Chapitre 1
Adeana gardait les yeux fermés. Pour ne pas percevoir le monde qui l'entourait, pour ne pas discerner dans le miroir en face de son lit l'éclat de ses yeux couleur amarante. Pas encore. Elle retardait le moment, le plus possible. Jusqu'au moment où elle ne le pourra plus.
Elle finit par sentir l'obscurité se frayer un passage jusqu'à elle, comme une traînée d'eau qui dégouline sur une pente. Qui l'enveloppa , en nuage de ténèbres, puis avec elle toute la pièce exigüe. L'opacité sombre qui envahit toutes les journées reprenait peu à peu ses droits, comme tous les matins, après deux, trois minutes durant lesquelles le soleil apparaissait. Matin et soir.
Cette obscurité perpétuelle n'était pas pour rehausser le teint de porcelaine d'Adeana, qui, de toute façon, ne se rehaussait pas, et ne se rehausserait jamais. C'était le lot de tous les albinos, mais elle ne s'était jamais totalement faite à cet reflet rubis dans ses pupilles.
Ses paupières battirent dans le vide, aspirant à découvrir les yeux fuyants. Trop tard. Maintenant qu'elle avait commencé à ouvrir les yeux, plus moyens de les refermer.
Elle se redressa.
L'obscurité était devenue une habitude ; Adeana ne s'en souciait plus, et se cogner à des meubles était devenu si fréquent qu'elle ignorait à présent ses hématomes.
Elle posa ses pieds sur le parquet glacial, et le retira aussitôt. Une écharde venait de s'enfoncer dans l'un de ses orteils. Elle la retira aisément et cligna plusieurs fois des paupières. Au bout de quelques secondes, ses yeux se firent à la pénombre, et elle se leva en évitant les aiguilles de bois qui saillaient du sol.
Elle se dirigea vers la petite table qui meublait la pièce, et s'approcha du vase posé dessus. Tous ces mouvements étaient devenus des réflexes, qu'Adeana exécutait par automatisme. Dans le vase, noir, comme presque tout dans la pièce, reposaient cinq roses. Des roses rouges, magnifiques.
De la couleur de ses yeux.
Elle les souleva du bout de ses doigts pâles, vérifia l'eau dans laquelle elles reposaient. Machinalement, même si elle n'en avaient pas besoin. Car c'était elle, Adeana, qui avait besoin de ces roses, ces roses qui étaient le seul point de repère qu'elle s'était trouvée.
Elle ferma les yeux.
— Adeana ! Les roses ! Tu as oublié les roses !
Adeana hoche la tête. Elle oublie tout le temps les roses, et pourtant elle les voit tous les jours. Elles sont belles, les roses, avec leurs doux pétales ourlés à la flamboyante couleur écarlate, comme ses iris. Ces iris qui semblent être la source de tous les problèmes et de toutes les inimitiés. Mais elle, Adeana, ne le croit pas. Elle pense que c'est sa mère qui l'invente, que c'est elle qui prétend à tort que tous les problèmes, tous les orages, toutes les malchances qu'elle a son la faute de ses yeux à la couleur "démoniaque", comme elle les qualifie. Sa mère, elle n'a jamais aimé ses yeux rouges et sa peau pâle, qui ne doivent pas prendre le soleil. Elle pense avoir donné naissance à un monstre.
— Ne les fais pas encore se faner !
"Ne les fais". Pour elle, Adeana "les faisait" se faner. Soupir. Elle quitte sa grange ombragée, son petit coin de paradis, pour aller arroser les roses. Ces roses qu'elle adore et déteste...
Mais les roses étaient à présent son seul point d'appui, d'attache. De rappel. Celui qui lui rappelle qu'elle peut aimer et détester, mais qu'on la déteste, elle, à cause de son regard incandescent.
Mais elle n'avait pas oublié les roses.
Jamais.
Adeana avait rouvert les yeux, et la vitre fissurée de sa porte délabrée lui renvoyait le reflet de leur éclat grenat. Elle soutint son propre regard. Une seconde. Deux, trois. Trente. Puis les détourna, incendiée par l'ardent de ses prunelles. Son regard glissa alors vers les roses, et elle ramena en arrière ses cheveux pâles, qui n'avaient d'ailleurs plus grand-chose de pâle : l'ombre constante de la forêt les faisait paraître intensément noirs, à l'instar de sa peau, et au contraire de ses yeux qui s'enflammaient de plus belle.
Puis elle relâcha ses bras et ses épaules, et, contournant la table, elle sortit après avoir poussé la porte grinçante de la cabane forestière.
Dehors, ses pas la guidèrent vers son refuge, un grand rocher plat en face d'un imposant arbre couvert de mousse. "Refuge", n'était sans doute un mot approprié puisqu'Adeana n'avait personne à fuir, plus personne depuis la mort de sa mère qu'elle avait fini par croire de sa faute depuis toutes les accusations portées contre elle. Mais c'était un endroit calme et apaisant. Assise en tailleur sur son rocher, elle gardait ses yeux fixés sur l'arbre. C'était un Hêtre de Ponthus, aux branches noueuses et magnifiques, son écorce suivie de centaines de fils argentés, comme damasquinée par sa propre écorce pour devenir une œuvre d'art. Adeana l'observa longuement, comme pour s'imprégner de son image. Elle ne voyait pas très bien dans le noir ambiant, mais ce qu'Adeana discernait de l'arbre lui suffisait amplement. Il était entouré d'un magnifique rosier, celui duquel Adeana coupait parfois quelques fleurs. Quelques roses. Encore et toujours des roses.
Adeana regarda les corbeaux, habitués de la forêt, voler entre les branches dans la brume noire qui parait l'air d'une lourde couleur deuil. Ils exécutaient un balai étrange et magnifique, incompréhensible pour des humains terre-à-terre.
Une fauvette à tête noire, qui détonnait un peu au milieu des oiseaux au plumage d'ébène, vint se poser sur le genou d'Adeana. Elle fixa ses pensées sur elle, se refusant à penser à autre chose. Sa vie n'était qu'une succession de jours qui se ressemblaient tous. Elle se levait, vérifiait l'état de ses roses, sortait pour admirer "son" arbre. Se perdait dans sa contemplation, puis rentrait. Elle lisait alors, la plupart du temps toute l'après-midi, après un repas frugal. Ses livres, elle en avait des dizaines, qui tapissaient les murs de sa cabane, cette cabane qu'elle avait trouvée abandonnée avant de décréter qu'elle s'y installerait. Elle les avait emmenés de chez elle, tous ces recueils, de son ancien chez elle qui n'en était plus un, et elle ne les avait pas encore tous finis. Quand elle aurait passé la dernière page de son dernier livre, elle devrait se résoudre à aller à la bibliothèque du village qui se dressait en lisière de la forêt, mais elle préférait ne pas y penser. Pas encore, pas tant qu'elle n'aurait pas lu chaque mot de chaque ouvrage de chacune de ses étagères. Reprendre une vie presque normale, dans la civilisation, ne lui effleurait même pas l'esprit, pas tant qu'elle ne serait pas capable de faire une simple sortie à la bibliothèque. Les commentaires acides qu'on lui avait réservés il y avait de ça quelques semaines seulement lui tournaient encore dans la tête. Des mots méchants, pointus, qui l'avaient agressée et l'agressaient encore comme des poignards qui se fichaient dans son cœur. Leur injustice n'avait d'égal que leur régularité, et les piques constantes et acérées qu'elle avait essuyé chaque jour avaient conclu à cet éloignement.
La fauvette sur son genou serrait fort ses serres, et Adeana bougea doucement sa jambe pour la faire desserrer sa prise. La fauvette s'envola, et décida d'aller plutôt se poser sur l'épaule de la jeune albinos en zinzinulant doucement.
La vie d'Adeana était calme, très calme. Triste, mais calme, et monotone.
Jusqu'au jour où quelqu'un arriva dans la forêt.
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