Chapitre 13.2: Martyrisé
Lorsque je rouvre les yeux, la douleur a entièrement disparu. Il ne reste plus de cet épisode qu'un vague ankylosement. Je me passe une main sur le visage et jette un coup d'œil dehors. Toujours nuit noire. Je tourne la tête vers mon réveil. Vingt-deux heures. Je peste. Je suis restée presque deux heures inconsciente.
Je sais pertinemment que tous les Doubles subissent ce qu'ils appellent une malédiction. Pareillement, elle les prend lorsqu'ils utilisent leurs deux dons à la fois. Le vent murmure que c'est pour permettre à leur organisme de se remettre après un tel effort. Mais personnellement, je n'y crois pas. Pour moi, il s'agit réellement d'une malédiction. Les Doubles ne devraient pas exister. Ils brisent l'équilibre que les Alementas se sont efforcés de conserver au fil des siècles. Il est donc normal qu'ils en payent le prix. Cependant, les enfermer comme le fait le Conseil est ridicule. Certes leurs pertes de contrôle sont dangereuses mais les séquestrer et droguer ne fait que nous donner un sursis. À la seconde où l'azalée ne coulera plus dans leurs veines, ils exploseront.
Me sentant légèrement mieux, je me lève délicatement. Je range la dague toujours au sol et prends le temps de ramasser le masque de cuivre avant que quelqu'un ne tombe dessus par inadvertance.
Mes mouvements sont tremblants mais le poison semble bel et bien avoir déserté mon corps. Je crois que je ne réalise pas encore la chance que j'ai eue. Je change rapidement de tee-shirt privilégiant un pull et jette l'usager dans la cheminée du salon. J'attrape un briquet. La flamme s'affole, grandit et je lâche l'objet encore allumé sur le vêtement plein de sang. Il s'embrase sans tarder. Je contemple un instant le feu lécher avidement le tissu, monstre affamé. J'éteins le brasier avant qu'il ne gagne en amplitude.
Je descends les escaliers au pas de course. Jamais je n'ai été aussi contente d'être seule chez moi. Arrivée face à un mur, j'actionne le mécanisme d'un mouvement de main fatigué et la porte dissimulée se dévoile. Je me glisse à l'intérieur de la pièce et referme derrière moi. L'odeur de renfermé et de sang m'agresse les sens. D'un geste, j'actionne l'interrupteur et une lumière tamisée éclaire l'endroit exiguë.
Mon épaule me tiraille mais je l'ignore. C'est pas le moment de me faire un caprice. Mon frère n'a pas bougé de là où je l'ai laissé, il y a plusieurs heures... Mis à part ses cheveux qui commencent à redevenir blonds par endroit et les taches de sang qui ont grossi à ses pieds, rien n'a changé. Comme si le temps s'était immobilisé. Il n'a toujours pas repris conscience, ce qui m'arrange. Je n'aurai pas à subir son regard.
Je m'accroupis face à lui et jauge ses traits crispés par la douleur. Je détaille le visage de celui qui partage mon sang. Je cherche vainement ce qui a pu faire pencher l'attention de mon père vers lui. Un détail, un tout petit truc qui nous différencierait et qui le promettrait à un avenir extraordinaire ou prouverait sa supériorité. Mais je ne trouve rien. Nous sommes en tout point semblables. Même date de naissance, même signe astrologique. Les mêmes cheveux blond platine, les mêmes yeux si clairs qu'ils paraissent transparents. Seul notre nez est différent. J'ai celui de notre mère et lui celui de notre père. Mais je doute que cela soit un réel critère qui explique ou excuse un tel favoritisme, une telle exclusion.
Les souvenirs remontent comme des poissons morts, puants et repoussants. Prends exemple sur ton frère. Regarde ton frère. Ton frère est meilleur que toi dans ce domaine. Je suis avec ton frère, Aimazilia, va jouer ailleurs. Toutes ces phrases, tous ces mots lancés à une enfant en manque d'attention, à une adolescente révoltée et paumée. Qui ont fait mal. Tellement mal. Chaque parole cause une plaie qui ne cicatrise jamais réellement. Et à chaque nouveau coup porté, toutes se rouvrent, saignent, pleurent en concert.
Mon regard descend. Son tee-shirt est déchiré par endroit et taché de sang. De notre sang... L'odeur de sueur, d'infection et d'hémoglobine me fait presque reculer. Son poignet est brisé dans un angle assez rebutant. Si je ne me trompe pas, plusieurs de ses côtes sont au moins fêlées si ce n'est cassées. Son corps est également couvert de bleus et de coupures. Je remonte à son visage. De son nez, le sang séché forme une croûte sur ses lèvres fendues et un hématome qui sera certainement très douloureux grossit sur sa pommette. L'œil ne me parait cependant pas atteint.
Soudain ses paupières tressaillent. Sa respiration s'accélère et devient saccadée. Eh oui. Les blessures, c'est toujours plus facile à vivre lorsqu'on est inconscient.
— Aima... souffle-t-il avec peine.
Je me fige. La haine ressurgit comme une vague destructrice à l'entente de sa voix. Je serre les poings, tentant de contenir ma rage. Respire...
— C'est... pas grave... Je te... pardonne...
Je me redresse vivement. Pardon ? Il me pardonne moi ? Mais quelle belle blague... Je plisse les yeux à la recherche d'une trace de moquerie sur son visage. Rien. Il est on ne peut plus sérieux. J'ai beau tenter de retenir ma colère, elle se déverse en moi, froide, calculée et en même temps si bouillonnante.
Je souris. Juste avant de lui planter une dague dans les côtes.
— Quelle mansuétude... Mais qui te dit que je m'excuse ?
Je retourne la lame dans ses entrailles. Mais à ma plus grande déception, c'est à peine s'il se crispe. Une douleur de plus ou de moins, ça doit lui être égale. Mais à moi, ce coup de couteau est plus que soulageant. Il attise le brasier que forme mon animosité. Un sourire triste s'esquisse sur ses lèvres.
— Je suis désolé...
Ces mots... Ces trois putains de mots... J'ai rêvé une vie entière qu'ils franchissent ses lèvres. Je les ai attendus, espérés... En vain. Je ne suis plus la petite fille pendue à ses lèvres qui ne vit que pour lui. J'ai grandi, brisée. J'ai évolué, consumée par la haine et la jalousie. Je me suis construite sur des bases de colère et d'injustice. Lui seul aurait pu rectifier le tir. Lui seul avait le pouvoir de me tirer de ces ombres. Mais il est trop tard pour ça. Une fois l'édifice entièrement façonné, il est impossible d'en changer les charpentes sans tout faire s'effondrer.
— Il est trop tard pour être désolé...
Je mobilise mon énergie et m'apprête à assener le coup final. Et juste avant de frapper, je le regarde dans les yeux et lâche ces derniers mots qui sont comme un coup de poing libérateur.
— Adieu, Dante...
Et d'un mouvement ample de la main, j'arrête son cœur.
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