Chapitre 11.2: Dépassée
— Ça t'arrive souvent d'agir sur des coups de tête comme ça ? me demande-t-il, les yeux me foudroyant sur place.
Pardon ? Je le jauge de haut en bas, peu impressionnée par son air menaçant. Il s'approche de quelques pas, les bras croisés sur son torse puissant. Je me redresse et ouvre la bouche pour répliquer mais une voix féminine ne m'en laisse pas la possibilité.
— Et toi, Cameron, ça t'arrive d'être aimable, au moins une fois de temps en temps ?
Surprise, ma main se porte par réflexe à ma cuisse où aurait dû se trouver un poignard. Mais je ne rencontre que le vide. Cameron m'envoie un sourire narquois devant mon désarmement avant de s'intéresser à la jeune femme aux cheveux argentés s'interposant entre nous.
— Ça m'arriverait peut-être si tu arrêtais de me prendre pour un baby-sitter, réplique-t-il, le regard mauvais.
La nouvelle arrivante l'ignore et m'invite de la main à m'asseoir autour d'une table où elle prend place. J'hésite un instant, observant à tour de rôle la fille et Cameron. Ce dernier bloque l'entrée, me défiant de tenter quoi que ce soit de ses iris asymétriques. Je finis par capituler. Si on voulait me faire du mal, on m'en aurait déjà fait. Mes pieds bifurquent alors en direction de la jeune femme. Je me laisse tomber en face d'elle tandis que l'Alementa de l'Ombre s'appuie contre le meuble de la cuisine, de manière à me couper toute fuite au besoin. Je la détaille alors qu'elle me tend une tasse de thé avant de mettre une assiette au micro-onde. Elle parait un peu plus jeune que moi. Ses iris gris orage et ses traits dégagent une telle douceur et gentillesse que mes épaules se détendent d'elles-mêmes.
— Je m'appelle Lyanna, se présente-t-elle, jouant avec les mèches de sa magnifique chevelure argentée. Je suis l'Alementa du vent et tu es en sécurité chez moi.
Je hoche la tête pour la saluer sans décliner mon identité en retour. Cameron a dû lui faire le topo.
Au moins, je suis arrivée à la bonne destination, songé-je amèrement. Même si j'aurais préféré que les circonstances soient différentes... Les yeux révulsés d'Enzo s'imposent à moi. Je repousse les larmes et continue le rapide point sur ma situation. Mon meilleur ami a dit qu'elle habitait près du refuge Septentrional. J'ai donc parcouru plus de deux cents kilomètres en une journée. Je suis à deux cents kilomètres de tout ce que je connais... À deux cents kilomètres de Dante... Je secoue la tête pour recentrer mon attention sur l'instant présent.
— Merci de m'avoir aidée, articulé-je du bout des lèvres. Vous n'y étiez pas obligés.
Lyanna balaie mes remerciements d'un mouvement de main. Le micro-onde émet un bip sonore. Elle se retourne et en sort une assiette de pâtes chaudes qu'elle pousse vers moi avec des couverts.
— Désolé, nous aussi, ça nous arrive parfois d'agir sur des coups de tête, ricane l'Alementa derrière moi, faisant écho à ses propres paroles.
Je prends une grande inspiration et bois une gorgée de thé à la vanille en fermant les yeux. Je connais cet homme depuis moins de dix minutes et son arrogance m'agace déjà. Néanmoins, je ne rétorque rien. Je n'ai pas de temps à perdre avec ses provocations.
— Enzo m'a dit que vous pouviez m'aider à sortir Dante du FSG, déclaré-je de but en blanc. Est-ce vrai ?
Une voile passe sur le regard de Lyanna. La tristesse et la compassion se peignent sur ses traits.
— Je n'ai pas pour habitude de laisser tomber des gens que je peux aider, m'assure-t-elle. On va le sortir de là.
— On va essayer du moins, tempère Cameron. Enzo était bien gentil, mais s'il avait pu se rentrer dans le crâne qu'on ne dirige pas d'association caritative, ça aurait été génial.
Ces mots me percutent et me coupe le souffle. Je serre les poings, prête à me lever pour défendre celui qui était mon meilleur ami. Lyanna pose la main sur mon bras et d'un regard, me demande d'abandonner. Je prends une grande inspiration.
— Qu'as-tu fait de son corps ? demandé-je en me retournant vers Cameron, la voix tremblante aussi bien de colère que de douleur.
L'Alementa de l'Ombre baisse la tête dans ma direction et son visage s'obscurcit. Le gris de son regard disparaît au profit du noir.
— Je l'ai brûlé et ai dispersé les cendres dans un forêt, m'explique-t-il. En accord avec ces dernières volontés.
Je fronce les sourcils, malgré le chagrin se bousculant aux portes de mes yeux pour sortir. Comment peut-il connaître les dernières volontés d'Enzo ? Tu ne confies quand même pas ce genre de chose à quelqu'un que tu détestes. Et vu comment Enzo a réagi lorsque je lui ai appris que Dante avait appelé l'Alementa de l'Ombre, je doute que ça soit l'amour fou entre eux. J'observe Cameron. Aucune trace de mensonge dans ses yeux. Rien qu'une obscure douleur dissimulée sous la haine. Les mots qu'il a eu pour Enzo à la fin de son combat me reviennent en mémoire. « Adieu mon frère ». Un nouveau coup d'œil à l'Alementa confirme mon hypothèse. La même forme de visage, le même nez, la même manière de se tenir. Cette phrase était à prendre au sens propre et pas au sens patriotique comme je le pensais. Enzo est le frère de Cameron. Il est donc normal qu'il sache ce genre de chose. Et c'est pour ça qu'il a rappliqué si vite. Je n'ose imaginer ce qu'il doit ressentir à cet instant. Perdre mon meilleur ami est déjà atroce mais perdre son frère...
— Je suis désolée... murmuré-je à son intention.
Cameron relève la tête et me fusille du regard.
— Au lieu de te préoccuper de ce qui ne te regarde pas, dis-nous plutôt pourquoi quelqu'un semble prêt à tout pour te récupérer, quitte à envoyer une des meilleurs mercenaires du pays à tes trousses.
Estomaquée par sa sécheresse, je retiens une réplique cinglante. Si l'arrogance est son moyen de gérer son deuil, je n'ai pas à interférer.
Que veut-il dire par « me récupérer » ? La silhouette encapuchonnée me revient en mémoire. Je revois son regard blanc déstabilisant, celui que j'ai réussi à deviner derrière son masque en cuivre, me défier. La colère enfle dans mon ventre telle une cloque purulente, presque aussi grande que mon chagrin. Ne pas craquer... Ne pas craquer... me répété-je.
— Qui est-ce ? articulé-je, la gorge nouée.
Lyanna secoue la tête en se passant la main sur ses paupières. C'est donc Cameron qui me répond, toujours avec la même froideur.
— La Adia est une mercenaire. Personne ne sait qui elle est, ni même si c'est une Alementa. Elle a commencé à sévir, il y a un an, assassinant quelques-uns des nôtres. Ses cibles sont en général des Alementas isolés. Ça arrive à intervalles irréguliers à plusieurs endroits du pays.
Je triture mes pâtes pensivement, le regard baissé. Il ne manquait plus ça... Qui a bien pu m'envoyer une mercenaire ? Les mots qu'elle m'a chuchotés après m'avoir poignardée résonnent dans mon esprit.
— Tu n'as pas ta place, ici, murmuré-je pour moi-même avant de le répéter plus fort, la tête haute. Tu n'as pas ta place, ici. C'est ce qu'elle m'a dit. Je ne crois pas qu'elle voulait me tuer. Elle aurait eu milles occasions de le faire, elle aurait même pu m'achever aussi lâchement qu'Enzo.
Mes dents grincent. Mon esprit me harcèle avec les derniers instants de mon meilleur ami.
— Elle devait peut-être te kidnapper sauf que Cameron l'a interrompue ? propose Lyanna.
— Peut-être mais la Adia ne fait pas dans l'enlèvement, il y a bien d'autres mercenaires qui touchent dans ce domaine, affirme l'Alementa de l'Ombre sans sarcasme cette fois. Cela dit, je suis d'accord avec Lana. Elle n'allait pas te tuer. Et elle n'était pas là par hasard. Elle savait que tu serais chez Enzo alors que les seules personnes au courant était toi, moi, Enzo et Dante. Elle avait calculé d'où tirer, quand tes dons se réveilleraient de l'azalée et elle a attendu qu'Enzo les rendorme à l'azalée pour attaquer. Ça demande une lourde préparation et un espionnage poussé. Quelqu'un vous a tous piégé.
Ma bouche s'assèche. Je me force à avaler une bouchée de pâtes, mais elle descend avec difficulté dans mon œsophage tant ma gorge est nouée. Il y a beaucoup trop de coïncidences pour que ça en soit réellement. L'Alementa de l'Ombre disparaît un instant et revient avec un ordinateur portable déverrouillé. Il le pose sur la table, pianote un instant et le tourne vers nous. Je me penche pour lire sur l'écran lumineux. Je déglutis à nouveau en découvrant ce dont il s'agit. Un mandat d'arrêt. Au nom de Dante.
— Si on en croit le rapport policier, Dante est suspecté de l'assassinat d'une jeune femme de votre lycée. Ils ont des preuves à charge difficilement contestables. Le meurtre aurait eu lieu hier soir.
Plus Cameron parle, plus mon estomac pèse lourd. Je pose ma fourchette, incapable d'avaler une bouchée de plus. Rien ne m'a jamais paru aussi gros et improbable. Cela dit, il y a deux jours, j'ignorais qu'il était un Alementa. N'a-t-il pas avoué lui-même être engagé dans les combats au contraire de ma mère et moi ? Mais de là à tuer ? Mon cœur accélère. Je pensais le connaître mieux que quiconque... Tout n'était donc que mensonge ou omission ?
— C'est impossible, réfute Lyanna. Dante était en infiltration avec Enzo dans nuit de lundi à mardi.
— Je le sais bien. C'est pour ça que je maintiens que quelqu'un l'a piégé. Les messages venaient bien de son téléphone et vu la conversation, il s'agissait d'une personne ou très douée en espionnage, ou qui connaissait extrêmement bien Dante. Au point de savoir qu'il serait en mission cette nuit, qu'il laisserait son téléphone chez lui et qu'il a une azalée de tatouée dans sa paume.
Je m'adosse contre la chaise, le regard dans le vague. La culpabilité m'enserre le cœur, en un pique vicieux. Si seulement j'avais accepté de sécher avec lui... Je secoue la tête. Rien ne sert de remuer le passé. Ce qui est fait, est fait.
— — Ta mère. Tu as une idée de qui a pu la tuer ? lance Cameron sans me lâcher du regard.
L'arrogance a déserté son attitude pour laisser place à un sérieux à tout épreuve. Je serre les poings pour réfréner les larmes et les haut-le-cœur que ces mots provoquent. Ne pas craquer...
— Elle n'avait pas de blessure visible alors peu de chance que ce soit le FSG. Le Conseil nous a toujours pourchassés, peut-être a-t-il fini par nous rattraper, lâché-je amer et en colère.
Nous avons passé notre vie à fuir les assassins que le Conseil nous envoyait. Ma mère a abandonné l'idée de venger mon père pour nous garder en sécurité. Tout cela pour qu'au final, ils gagnent... En plus de lui voler la vie paisible qu'elle méritait, ils la lui ont ôtée.
— C'est possible que ça soit eux, effectivement, lâche Cameron, l'air songeur. T'arracher ta mère, Dante. Tout ça pour que tu perdes pied et pouvoir te récupérer plus facilement, ça peut se tenir.
Ma gorge s'assèche. Tout ça pour m'enfermer dans leur fichu refuge.
— Ils faisaient en plus une pierre, deux coups, vu tous les problèmes que leur a causé le père de Dante, conclut le Double. Oui, ça se tient et ça ne m'étonnerait pas de Zayne.
— Quel est ton deuxième don ? m'interroge Lyanna.
— Je l'ignore, je réponds après un temps d'hésitation. Nous ne savions même pas que mon père était un Alementa avant qu'il ne décède.
Ne pas craquer... Cette discussion appuie sur beaucoup trop de plaies encore fraîches. Le sang s'échappant de chacune se mêle, s'épure pour former les larmes qui atteignent mes yeux. Je les chasse une nouvelle fois. Pas maintenant. Ne pas craquer.
— Il a été tué ? me questionne Cameron.
Une inspiration, une expiration.
— Officiellement, il a simplement disparu, avoué-je en fermant les yeux. Ma mère n'y a jamais cru, mais elle n'a pas voulu faire plus de recherche pour ne pas nous exposer. Puis mes yeux ont changé de couleur, apportant deux mauvaises nouvelles. Mon père était un Alementa, et il était bel et bien mort.
— À creuser donc cette piste du second don, note l'Alementa de l'Ombre, peu ému par mon histoire.
Je déglutis difficilement. Lyanna m'offre un petit sourire compatissant. Je me réfugie dans mon thé et en avale plusieurs gorgées, ignorant la brûlure de mon œsophage. Malheureusement, la chaleur n'atteint pas mon cœur si froid.
— Nous allons t'aider, Lana, m'assure-t-elle, avec une gentillesse non feinte. On va libérer Dante.
Cette sympathie est-elle vraiment gratuite ? J'en doute, mais elle est agréable à entendre.
— On va essayer, répète Cameron. Les membres du FSG sont loin d'être idiots. Ils ont infiltré beaucoup de services ce qui leur permet d'effacer toute trace de leur passage. Et même si on connaît l'emplacement de nombre de leurs centres, on ne peut pas y pénétrer en douce. Quelque chose bloque l'entrée et la sortie de toute personne dont les dons sont actifs. Cela dit...
Il s'interrompt soudain en levant la tête, aux aguets. Le gris de ses prunelles disparaît au profit du noir le plus obscure. Mon cœur s'accélère, en alerte à son tour. Lyanna ouvre la bouche mais Cameron lui fait signe de se taire d'un mouvement brusque de main.
— Quelqu'un approche, annonce-t-il entre les dents.
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