Chapitre 1.1: Panique
70 ans plus tard, Lanaya
Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?
Ces doux êtres pensifs que la fièvre maigrit ?
Ces filles de huit ans qu'on voit cheminer seules ?
Je répète, inlassablement, ces premiers vers de Melancholia, célèbre poème du plus célèbre encore Victor Hugo dans ma tête. Dix minutes que j'essaie de me concentrer dessus. Dix minutes que mes pensées virevoltent comme des oiseaux indomptables.
Ils s'en vont travailler quinze heures sous des meules
Ils vont, de l'aube au soir, faire éternellement
Dans la même prison le même mouvement.
Je lève la tête, les mots du poète tournant dans mon esprit et laisse mes yeux dériver sur la cour. La plupart des élèves en pause discutent, courent, rient. Certains s'embrassent, d'autres se disputent. Je détaille les contours des bâtiments. Au nombre de trois, tous spécialisés dans une filière, ils font de notre lycée un des plus gros de la région. Si la disposition de la cour en carré rappelle la prison qu'il a un jour été, le patchwork créé par les trois édifices est aussi captivant que déstabilisant. Je ne me lasserai jamais d'admirer les architectures de chacun, comme des morceaux d'histoires arrachés à leurs époques.
Le plus ancien, agrémenté de colonnes, de sculptures incrustées aux murs et de toutes autres fioritures dignes d'immeubles parisiens, est devenu sans surprise le repère des littéraires. Le deuxième bâtiment, qui semble échoué à une cinquantaine de mètres de moi, est celui des élèves en spécialité art. La légende dit qu'il est impossible d'en sortir propre. Mais personne extérieure à leur secte n'en est jamais revenue pour témoigner, étant donné qu'il faut limite montrer patte blanche pour y pénétrer. Quant à sa forme pour le coup, je peine à en faire une interprétation méliorative. Il n'y a que les artistes pour trouver une raison valable à laisser leur façade dans un état si... désaffecté ? Grisâtre avec des nuances plus ou moins sombres dues au manque d'entretien, on croirait à s'y méprendre une usine abandonnée. Et le contraste est d'autant plus flagrant de par sa proximité avec son homologue scientifique.
Aussi moderne que son confrère peintre fait abandonné, aussi droit et géométrique que celui des passionnés d'histoire est bâti de courbes délicates, le bâtiment des mordus de chiffres représente la rigueur. J'esquisse un sourire. Dante doit s'y trouver à l'heure actuelle, subissant son devoir de biologie. Je secoue la tête, amusée, en songeant à son air de chien battu lorsqu'il m'a proposé de sécher toute l'après-midi de cours. Ses yeux ont reflété une telle trahison quand j'ai refusé que j'en ressentirais presque un pincement au cœur. De toute façon, il va cartonner. Je n'ai jamais vu quelqu'un aussi doué pour réussir sans jamais réviser. Le poème, Lana ! me fustigé-je. Chassant de mon esprit les yeux de crapaud mort d'amour de mon manipulateur de copain, je replonge dans mon poème.
Accroupis sous les dents d'une machine sombre,
Monstre hideux qui mâche on ne sait quoi dans l'ombre,
— Lana ! m'interpelle une voix masculine.
Je retiens un nouveau soupir. Pas pressée le moins du monde, je relève doucement les yeux vers le blond athlétique qui se tient en face de moi. Enzo. Éternellement habillé de son débardeur et de son sourire en coin, il me donne froid rien qu'à le regarder. Comment peut-il survivre aussi peu vêtu sous cinq degrés ? Sans s'offusquer de mon manque de réponse, il se laisse glisser le long des casiers à côté de moi.
— Ça a été ta matinée ? me demande-t-il.
— Comme un mardi matin avec un devoir de maths les deux premières heures... Et toi ?
— J'ai oublié ma dissert de SVT, mais j'ai obtenu un délai de trois jours, déclare-t-il, s'adossant contre la paroi en métal, les mains croisées derrière sa tête pour se protéger la nuque des cadenas.
— Avec Monsieur Lalier ? Comment, au grand diable, tu as réussi ça ? m'esclaffé-je. Il est intraitable d'habitude.
— Il suffit de savoir lui parler, sourit Enzo, fier de lui.
Tournant la tête vers lui, je fixe son visage décontracté, savourant le soleil froid de ce mois de novembre. Malgré ses airs de touriste arrogant, il est aux antipodes de l'image que j'aurais pu avoir de lui si je ne le connaissais pas. Plein d'humour et prévenant, il a réussi l'exploit de se faire apprécier de presque tout le monde, même des profs... Il s'en sort toujours d'une pirouette, c'est incroyable.
— Dante t'a dit pour ce soir ? m'interroge-t-il.
Je retiens un sourire. Heureusement qu'Angel n'est pas là, où j'aurais encore le droit à ses théories farfelues sur les relations qu'entretiendraient mon copain et son meilleur ami dans mon dos. Là où elle a raison, c'est qu'à mes yeux, il n'y a pas de mots assez forts pour décrire la complicité qui les unie. Je les ai toujours connus fourrés ensemble et à mon avis, ce n'est pas près de changer. Deux beaux gosses pour le prix d'un ! comme s'amuse également à me répéter ma garce de meilleure amie avant de me demander si les plans à trois sont aussi sympas que ce que montrent les séries.
— Non, je ne crois pas. Pourquoi ?
— On aimerait aller voir le dernier Dracula au cinéma. Il y a une avant-première.
— Tant mieux, ça fait une semaine qu'il me casse les pieds avec son film, ris-je. Je n'en peux plus...
— C'est le film du siècle, d'accord ? Je t'interdis de critiquer Dracula.
— Mouais... Désolé, mais je suis team réaliste personnellement.
Réaliste... Prononcer ce mot qui sonne à mes oreilles comme un mensonge, une chimère, suffit à faire ressurgir les préoccupations que la poésie maintenait en respect. Garder un pied sur terre, même si c'est par la lecture, est à mes yeux une bouée au milieu de la mer agitée. Certains se complaisent à lire de l'imaginaire pour s'évader d'une réalité qu'ils jugent trop terre-à-terre et moi, je quémande ce réalisme face à mon quotidien où tout nous dépasse.
— Petite joueuse, se moque Enzo. Tu n'aimes pas le sang, c'est ça, avoue ? D'abord, qu'est-ce qui te fait dire qu'il n'existe pas ? Toutes les légendes ont une part de vérité à ce qu'on dit. Tu devrais aimer les chercher, miss-réalité.
Je me retiens de souffler, amusée par ce surnom et soulagée qu'il me tire de mes pensées plus lugubres. Il ne me l'avait encore jamais fait celui-là. Enzo adore me casser les pieds, surtout depuis que je suis devenue à ses yeux sa belle-sœur non-officielle. Dernièrement, il s'est mis en tête de trouver les surnoms les plus horripilants pour les crier à tous vents dans les couloirs dès qu'il m'aperçoit. Et par tous les diables, qu'est-ce qu'il a de l'imagination... Je m'efforce de ne pas réagir alors que je le vois m'observer du coin de l'œil. Il peut toujours courir, je ne rentrerai pas dans son jeu. C'est beaucoup plus drôle de le voir s'escrimer pour m'énerver. Déçu, il soupire.
— Bon, sur ces bonnes paroles, faut que j'aille faire mon DM car une légende urbaine dit que je ne l'ai même pas commencé...
— Je croyais que tu l'avais oublié ? ironisé-je puis je jette un coup d'œil à ma montre. Et puis d'abord, t'es pas censé être en devoir de bio là ?
— Ben oui, c'est bien ce que je dis, j'ai oublié de le faire. Tous les mensonges ont également une part de vérité. Et si, j'y vais, j'y cours, j'y vole, miss-ponctualité.
Je le gratifie d'un sourire narquois et le regarde trottiner tranquillement vers sa salle sans se presser. Il ne changera jamais... Je secoue la tête avant de replonger dans mon poème. Il faut que je fasse un commentaire dessus pour demain. Je sens que pendant que certains s'amusent au cinéma, ma soirée à moi va être longue...
Innocents dans un bagne, anges dans un enfer,
Ils travaillent. Tout est d'airain, tout est de fer.
Mon téléphone bipe, m'arrachant un sursaut. Je lève les yeux au ciel. Le monde ne veut pas que je me concentre, ce n'est pas possible ! Je regarde distraitement. Un message de ma mère. Tant pis, je le lirai plus tard, ça ne doit pas être bien urgent. Sinon, je lui fais confiance, il y a bien longtemps que j'aurais été harcelée par ses appels. Mon regard retombe sur le livre ouvert devant moi.
Jamais on ne s'arrête et jamais on ne joue.
Aussi quelle pâleur ! la cendre est sur leur joue.
Il fait à peine jour, ils sont déjà bien las.
Ils ne comprennent rien à leur destin, hélas !
Je soupire, en écho au ton plaintif du poème. Mon destin me semble bien sombre. Fuir, combattre pour fuir, fuir pour être en sécurité, fuir pour vivre en somme. Un vaste programme... Lasse, je referme les paupières et rappuie ma tête contre les casiers. Oh au diable le poème... Je visse mes écouteurs sur mes oreilles et ferme les yeux au son de Billie Eilish. Je laisse mes pensées s'évader. Ma respiration ralentit progressivement et le son s'évanouit peu à peu.
— Tous les élèves doivent regagner immédiatement les bâtiments !
Le ton employé, légèrement crispé, se voulant non-alarmant, me tire de ma somnolence. Rodée par l'expérience, mes pensées mettent à peine deux secondes à chasser les dernières bribes de sommeil. Que se passe-t-il encore ? Ok, il fait légèrement frais mais pas de quoi non plus engager le plan Grand Froid et nous séquestrer à l'intérieur ! Autour de moi, les gens murmurent tous aussi étonnés. Pour le moment, personne ne fait mine de partir vers les bâtiments. Dans le doute, je coupe ma musique, range mon livre de français dans mon sac et me redresse.
Constatant que rien ne se passe, la plupart des élèves reprennent leurs discussions ou occupations. Je veux faire de même, mais quelque chose me retient. Une impression de danger. J'embrasse la cour du regard, à la recherche de quelque chose qui sortirait de l'ordinaire. À part un nouveau couple sur lequel je n'aurais pas parié, rien ne me saute aux yeux. Je soupire. À quoi m'attendais-je aussi ? Peut-être qu'à force d'entendre ma mère me rabâcher que nous avons une cible dans le dos à cause de ses dons, que je dois impérativement me méfier de chaque ombre, je deviens paranoïa. Je secoue la tête pour évacuer ses pensées un brin angoissantes. Cette fois, il n'y a apriori aucune raison de s'affoler. Je rallume ma musique. Les premiers mots de No Time To Die résonnent dans mes écouteurs.
I should've known
I'd leave alone
C'est à cet instant que retentit le premier hurlement.
Immédiatement, je bondis sur mes pieds, bien avant la plupart des gens présents. Dans la précipitation, un de mes écouteurs se décroche et tombe. Ma main passe sous mon tee-shirt, prête à saisir la lame qui y est dissimulée. Je tourne la tête, à la recherche de la source de ces cris. Et je ne tarde pas à la trouver. La principale adjointe et CPE viennent de sortir et poussent frénétiquement les élèves vers les bâtiments, leur ordonnant de se dépêcher. Cela suffit à provoquer un raz-de-marée de terreur.
La panique monte. Le message n'était pas une blague... Plusieurs élèves me bousculent en se précipitant vers l'intérieur. Certains crient. La foule d'élèves se dirige vers le bâtiment le plus proche sans même tenter de se répartir entre les trois pour que nous ne soyons pas les uns sur les autres dans les halls. Personne ne sait ce qui se passe mais tout le monde sent que c'est sérieux, qu'il y a urgence.
Mon cœur s'emballe, plus de surprise que de peur. J'attrape vivement mon sac et suis le mouvement, à la seule exception que je file vers le bâtiment des scientifiques où je devais avoir cours. J'ignore la musique qui continue, imperturbable, de tonner dans mon écouteur, rythmant le chaos qui s'empare de tous. Dans ma course, je viens chercher la petite dague recourbée, accrochée dans le creux de mes reins par une sangle et dissimulée par mon sweat. Sans m'arrêter, je la fais tourner dans le creux de ma main puis disparaître sous ma manche. La première règle qu'on nous apprend lors d'un exercice intrusion – car je ne vois pas ce que ça peut être d'autre – est de ne pas paniquer. Si c'est pour moi une évidence, je comprends, devant le tableau qui se dessine, à quel point cette règle appartient au monde de la théorie, où tout se passe toujours bien.
Dans le hall, les élèves s'entassent, attendant des instructions, ou mieux, des explications. Le brouhaha est insupportable. Je suis sûre que si on nous expliquait ce qu'il se passait, à l'heure actuelle, nous n'entendrions rien. J'ignore le grand blond qui tente – vainement – de faire régner le calme et me faufile entre les gens, cherchant du regard Angel, Dante ou Enzo. Mais allez trouver deux élèves dans quarante mètres-carrés contenant deux cent cinquante personnes. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin. Je vais abandonner quand soudain, je repère la chevelure blonde si claire de ma meilleure amie. Angel ! Le cœur battant, je me crée un passage, rassurée par son visage familier.
You were never on my side
Fool me once, fool me twice
Agacée, je palpe mon écouteur survivant et en désactive le son sans l'ôter pour ne pas le perdre.
— Tu sais ce qui se passe ? me demande-t-elle lorsque j'arrive près d'elle.
Je secoue la tête. La blonde soupire et comme à son habitude, râle.
— Ils peuvent pas expliquer au lieu de nous laisser poireauter comme ça ? En plus ils font chier, j'étais sur le point de conclure avec Hugo...
Ses protestations m'arrachent un sourire. Je fronce le nez.
— Tu sens les produits chimiques à plein nez ! Tu avais TP ?
— Ouais, le prof de physique nous en a rajouté un à la dernière minute... Alors tu l'as ? me demande-t-elle.
Un rictus fleurit sur mon visage. Je sors de ma poche mon butin et l'agite devant les yeux de ma meilleure amie.
— Je t'avais dit que je pouvais le faire, me moqué-je.
Angel m'avait proposé de réparer le bracelet porte-bonheur que Dante garde en permanence au poignet malgré son état précaire. Elle avait sous-entendu que je n'arriverais pas à lui voler sans qu'il ne s'en rende compte. La blonde éclate de rire et saisit le cordon en cuir et le pendentif. Cela lui fera une belle surprise.
Mon sourire heureux s'évanouit quand la situation me revient à la figure sous forme d'une bousculade. Je ne sais toujours pas où est Dante. Il doit être en biologie à cette heure. Je me tords le cou, tentant de l'apercevoir dans la marée d'élèves. Mais je ne le vois pas, ni lui ni Enzo, ni aucune personne de sa classe d'ailleurs. Je me tourne pour demander à Angel si elle ne l'a pas croisé, quand le bruit précédant un appel au micro retentit. Le silence se fait aussitôt. Je retire ce que j'ai dit au sujet du fait que nous n'entendrions rien. Car à présent, tous attendent religieusement.
— Tous les élèves doivent regagner immédiatement leur salle de classe.
Cet ordre, même prononcé de manière calme, suffit à créer un vent de terreur. La marée d'élèves se dirige aussitôt vers les escaliers, tantôt courant, tantôt marchant, tantôt trébuchant. Je suis la vague du mieux que je peux, tentant de ne pas me faire écraser, et jette un coup d'œil vers le bureau du principal. Je distingue rapidement ce dernier au téléphone, mais j'ai tout juste le temps de croiser son regard affolé que je suis emportée par le courant vers les étages. Mon sang se fige dans mes veines. Ne pas stresser, tu peux gérer quoi qu'il se passe... Je gagne, avec Angel, notre salle de latin où nous étions censés avoir cours après la pause. La prof, d'ordinaire souriante, nous accueille rapidement et dès que la classe est au complet, elle referme la porte à clé. C'est à ce moment que l'alarme intrusion résonne dans les couloirs. Sans nous laisser le temps de paniquer ni même de penser, la prof donne des ordres clairs.
— Julien et Maelys, vous fermez les rideaux. Tiago, tu m'aides à déplacer la table des manuels devant la porte. Adèle, tu éteins l'ordi et Lanaya, tu fermes les portes. Les autres, vous mettez tous vos téléphones en silencieux et vous vous allongez sous les tables.
Jamais Mme Waltin ne se départit de son ton calme et serein. À dire vrai, seul le fait qu'elle m'ait appelée Lanaya et non Lana me fait penser qu'elle n'est pas aussi calme que ce qu'elle veut montrer. Mais je ne le relève pas. Agir nous aide à ne pas sombrer dans la terreur. Elle me lance les clés que je rattrape au vol. Je me précipite vers les portes adjacentes donnant sur les salles voisines. Pour chacune, je les ouvre, vérifiant s'il y a cours ou non. Si non, j'appuie sur le bouton pour fermer les volets afin qu'on ne puisse pas, de l'extérieur, discerner les salles occupées des autres. Puis je les ferme à double tour. Regagnant la salle, j'arrache mon unique écouteur. En l'effleurant, je dois réactiver le son à son maximum, car j'entends la dernière phrase de la chanson résonner. There's just no time to die. Je l'écrase sous mon pied pour la faire taire définitivement. Désolé Billie. L'ultime parole me tourne encore dans la tête lorsque je m'allonge à côté d'Angel.
J'aimerais également que mourir puisse attendre...
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