron !
On a connu mieux comme répartie... Je ponctue mes mots d'une bousculade que je veux puissante, mais qui le fait à peine tanguer. Il ne cherche d'ailleurs même pas à l'éviter ou à la retourner contre moi. Non, il poursuit juste son chemin comme si de rien n'était. Je ne sais pas ce qui est le pire : son indifférence ou les paroles qu'il est capable de balancer.
— Bon tu te grouilles ? J'ai pas toute la journée et c'est un peu pour toi qu'on est là.
Du coin de l'œil, j'avise le paquet de cigarette qu'il est en train de sortir de sa poche en avançant dans la ruelle. Un rictus mauvais s'esquisse sur mes lèvres. J'attends qu'il n'ouvre son briquet pour mêler mon énergie à celle de la flamme en jaillissant. Celle-ci grandit d'un coup consommant l'intégralité du combustible. Cameron jure et lâche le briquet qui écrase au sol. Il tourne la tête et m'adresse un regard plus noir que les ailes d'un corbeau. Je lui passe devant sans un mot.
— Bon, tu te dépêches ? Je croyais que tu n'avais pas toute la journée devant toi.
Cameron ne répond rien et avance vers moi pour reprendre la tête de notre marche. Alors que je savoure ma victoire personnelle, je crois voir l'ombre d'un sourire sur ses lèvres. En silence, il accélère le pas et commence à avancer dans les ruelles. J'avoue que c'est un quartier que je connais mal. Habitant dans le centre-ville, je ne visitais que très peu les périphéries de la ville de jour puisque tout était à porté de main. La nuit par contre, je les ai parcourus de long, en large et en travers... C'est fou comme un même paysage diurne et nocturne peut être différent. L'Alementa de l'Ombre, lui par contre, semble les connaître comme sa poche car il n'a aucune hésitation au niveau des carrefours et s'oriente sans aucun mal dans les rues.
La nuit commence doucement à tomber, nous avons marché une bonne demi-heure sans s'arrêter ni parler. J'ai tenté de lui demander où nous allions. Mais seul le moteur d'une voiture passant à cet instant m'a répondu. Autant pisser dans un violon, ça aurait eu le même effet. J'ai finalement abandonné et suivi Cameron en notant néanmoins le chemin que nous empruntions. L'Alementa de l'Ombre finit par s'arrêter devant une boîte de nuit déjà allumée malgré l'heure précoce.
— Tu crois que c'est le moment d'aller en boîte ? soupiré-je. Tu veux cambrioler quoi là-dedans ? Les chaises ? Les bouteilles de vodka ? La recette du rhum coca ?
M'ignorant royalement, Cameron sort de sa poche un trousseau de clé et ouvre la porte. Il pousse le battant et rentre sans m'accorder un regard. J'hésite un instant avant d'entrer à mon tour.
— On est fermé ! crie une voix masculine à l'intérieur.
Cliché comme accueil... Cameron soupire et referme la porte à clé derrière moi. Je laisse mon regard dériver sur la pièce alors qu'il me pousse à avancer. Toute en lumière violette, la salle est spacieuse. Ponctuée ici et là par des canapés de la même couleur que les lueurs et des tables de toutes les tailles, elle inspire le dynamisme et la joie. L'ambiance soirée te saisit dès l'instant où tu mets un pied à l'intérieur. Le bar sur le côté attire l'œil avec toutes les marques de boissons scintillant de toutes les couleurs et la lumière mauve dansant sur les verres suspendus. La petite scène, pour le moment vide, est illuminée de projecteurs bleu aigue-marine lui permettant de bien se détacher du reste. Un grand espace dénué de tables ou de meubles doit être d'ordinaire la piste de danse. Ça fait bizarre de voir les boîtes vides tellement j'ai l'habitude de les côtoyer bondées.
Je soupire en repensant à toutes les soirées que j'ai pu faire avant tout ça. Toutes les fois où j'ai reconduit Angel alors qu'elle se croyait en plein Roméo et Juliette. Toutes les fois où Dante et moi avons empêché Enzo de finir au lit avec une fille dont il aurait oublié l'existence le lendemain.
— C'est bon, Gab, c'est moi, répond Cameron.
Un adolescent sort de derrière le bar, un verre dans une main, un torchon dans l'autre. Roux très sombre, les yeux verts légèrement en amande, le nouveau venu dégage un certain charisme. Les taches de rousseur clairsemant sa peau cassent un peu sa pâleur naturelle pour un rendu lumineux. Lorsque son regard se pose sur moi, je sens à quel point les apparences peuvent s'avérer trompeuses. Quelque chose dans ses prunelles inspire la méfiance malgré son sourire. Il a quelque chose de faux.
— Oh une gonzesse... Tiens, ça faisait longtemps. Tu l'a prévenu que chez nous, les filles c'est à usage unique ?
Ok, je retire ce que j'ai dit sur son soi-disant charisme, ce mec est un connard. Un ami de Cameron en même temps, à quoi m'attendé-je... Quoi que, je suis mauvaise langue, car si ce dernier peut être horripilant et blessant, je ne l'ai jamais entendu tenir de propos sexistes ou discriminant. Non, lui, il personnalise ses insultes.
J'ouvre la bouche pour répliquer mais je suis coupée par Cameron. D'un regard, celui-ci me dissuade de répliquer. Puis sans un mot à son pote, il se dirige vers une porte que je n'avais pas remarquée jusqu'ici. Je reste un moment-là, hésitant entre cracher ce que j'ai à dire et me montrer plus mâture en l'ignorant. Sentant bien qu'il n'attend que ma réplique pour surenchérir, je penche pour l'indifférence et lui tourne le dos pour suivre Cameron.
— Toutes les mêmes... l'entendé-je marmonner de manière suffisamment forte pour que sa réflexion me parvienne.
Inspire, expire. Je me concentre sur le mot maturité jusqu'à en faire mon leitmotiv. Mais je n'ai jamais été connue pour ma patience. Au moment où je passe la porte, je lève mon majeur dans sa direction avant de descendre les marches se présentant à moi. C'est fou comme un simple geste peut faire du bien. Je déboule alors dans une petite salle exiguë contenant à peine une table et un bureau avec un ordi. Putain, on dirait les planques de mafieux dans les films. Dans le sous-sol d'une boite de nuit en plus, on peut dire que Cameron a le sens du cliché.
— T'as regardé trop de séries américaines, toi, soupiré-je en me laissant tomber sur le canapé.
Déjà penché sur l'écran de son ordi, l'Alementa de l'Ombre me daigne un regard circonspect, les sourcils haussés.
— Une planque dans le sous-sol dans une boîte de nuit, sérieux ? T'as pas trouvé d'usines désaffectées ou de maisons abandonnées ?
— J'ai cherché, mais c'était en rupture de stock sur leboncoin.
Je laisse échapper un ricanement avant de m'installer plus confortablement.
— Ton pote est un connard.
— Ça tombe bien c'est pas mon pote.
— Quoi, tu vas me dire que c'est ton frère ou ton cousin ?
— Non, juste un casse-pied.
— Ne l'écoute pas. On est bien plus que ça, jolie rouquine... me répond une voix depuis l'entrée.
Jolie rouquine... Je n'ai pas encore vu le nouveau venu que je sais déjà qu'on ne va pas s'entendre. Le regard froid, je tourne la tête vers la porte. Un grand gars aux cheveux rasés sur les côtés nous fait face, appuyé contre l'embrasure. Une crête bleu électrique se dresse sur sa tête aussi défiante que son regard azur. Son visage maquillé dans un style punk se démarque de ses vêtements immaculés. Un sourire narquois s'étire sur ses lèvres et ses prunelles sont moqueuses. Décidément, c'est le gang de l'arrogance, ici.
— Et lui, c'est quoi ? demandé-je à Cameron en le désignant d'un geste dédaigneux.
L'Alementa de l'Ombre lève à peine les yeux de son écran pour considérer l'homme. Son regard fait un rapide aller-retour entre mon visage fermé et celui arrogant de son pote avant de replonger sur son ordinateur.
— Un imbécile.
— Oh, je suis touché... geint l'idiot, portant sa main à sa poitrine. D'ailleurs, Cameron, tu m'as fait peur. J'ai cru que tu étais devenu écolo à ne plus utiliser de produits jetables, mais je constate que ce n'est pas le cas.
Mais quel connard ! Je soutiens son regard moqueur en imaginant comment je pourrais lui brûler les yeux.
— Je suis jaloux. J'ai toujours su que tu les préférerais à moi.
Je tourne une nouvelle fois la tête vers l'entrée. Un blond de taille moyenne, une barbe de trois jours sur le visage vient d'entrer dans la pièce. Mais ils sont combien ? Ils se croient dans le club des cinq ou quoi ? Quatre mecs, un cleb, ça colle.
— Si Gab est un casse-pied et Nath, un imbécile, moi je suis quoi ?
Je le fixe, atterrée. C'est quoi ces types ?
— Putain, vous me faites chier ! s'énerve Cameron. Est-ce que vous pouvez tous ramener vos fesses ici pour qu'on se mette enfin à travailler ?
— Ah merci, je me sens beaucoup mieux...
Le fameux Nath donne un coup d'épaule au blond en souriant. Le nouveau venu est plus petit que les deux autres, mais aussi plus carré de musculature. Contrairement aux deux crétins qui me donnent envie de leur coller des tartes, il inspire plus de confiance et de tranquillité. Ses yeux sont joueurs, mais aucune once de moquerie ne les habitent.
— Travailler ? Répété-je en comprenant alors. Parce que c'est eux l'équipe que tu veux envoyer pour sauver Dante ?
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