Chapitre 18 : Eteint
Lanaya
— Bien, maintenant que nous avons trouvé un terrain d'entente... lâche Lyanna pour combler le silence embarrassant ayant suivi notre accord. Et si on déjeunait ? Cameron, tu restes manger ?
L'Alementa laisse échapper un ricanement méprisant avant de se décoller du mur et de disparaître sans un mot de plus. La blonde soupire en se pinçant l'arrête du nez.
— Tu t'attendais à quoi ? Qu'il participe à une discussion anodine autour d'une salade ? plaisante Alex en se levant à son tour.
Lyanna hausse les épaules en marmonnant dans sa barbe. Les deux se dirigent vers la cuisine et commence à mettre la table. Je les regarde faire, abasourdie. Nous venons de conclure un marché qui déterminera le destin de centaines de personnes et ils agissent comme si nous venions de choisir le repas de ce midi... Je ne m'attendais certes pas à partir libérer Dante dans l'heure mais je pensais qu'on discuterait davantage de la marche à suivre ! Je finis par me lever et les aider. Faire la grève de la faim ne nous aidera pas à avancer non plus j'imagine...
— Tu ne dois pas regagner le refuge ? demandé-je à Alex.
— J'ai encore un peu de temps.
Je fais la moue sans répondre. Il a forcément un complice qui lui permet de rentrer et quitter le refuge. Personne ne peut passer la barrière dans un sens comme dans l'autre sans l'autorisation d'un des membres du Comité. J'en déduis donc qu'Alex est proche de l'un d'entre eux qui fait diversion le temps de. Et qui a visiblement échoué cette nuit. C'est certainement pour ça qu'il a dit avoir vu quelqu'un, pour faire diversion.
Lyanna sort de son frigo un grand bol de salade composée et nous en sert chacun une assiette. Je m'installe face à elle et Alex à côté. En les voyant interagir ensemble, je devine sans mal qu'ils se connaissent depuis longtemps. On lit une certaine habitude et affection dans chacun de leurs gestes. Mon cœur se serre. Quelle était la place de Dante dans ce groupe ? Riait-il avec Alex ? Soutenait-il Lyanna dans ses tentatives pour remettre Cameron à sa place ? Tentait-il d'apaiser les choses ? Oui, ça serait plus son genre. Du moins, ça serait plus celui du Dante que je connais. Mais est-ce que je connaissais vraiment ? Je déglutis difficilement. Ne pas craquer.
— Comment vous avez connu Dante ?
Ma question jette un silence sur la table. Je fixe mon assiette sans oser lever les yeux. Je refuse de lire de la pitié sur leur visage. C'est Lyanna qui finit par me répondre de sa voix douce.
— Je ne sais pas si nous sommes les mieux placés pour te parler de lui, mais je peux essayer...
Je redresse la tête, la gorge nouée, et acquiesce. J'ai besoin de savoir. Besoin de savoir à quel point la vision que j'avais de Dante est erronée. Besoin de savoir si je suis tombée amoureuse d'un mensonge ou s'il est tout de même resté lui-même. Lyanna commence à jouer machinalement avec une mèche de ses cheveux argentés. Une ombre traverse son visage.
— Pour que tu comprennes bien, je vais remonter plus loin et commencer par une autre histoire. La mienne. Je suis née dans le refuge Septentrional. Ma mère était l'Alementa du vent et mon père un humain lambda. Nous avons vécu dans un quotidien heureux jusqu'à la mort de ma mère il y a deux ans. Elle était partie en mission et n'est jamais revenue. J'ai alors hérité de ses dons. Et comme tout Alementa dans les premières heures, j'ai explosé. J'ai créé une véritable tornade qui a saccagé tout le refuge.
La blonde s'ébouriffe les cheveux comme pour se défaire du malaise que ces souvenirs fait remonter. J'aurais sans doute dû me sentir coupable de la forcer à replonger dans ce passé mais je suis pendue à ses lèvres. J'ai besoin de comprendre.
— On aurait sans doute pu me pardonner cette perte de contrôle, si ça n'avait pas fait dix morts. Mais surtout, si cela s'était arrêté. Le chaos a duré vingt minutes, jusqu'à ce que quelqu'un réussisse à m'injecter de l'azalée.
Ses traits se crispent et Alex pose une main sur la sienne en guise de soutien.
— Je suis désolée, murmuré-je. Ce n'était pas de ta faute.
— Responsable mais pas coupable, c'est ça ? dit-elle, tristement. Oui, c'est ce que je me répète depuis ce jour fatidique. Mais ils sont morts à cause de moi. Des familles ont été brisées à cause de moi. Des pères, des mères, des frères, des sœurs, des amis... En bref, j'ai passé un an sous azalée car dès qu'on me sevrait, je perdais à nouveau le contrôle. Je ne me souviens pas de tout ce qu'il s'est passé, mais sans Dante, j'y serais toujours.
Je fronce les sourcils.
— Dante vivait dans un Refuge ?
Lyanna secoue la tête.
— Sa famille vit en marge. Ce sont eux qui possèdent le plus d'informations sur la malédiction, l'Enchanteuse. Informations qu'ils gardent jalousement et se transmettent de générations en générations si j'ai bien suivi.
Je fais la moue. Comme tous les Alementas, je connais la légende de l'Enchanteuse. La sorcière qui aurait maudit une troupe de soldats durant la seconde guerre mondiale pour se venger de la mort de sa famille. Elle a fait en sorte que si nous n'utilisons pas nos pouvoirs, ceux-ci nous consument de l'intérieur, mais plus nous les utilisons, plus nous nous enfonçons dans la noirceur. Elle voulait prouver que l'être humain a beau se dire bon, il choisira toujours la vie à la morale. Selon la légende toujours, seule elle ou ses descendants pourraient mettre un terme à cette malédiction quand ils estimeront que nous avons assez payé. L'histoire prévient cependant que si un Alementa venait à tuer un ou une des leurs, c'est tous les maudits qui périraient avec elle. Mais ce n'est qu'une légende. Elle a certainement un fond de vérité mais rien n'a jamais été prouvé pour ce que j'en sais.
— Seulement le père de Dante s'est fâché avec les Anciens il y a des années et du coup c'est lui qui se déplace pour toute discussion sur la recherche de l'Enchanteuse. En désespoir de cause, le Comité a fini par lui demander son avis. Je ne sais pas ce qu'il leur a dit mais j'ai atterri ici, conclut Lyanna en désignant la maison d'un geste. Je suis obligée de rester à proximité du refuge pour qu'on puisse me surveiller mais je ne suis plus dans le refuge en cas de perte de contrôle. Je suis un mystère que plus personne ne veut résoudre pour mon plus grand bonheur. Dante m'a sauvé, c'est comme ça que je l'ai rencontré.
Je tente de rassembler les informations et de les coordonner avec celles que j'avais déjà.
— Dante m'avait dit que sa mère était morte en couche et qu'il ne parlait plus à son père...
— C'est la vérité. Il jouait double jeu auprès de son père. Peu de temps après mon installation ici, il est venu me trouver et m'expliquer qu'il n'était d'accord ni avec son paternel qui monte une armée avec les jeunes Alementas isolés pour renverser les Anciens, ni avec le Conseil qui nous enferme dans des soi-disants refuges. Pour lui, les Alementas pourraient aisément vivre parmi les humains en utilisant leurs dons au quotidien sans en abuser.
Une belle vision qui correspond au Dante idéaliste et généreux que je connais. Mais une vision qui me semble difficile à mettre en place à quatre contre le Conseil et le FSG.
— Enzo m'a expliqué que vous tentiez de sauver les Alementas isolés...
— Oui, on essaie de les retrouver avant les Anciens, le père de Dante ou le FSG et si besoin, on les aide à disparaître...
— Dante t'aimait vraiment, Lana, ajoute Alex, d'une voix pleine de compassion. Ça lui brisait le cœur de ne pouvoir rien te dire, mais il a agi pour te protéger de sa vie...
C'est exactement ce qu'il m'a dit dans cette ruelle avant qu'on ne soit séparé... Mais je ne peux pas empêcher mon cœur de se serrer. Je n'avais pas besoin d'être protégée. J'avais besoin d'être comprise, aimée. S'il m'avait expliqué... Est-ce que cette journée fatidique aurait été différente ? Peut-être. Peut-être pas. Sûrement pas. Mais peut-être...
— Donc son père n'a pas seulement tourné le dos aux Anciens. Il leur a planté un couteau dans le dos, analysé-je en revenant aux faits. Pourquoi Dante a-t-il accepté de venir te voir, s'il n'est pas en accord avec les Anciens ?
Elle hausse les épaules.
— Ce que je sais, c'est que les Anciens n'ont jamais abandonné la recherche de l'Enchanteuse. Dante m'a dit que son père était un de leurs proches autrefois et qu'il avait été missionné pour la retrouver. Mais qu'une dizaine d'année auparavant, un changement de politique du Conseil avait poussé son paternel a retourné sa veste. Il a dit je cite « je préférerais la tuer de mes propres mains, plutôt que la laisser aux mains du Conseil ». Je ne sais pas ce que les Anciens, eux, comptaient faire s'ils la trouvaient mais je ne préfère pas le savoir. La montée au pouvoir de Zayne n'a pas du changer grand-chose au conflit entre eux et le père de Dante.
— J'imagine qu'ils auraient voulu qu'elle rompe la malédiction ? hasarde Alex.
— Tu crois qu'ils renonceraient à ce qui leur donne du pouvoir ? lâche Lyanna dubitative. Je ne pense pas.
— Donc en résumé, tout le monde cherche cette fille ? conclus-je. Ou ce mec pour ce qu'on en sait.
— Oui, Dante espérait la trouver pour rompre la malédiction et vivre heureux... acquiesce Alex, le visage sombre. Pour moi, c'est une perte de temps. Si cette famille a réussi à échapper aux Anciens durant des dizaines d'année, ce n'est pas pour rien. Je ne pense pas qu'on ait à s'inquiéter pour eux. Pas plus qu'on ne doive attendre d'aide de leur part même si on mettait par miracle la main dessus. Pourquoi accepteraient-ils de rompre une malédiction vielle de cinquante ans ? Et savent-ils même encore le faire ? Rien ne nous dit que les traditions familiales se soient transmises. Non, je suis désolé, mais pour moi, du moins, traquer cette famille est une perte de temps. Pour vivre heureux, il vaudrait mieux faire tomber les refuges et les Anciens.
Dante voulait rompre la malédiction pour être heureux. C'est les seules informations que mon cerveau a entendues. Est-ce que ça signifie qu'il ne l'était pas vraiment ? Lui qui paraissait toujours si souriant, si détendu... Comme si rien ne l'atteignait. Je pensais être la reine de la comédie, aurais-je pu passer à côté de son malheur ? Aurait-il réussi à faire semblant à ce point ? À cette pensée, les larmes me montent aux yeux.
— Sur ce point, je suis d'accord avec Alex, acquiesce Lyanna. Je ne pense pas qu'il faille attendre d'aide de leur part.
— Donc Dante cherchait l'Enchanteuse et vous tous essayez de sauver les Alementas isolés, récapitulé-je. Mais vous avez parlé de meurtres dans le Refuge ?
Alex hoche la tête, gravement.
— Depuis des semaines, quelqu'un s'en prend aux Alementas du Refuge. Ils tombent tous les uns après les autres. On ignore comment il s'y prend, s'il choisit ses victimes, mais cela rend le Refuge instable. Les gens ont peur. Le Comité n'arrive pas à trouver de qui il s'agit et honnêtement, je n'ai pas l'impression qu'il se bouge beaucoup.
— Donc vous pensez que c'est quelqu'un mandaté par les Anciens ?
— On l'ignore. C'est pour ça qu'on veut fouiner, conclut Alex. J'ai beau être dans le Refuge, je ne suis pas dans la confidence.
Je le détaille un instant. Ses traits sont creusés. Il semble épuisé, flotte dans ses vêtements amples.
— Je suis désolée de te poser cette question, mais j'ai besoin de savoir si je veux te faire confiance. C'est quoi ton histoire ?
Alex m'offre un sourire triste, comme s'il s'attendait à cette question.
— Une histoire classique, j'en ai bien peur. Je suis né dans le Méridional. Ma mère était l'Alementa de la Guérison. Elle est morte très jeune. Au début, tout allait bien, j'ai appris à maîtriser mon don comme un Alementa normal, mais un jour, un deuxième s'est manifesté. J'ai eu la chance énorme que cela se produise lorsque j'étais seul. Si bien que je n'ai pas fait de dégât. Un ami m'a proposé de me faire quitter le Refuge, mais j'ai refusé car je ne voulais pas laisser tomber les gens qui compte sur mon don de guérison. En creusant, j'ai fini par trouver qui était mon père et son pouvoir. J'ai demandé à changer de Refuge pour plus de sûreté. Mes amis les plus proches ont suivi.
— Comment t'en es-tu sorti ? Cinq ans sous azalée, ça doit être dévastateur.
— Grâce à un ami.
— Un membre du Comité, j'en déduis.
Le Double sourit à nouveau sans répondre.
— Je préfère taire son nom pour le protéger. Mais vous le saurez bien assez tôt.
Je hoche la tête. Après tout, la personne doit être dans une situation délicate, j'imagine que moins de gens sont au courant, mieux c'est pour lui. Mais il est déjà difficile de faire confiance à quelqu'un qui se tient en face de nous alors mettre notre vie entre les mains d'un anonyme sur la parole d'un inconnu... Car c'est bien ce qu'il va se passer, on a besoin de lui pour entrer dans le refuge, certes, mais on a aussi besoin de lui pour en sortir. Je cligne des yeux pour chasser ses pensées. Une préoccupation par une préoccupation.
— Et Cameron ? Comment il en est venu à vous aider lui qui ne dirige pas d'association caritative ? ironisé-je en reprenant les mots de l'Alementa arrogant.
Lyanna laisse échapper un rire jaune en mangeant.
— Cameron ne nous a pas réellement rejoint pour la cause. Il a été harcelé par Dante et je ne sais par quel miracle, il a réussi à le convaincre de nous filer un coup de main.
Je fronce les sourcils.
— Donc ils se connaissaient d'avant ?
Alex acquiesce.
— De ce que Dante nous a dit, Cameron a travaillé pendant des années avec son père avant de partir de son côté.
— C'est grâce à lui qu'on a pu entrer en contact avec Enzo ensuite.
— Vous faites confiance à Cameron ? les interrogé-je, but en blanc.
Alex souffle, amusé.
— Il faudrait être fou pour faire confiance à Cameron à 100 %. Mais si ta question vient d'une inquiétude quant au fait qu'il t'aide vraiment à sauver Dante, tu peux te rassurer. Si Cameron est capable de ressentir de l'amitié, Dante est le seul à qui il la donnerait.
Capable de ressentir de l'amitié. Cette phrase fait ressortir l'évidence à laquelle je n'avais même pas songé jusque-là.
— Cameron est un éteint ?
Lyanna hoche la tête une lueur triste dans les yeux. Je pince les lèvres. J'aurais dû m'en douter. Ma mère a mentionné de temps en temps les Éteints mais c'est très rare pour la bonne et simple raison que les Anciens ne les laissent pas vivre assez longtemps. Les Éteints sont des Alementas qui se sont enfoncés dans la noirceur. Des Alementas qui ont pris tellement de vies, ressenti tellement de haine, qu'ils ne sont plus capable d'un retour en arrière. Ils ne discernent plus le bien du mal, ne s'attachent plus à rien ni à personne. Ils sombrent encore et encore. C'est une chute sans fin.
— Ta mère n'a pas eu le temps de t'apprendre que c'était moche de parler dans le dos des gens, Lana ?
Je sursaute et instinctivement, ma main attrape une de mes dagues alors que je bondis de la chaise. Cameron est appuyé contre l'encadrement de la porte, discret comme une ombre. Son regard asymétrique me nargue.
— Si tu as une question à me poser, pose-la moi en face, je t'en prie.
Il joue négligemment avec deux dagues qu'il fait passer d'une main à l'autre sans me quitter des yeux. Il croit m'impressionner avec son manège ? Serrant les poings, je m'approche sans hésiter et m'arrête à cinquante centimètres de son torse. Je sens le souffle de la lame qui continue de virevolter entre nous.
— Est-ce que je peux te faire confiance ? lui demandé-je, les yeux dans les yeux, sans ciller.
— Et moi, est-ce que je peux te faire confiance ? rétorque-t-il.
— Je veux juste sauver Dante et venger ma mère.
— Dans ce cas, il semble que nous allions dans la même direction. Tachons que ça reste ainsi et nous éviterons des désagréments.
Je hoche la tête et il fait de même. Je recule alors de plusieurs pas. Le message est clair des deux côtés.
— Bon, finissez vitesse votre salade de grand-mère, on va appliquer mon idée pour trouver le deuxième don de Lana.
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