Chapitre 22 : Repartis
Lyanna
Le ciel à cette heure devient la scène d'un théâtre dramatique. Le soleil disparaît derrière les arbres, tâchant peu après la voûte céleste de son sang. Chaque soir, ce meurtre se fait à l'abri des regards. Nous ne sommes témoins que de sa déchéance, jour après jour, courant inlassable et immanquablement vers son funeste destin. Il hurle en silence alors que la nuit avale ses cris dans son manteau d'obscurité étouffant.
Ma mère me disait petite que la lune était en réalité la sœur jumelle du soleil. Ils étaient deux joyeux gardiens du ciel, suivant leur cycle, toujours collés l'un à l'autre. Mais un jour, la nuit en eut assez que personne ne l'aime sous prétexte qu'elle était sombre. Elle aussi elle voulait briller, elle voulait que les humains l'admirent et non se cachent d'elle. Alors elle s'allia à l'horizon, lui promettant d'attirer les regards sur lui. Lorsque le soleil se coucha derrière celui-ci, la terre le prit en otage et la nuit menaça la lune de l'assassiner si elle refusait d'illuminer son ciel abyssal. Folle de chagrin, la lune accepta. Pour être sûre de toujours conserver l'émerveillement des hommes, l'horizon continua de torturer à chaque crépuscule le pauvre astre diurne. Le spectacle qui a inspiré les plus grands peintres, que les hommes s'arrêtent pour observer est en réalité une agression que nous cautionnons tous.
Séparée à jamais de son frère, la lune perdit de son éclat et garda cette teinte maladive, condamnée à observer la torture de son jumeaux chaque soir, suivant tous les deux le même cycle sans plus se rencontrer. En soutien au désespoir de la lune, les gens peuplant le royaume céleste décidèrent d'allumer chaque nuit une lanterne à leur porte. Ainsi des milliers d'étoiles apparurent dans le ciel nocturne pour la plus grande joie de la nuit qui ne voyait pas la rébellion dans cette action.
J'adorais cette histoire petite car elle montrait que des petites actions peuvent parfois être au grand soutien au milieu d'une nuit noire. Mais au final, je dois me rendre à l'évidence. Que les étoiles soient là ou non, la nuit a gagné. Elle a séparé à jamais le soleil et la lune. Elle a attiré tous les regards sur elle.
Je regarde dans le ciel les lanternes s'allumer une à une, cherchant celle qui se serait ajoutée par rapport à hier. Paul était quelqu'un qui aimait les autres. Si cette légende est vraie, je suis convaincue qu'il aura accroché une lumière à sa porte. Enzo, également d'ailleurs.
— Lyanna ? m'appelle Alex d'une voix douce.
Je cesse d'arracher l'herbe du bout des doigts et tente un sourire tremblant. Mais le cœur n'y est pas. Le Double vient s'asseoir à côté de moi malgré l'humidité et passe une main dans mon dos. Je me blottis contre lui, en laissant les larmes coulées en silence sur mes joues.
— Je sais que c'est ridicule... soufflé-je. Pleurer quelqu'un que je connaissais à peine... Mais il est le seul à s'être battu pour moi.
— Ce n'est pas ridicule, m'assure Alex. Tu as le droit d'être triste, le droit de pleurer.
Je renifle en observant l'agonie du soleil se terminer lentement.
— Mais Cameron a raison... Il faisait partie du Comité, il participait à l'Illusion.
— Emmerde Cameron deux secondes. Il n'a aucun cœur. Tu as le droit de pleurer si tu en ressens le besoin. Et Lyanna... Toutes les personnes qui mentent ne sont pas nécessairement mauvaises. Il était seul contre tous. Il faisait ce qu'il pouvait le pauvre.
Je prends une grande inspiration tremblante. Alex a raison. Paul était l'Alementa élu du Comité. Je n'imagine pas ce qu'il a ressenti en découvrant le pot-aux-roses. Il a dû se sentir déchiré. Et même s'il le voulait, il n'aurait jamais pu parler. Comme nous tous, il subit le silence lancé par l'Alementa des Secrets il y a des années... Personne ne peut évoquer le mensonge qui entoure les refuges. Même quand je veux y penser, cela devient flou et me donne mal au crâne.
Il a toujours fait ce qu'il pouvait pour améliorer le traitement des Doubles, pour me défendre quand tout le monde m'a accusée. Il est le seul à s'être réellement opposé à mon enfermement. Au moins à présent, il n'a plus à mentir... Il est en paix avec lui-même.
— Tu veux qu'on fasse quelque chose pour lui ? me propose Alex. Un discours, une petite tombe... ?
Je secoue la tête, néanmoins touchée par son attention. Si nous commençons à créer une tombe pour chaque personne mourant, j'ai bien peur que nous n'ayons pas fini de creuser. Et les morts n'ont pas besoin de cérémonies, eux. Tout ce simulacre, c'est pour nous les vivants. Une manière de leur montrer qu'on les aimait et qu'ils nous manquent.
— Non, le meilleur moyen de lui rendre hommage est de détruire cette illusion et de trouver qui l'a tué.
Je me relève et m'ébroue aussi bien mentalement que physiquement. Assez pleuré. Nous devons nous activer. Connaissant Cameron, il ne prendra pas longtemps à mettre ses plans à exécution pour sortir Dante et retrouver le meurtrier de la mère de Lana. Je pince les lèvres. J'espère qu'il se contentera de faire ça discrètement sans victime... Mais je n'y compterais pas trop malheureusement... J'ai beau essayer de lui faire entendre raison, discuter avec lui revient à parler dans le vent. Le seul qu'il écoutait un tant soit peu était Dante... Lui seul pouvait le tempérer un minimum. Si Lana n'était pas le grand amour de son meilleur ami, je ne serais pas confiante à l'idée de la laisser avec lui. Elle a une immunité dont peu de personne peuvent se vanter. Et pourtant, j'ai vraiment cru qu'il allait la tuer tout à l'heure...
— Je dois y aller, moi, me dit Alex, en se passant la main dans la nuque.
Je soupire, la gorge serrée. Cela me fend le cœur de le voir retourner chaque jour dans sa prison alors qu'il pourrait fuir loin d'ici. Je ne sais pas quel membre du Comité lui ouvre chaque jour la barrière et le couvre. J'ai toujours pensé que c'était Paul, mais visiblement non... Son ami joue très bien la comédie en tout cas car je les ai tous déjà croisés et ils me sont tous bien antipathiques. Cela dit, ça me soulage de savoir qu'une fois à l'intérieur, nous aurons un allié puissant. Je sais que ça ne plaît pas à Cameron cet inconnu et à Lana non plus vu la tête qu'elle a fait. Mais j'ai confiance en Alex. Donc si Alex a confiance en cette personne, j'ai confiance en cette personne.
Le Double s'avance et me serre dans ses bras. J'inspire son parfum si familier.
— Tu n'es pas obligé d'y retourner... lui soufflé-je.
— Tu sais bien que si. Si je disparais maintenant, la sécurité sera renforcée. On me cherchera et on ne pourra jamais rentrer dans le Refuge. Et si je pars, qui vous rapportera les petits manigances du Comité et t'aidera à cartographier les galeries ?
— Ton complice. Il peut se débrouiller, non ?
— On l'incriminera. Avec les Sentimentaux de la Vérité, impossible qu'il passe entre les mailles du filets. C'est déjà un miracle qu'on s'en sorte jusque-là. Non, il faut tenir. Si on veut libérer tout le monde, il faut tenir encore quelques jours.
J'admire son sens du sacrifice. Alex est la personne la plus profondément gentille que je connaisse. Avec tout ce qu'il a vécu, il aurait tous les droits du monde à s'éteindre et à réclamer vengeance comme Cameron. Et pourtant, il préfère se tourner vers le bien, vers l'aide aux autres. Il me redonne foi en mon combat. Je pense réellement que le seul moyen de vaincre la violence n'est pas de devenir pire comme l'avance Cameron. Et la preuve étant, le Double a tué des centaines de personnes au nom de sa vengeance. Et pourtant a-t-il atteint son objectif ? Non. Il n'a fait que se perdre lui-même. Je refuse d'en arriver là, de m'éteindre et de ne plus être capable de ressentir quoi que ce soit d'autre que la soif de sang et la haine. Je veux être heureuse à nouveau un jour. Je veux tourner la page une fois que tout cela sera terminé. Que lui restera-t-il à Cam, une fois sa vengeance exécutée ? Le néant.
— Allez, on se voit demain ? murmure Alex.
Je hoche la tête. Il m'embrasse doucement la joue avant de s'enfoncer dans les profondeurs de la forêt. Je respire profondément, adressant une prière silencieuse à la lune qui nous fixe de son éternel air triste, et me détourne vers la maison. Une fois à l'intérieur, je sors de sa cachette sous l'évier un plan dessiné à la main. On n'a pas eu le temps avec tout ce qui s'est passé de poursuivre notre cartographie avec ces récentes découvertes.
Les Refuges étant bâtis en tant qu'abris souterrains une grande partie de la vie se déroule sous terre. Il y a bien un village, mais personne n'y habite réellement. Ce sont plus des commerces et des zones d'entraînements. J'ai grandi dans ses galeries, fut un temps où je les connaissais comme ma poche. Mais les années sous azalées ont cruellement altérés mes souvenirs de cette époque. Je peine déjà à me rappeler le visage de mes parents... Alors le plan des tunnels... C'est tellement un vaste réseau en constante évolution qu'il faut vivre dedans pour réellement le connaître.
Je soupire et m'étire, encore fourbue de ce que nous a fait subir Lana. Je ne vais pas mentir son don m'a effrayée. J'ai eu l'impression que mon pouvoir se retournait contre moi, que j'en perdais une fois de plus le contrôle. Je me rembrunis. C'est une sensation à laquelle je devrais être habituée pourtant. On ne peut pas dire que l'azalée n'ait pas fait de dégâts à ce niveau là également. Je soupire, range la carte et me fait chauffer de l'eau pour un thé.
Le bruit de la bouilloire emplit vite la cuisine. Je n'aime pas être seule. Cela laisse trop de place aux pensées, aux souvenirs, souvent mauvais, qui tournent en rond comme pris dans un labyrinthe. D'habitude, il y a toujours quelqu'un pour passer ici. Que ça soit Dante, Enzo, Cameron, Alex ou même un membre du Comité qui vient quotidiennement vérifier que je ne me suis pas enfuie. Je pourrais également. Je pourrais m'enfuir loin, recommencer une vie et être heureuse, peut-être. Dante m'a déjà proposé au tout début de me refaire des papiers et de m'aider à disparaître des radars. Il m'a même encouragée à partir. Mais comment pourrais-je tourner le dos en sachant ce que vivent inconsciemment les gens derrière cette barrière d'illusion ? Non, ce n'est pas dans mes principes.
Je regarde le thé infuser lentement et le bois en silence.
Quand Dante m'a proposé son aide, il m'a également promis que je pourrais retrouver une vie normale. L'azalée est une arme traîtresse. Fanée, elle empêche un Alementa d'utiliser ses pouvoirs. Mais si elle est administrée en continue pendant trop longtemps, le sevrage est très délicat. Les dons ont tendance à exploser d'un coup, comme une bombe à retardement. Quand je suis sortie il y a trois mois, Dante m'a aidé à aménager cette maison. Il ne m'a jamais raconté exactement ce qu'il avait dit au Comité pour les convaincre de me laisser. Mais depuis je suis assignée à domicile avec un pointage quotidien. Grâce à Dante encore, j'ai laissé mes dons exploser loin de toute civilisation pour commencer un sevrage. Grâce à lui, j'ai réussi à récupérer un tant soit peu de contrôle, assez pour me sevrer complètement de l'azalée. Je lui dois tout et pourtant, je suis là à attendre. Mon thé a soudain un goût amer. Je me fustige mentalement et lave ma tasse. Allez Lyanna. Ne reste pas les bras ballants.
J'éteins toutes les lumières et descends dans ma cave. Je referme la porte blindée derrière moi. Je m'assieds en tailleur dans la pièce vide, entourée par quatre murs de pierre qui apporte froideur et humidité. Je frissonne mais me concentre et ferme les yeux. Cameron a raison. Nos émotions sont des vecteurs que nos dons empruntent. Si nous ne nous maîtrisons pas, nous perdons le contrôle. Plus j'aurais peur de mes dons, pire ça sera.
Mais je ne comprends pas ce qu'il s'est passé ce jour-là. Je ne comprends pas comment et pourquoi ma mère est morte. Je ne comprends pas pourquoi en plus de son Alementa, j'ai hérité de cette influence sur le don des autres. Je suis perdue. Quelque chose m'est tombé dessus sans que je n'ai rien demandé. Il faut que je trouve la paix pour ne plus associer mes dons à cet amalgame d'émotions sans queue ni tête.
Je sors de ma poche un arpazo qu'Alex m'a gracieusement donné. Je sens son énergie palpiter, furieuse d'être enfermée à l'intérieur de la bille. Mon estomac se noue. Je me force à me détendre. Respire, Lya, respire. Mais rien qu'à la pensée de me servir de mon don, je me mets à trembler. Je dois me concentrer sur mon objectif. J'imagine alors l'Illumarque tomber. Avec ce pouvoir, je peux libérer les Refuges. Je dois juste réussir à le manier sans faire perdre le contrôle à tous les Alementas autour de moi comme ce jour fatidique.
J'ai laissé croire à tous mes amis que c'était l'impulsivité de l'Alementa du vent qui m'avait valu ces tourments. Ce n'est pas un véritable mensonge. J'ai effectivement perdu le contrôle ce jour-là en recevant mes dons. Mais ce qui a réellement provoqué mon enfermement et l'acharnement du Comité, c'est cette capacité que je n'aurais jamais dû posséder. Ce... truc en moi qui a fait disjoncter aussi sûrement qu'un éclair sur une ligne électrique tous les pouvoirs des Alementas du Refuge. Et surtout qui a fait tomber la barrière d'illusion.
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