Semaine 51
17 décembre, Louna n'est pas là. Je ne veux pas savoir pourquoi. Je ne veux vraiment pas savoir pourquoi.
— Pourquoi t'es triste ?
— Pour... Pour rien, Mahia, pour rien.
Gabriel avale un Doliprane effervescent. Il doit avoir la gueule de bois, il doit avoir bu ce week-end. C'est triste. Les gens me rendent triste.
Au micro de la Vie Scolaire résonne la voix de Faya. Blocage du lycée vendredi.
— Je fais, dit Enzo à la fin de l'annonce. Bon, tu joues ?
Je pose une carte, qu'il récupère. Il est midi, le foyer est bondé. Les Premières S ont déjà mangé. Les L aussi. Les ES, idem. Seuls les L-ES-SI, soit la classe de Léo et Emmy, sortent d'Histoire à cette heure-là. Blandine lance un Kems, elle embrasse son copain qui dévoile ses trois as. Rita nous montre son jeu, dépitée. Gabriel détourne les yeux des amoureux, mal à l'aise.
— 'tain, nous on était vraiment nuls sur c'te partie, lance ma petite-amie en regardant mon jeu.
— Les gens. Est-ce que ça vous plairait que nous mangions entre nous, juste entre nous, au lieu d'aller aux repas de classe ? Demandé-je, sans y réfléchir réellement.
Rita jette son gobelet de café vide.
— Ça marche ! sourit-elle.
— Oh, les gens ! braille Léo en arrivant. Les geeeens !
— Quoi, quoi, quoi ? rétorque Gabriel, ulcéré par les ultrasons de l'autre ES.
— Il neiiiiige !
En rentrant avec Rita, nous sommes allés, comme tous les soirs, au pôle intermodal. Pour une fois, et sous la neige, nou y allons à pied. Elle me fait écouter de la musique, je regarde l'heure et la presse, elle regarde l'heure et me ralentit. Nous regardons les magasins, avec les larges promotions de Noël partout. Mes yeux sont attirés par une BD. Une impression, fugace, une envie de lire. Ça passe, et Rita m'a déjà dépassé.
18 décembre, Louna est revenue. Elle n'a pas la tête aux cours. Elle n'écoute pas. Elle est... absente. Je n'ai pas envie de comprendre. C'est juste... Non. C'est juste trop horrible.
Faya, aidée par des L et des anciens du Cédiv, distribue des tracts.
— Et qu'en pense ton copain ?
— Mon copain ? Mathis, rit-elle, je l'emmerde.
— Arrête, je sais que tu l'adores.
— Mais j'suis une femme libre est indépendante, m'assure-t-elle. J'ai pas besoin de son approbation. Tiens, ton tract, cadeau.
19 décembre, Emmy me donne un petit paquet emballé avec soin et minutie. Pas son genre.
— Une fille de ma classe voulait t'offrir ça, articule-t-elle d'un ton farouche et agressif.
Mahia me regarde. Regarde le cadeau.
— J'suis jalouse ! déclare-t-elle en me fichant un bisou sur la joue.
Je déballe.
Un instant. C'est la BD de l'autre soir.
20 décembre, il neige. Mais il neige vraiment beaucoup. Tant que les bus ne passent pas. Et nous restons bloqués au lycée, passons la nuit dans les internats.
Enfin. Louna, Faya et Emmy ont passé la nuit dans les internats grâce à Blandine. Pas Rita, parce que le lycée refuse de la laisser rentrer chez les filles. Pourquoi ? Une histoire de fiche d'inscription. Il y a un L, un garçon de la Première L-ES-SI, Cyril je crois, qui ne semble pas mécontent de l'avoir près de lui.
— J'peux m'incruster ? Demande-t-il.
— Vas-y, fais-toi plaiz', dit Léo en envoyant un SMS à son petit-ami (je présume). De toute façon, Gab' a quitté le navire pour rentrer chez lui à pied.
Je hausse les épaules. Gabriel peut rentrer chez lui, vivant proche du lycée, il appellera quand il sera arrivé à bon port. Rita semble assez gênée de l'attention que lui porte le nouveau venu, toujours souriant, toujours trop gentil.
— J'espère que mes parents vont pas faire chier, lance Léo, pour faire la conversation, car je suis très occupé à enlacer ma Mahia, Rita trouve ses pieds diablement intéressants et Enzo téléphone à Blandine, vu son ton énamouré.
— Toi t'as tes darons, rétorque Mahia. Moi j'ai ma sœur, mais elle s'en balek. J'pourrais crever qu'elle s'en foutrait.
— Chhhh, dis-je en l'embrassant dans la nuque. Ne dis pas ça, dulcinée.
— Arrête de causer comme ça. On dirait que t'as quatre-vingt-dix ans, sourit-elle. J'te quitte si t'es vieux.
— Ah, tu es bête.
— Wallah, tu m'cherches !
Elle se retourne, me plaque au sol avec un grand sourire.
— Il craint sur le ventre et les bras, glisse Rita, la traîtresse.
Disons qu'il n'en a pas fallu plus pour qu'elle m'agresse avec ses doigts assassins. Elle me fait tellement rire que je n'arrive plus à respirer. J'entends un « mais fais gaffe, il va nous faire une crise d'épilepsie ! ». Ça me sèche d'un coup. Je me redresse, en repoussant les attaques de Mahia. Elle se jette dans mes bras, puis m'embrasse.
J'ai envie de pleurer.
Non, non, n'y pense pas, tout va bien.
Nous autres avons passé la nuit dans le gymnase. Mahia tout contre moi. Une bonne nuit, ma meilleure du mois de décembre. Je me suis senti... Éternel. Invincible
21 décembre, malgré la neige et le contexte, blocage du lycée, parce que le lycéen peut braver les éléments quand il s'agit de râler et de faire sauter des cours.
Et blocage du lycée, cela signifie de la musique à fond, des Terminales qui font scander des slogans, le principal qui fait preuve de sa non-autorité, et les pions qui abandonnent toute tentative d'endiguer le mouvement. Et certains professeurs ayant rejoint les bloqueurs, évidemment. Parmi eux, les professeurs d'Histoire-Géographie-EMC, une professeure de Sciences Éco, et les seuls et uniques professeur de Philosophie et de Maths (que j'avais l'année dernière, celui qui case des stormtroopers dans les fonctions polynomiques). Entre « Macron démission », « Ras le bol de ces guignols qui ferment nos usines, qui ferment nos écoles » et « Les jeunes dans la galère, les vieux dans la misère, de cette société-là, on en veut pas », quelques Bella Ciao chantés çà et là, une Internationale qui débute car nous sommes un lycée de fieffés gauchos, et une Marseillaise, je peux garantir que c'est un capharnaüm innommable.
Et les Secondes, sans surprise, sont les plus véhéments dans cette manifestation lycéenne.
Ça danse. Ça chante. Ça débat. Ça discute. Ça vote.
Et ce chaos ambiant et bon enfant dure toute la journée.
Le soir, au lieu d'aller au repas de classe prévu, ils sont tous venus. Mahia, Rita, Louna, Gabriel, Enzo, Blandine, Emmy, Léo, Faya. Tous. Je n'imagine même pas à quel point la négociation fut ardue pour Blandine pour qu'elle reste au Puy.
— Je dors chez Louna, dit-elle avec un ton sous-entendant « je refuse de la laisser seule avec son cousin ».
Un drôle de sentiment me parcourt, j'essaye de ne rien en faire.
Nous sommes tous allés au cinéma, voir la première daube qui passait. On a acheté des conneries pour un Père Noël Canadien. Puis, on a pris le bus, et on a cherché un restaurant au Puy. Mot d'ordre : on ne parle pas de ses soucis, et jouons aux adolescents inconséquents.
— Pizza.
— Macdo, réplique Enzo.
— Pizza, j'ai dit, martèle Emmy.
— Vos gueules les tourtereaux, lance Louna avec un faux sourire. On mange un kebab, point.
— Quelle autorité, se moque Rita. Y'en a un deux rues plus bas.
Nous passons devant une supérette. Blandine nous arrête.
— J'veux un kebab au poulet. On se retrouve dans une demi-heure à la fontaine du Breuil.
Et elle s'est enfoncé dans la supérette. Nous nous regardons, circonspects. Il fait froid, mais pas assez pour nous empêcher de manger dehors. Et puis, de toute façon, nous avons une solution de repli : chez Gabriel, car il vit près de la place du Breuil.
Par chance, il n'y a pas de queue devant le kebab. Mahia prend les commandes de tout le monde, et les sous accessoirement, puis va pour le groupe au comptoir.
— C'était une super idée, Mat', sourit Léo. C'est cool d'être tous ensemble ce soir. Comment t'as eu l'idée ?
— Je ne voulais pas aller au repas de classe, et il se trouve que vous figurez parmi les personnes que j'aime côtoyer.
— Wallah, c'pas parce qu'on est ensemble que je te maraverais pas la gueule si tu continues de causer comme ça, braille Mahia en revenant avec les kebabs.
Enzo m'ébouriffe les cheveux.
— Allez, Blandine va s'énerver sinon, dit Rita en franchissant la porte du kebab.
La place du Breuil est très proche : il n'y a qu'à traverser la route. Il ne faut qu'attendre que le feu passe au vert et...
— Putain, mais t'es cliniquement conne ! crie Gabriel en courant après Faya, s'étant élancée sur la chaussée.
— J'suis dans les clous, tu peux rien me dire !
C'est assez drôle. Nous finissons rapidement par les imiter, en se faisant klaxonner par des automobilistes visiblement pas d'humeur.
Blandine nous attend, adossée à la fontaine gelée, deux pack de bières à ses pieds.
— Ah, en voilà une bonne chose, sourit Louna en attrapant une bouteille.
— Soiffarde.
— Je sais, Rita, je sais.
— Comment as-tu fait ton coup ? s'exclame Gabriel.
— J'ai l'air d'avoir dix ans de plus que j'suis, quand j'suis maquillée, dit Blandine. Ils m'ont pas posé de question.
Ce qui n'est pas faux. Mahia donne son kebab à Blandine, et chacun prend sa bière.
— Bon appétit, dis-je.
— Ah, dérides-toi un peu Mathis, soupire Rita. Tu me rends triste.
— Je respire la joie de vivre, chère amie. Je ne vois pas de quoi tu parles.
Mahia me tape sur la tête.
— Qu'ai-je fait pour mériter ça ?
— Ta gueule et mange.
— Je vais porter plainte pour violence conjugale.
Léo avale cul-sec sa bière, et encourage Gabriel à faire de même. L'ayant déjà vu éméché, je peux garantir que ce n'est pas une bonne idée. Louna et Enzo font une bataille avec la neige humide. Faya mange ses frites avec appétit, comme si elle n'avait pas mangé depuis trois jours. Blandine se retrouve entre les feux de l'intellectuelle et de la bonne poire. Rita parle d'un air joyeux, et Mahia se tient contre moi. Tout le monde semble heureux. Cet instant semble durer une éternité.
— Cyril m'a demandée, annonce Rita.
— Et t'as dit quoi ? L'interroge Blandine.
Emmy vide sa bière, serre la bouteille entre ses doigts.
— Je sais pas, j'ai dit que j'ai besoin de temps pour réfléchir.
— Ouah, Rita joue la femme fatale, braille Faya sans doute un peu ivre. J'suis sûre que Léo serait le bon flic, Gab' tu serais le tueur parce que, Blandine la victime ou la prostipute indic'...
— Hé ! proteste notre blonde.
— ... et Mathis ferait super bien l'inspecteur dépressif, conclut Faya.
Je souris tristement, en finissant mon kebab.
— On passe aux cadeaux ? demande Louna, les cheveux trempés.
— Tu vas choper la mort !
— Et tu parles comme ma grand-mère, Léo.
— Attends, dit Gabriel. Mathis, c'est 1. Rita, 2. Louna, 3. Moi-même, 4. Enzo, 5. Faya, 6. Blandine, 7. La Wesh aka Mahia, 8. Léo, 9. Et enfin, Emmy, 10. Ça va à tout le monde ?
— Ouiiiii.
Gabriel passe devant chacun d'entre nous, et ainsi l'anarchie s'installe, à corps et cris, si bien que je suis étonné que personne ne porte plainte pour tapage nocturne.
Blandine m'offre un stylo pailleté rose.
— C'est d'la merde.
— Je sais, Mathis, je sais, sourit-elle.
Je donne mon porte-clefs « Connard » à Emmy. Qui file une boule à neige à Léo. Lui-même tend à Enzo un masque en plastique. Et, ainsi de suite, Enzo livre à Blandine un sac en plastique rempli de préservatifs.
— Pervers.
— Je t'aime aussi, ma chérie, lui susurre-t-il en l'embrassant.
Faya offre à Mahia une bouteille de soda, et Mahia à Gabriel des chaussettes. De sa part, à Rita, une trousse en forme de poisson, avec intérieur entrailles compris. Rita, quant à elle, fournit à Louna un poisson chantant en plastique. Louna file à Faya le Capital en manga, parce que de sa part c'était évident.
— Joyeux Noël, et longue vie aux cadeaux de merde, soupiré-je.
C'est la fin de la soirée, on rit, on chante, on boit, on danse sur la place du Breuil, comme dix fous échappés de Sainte-Marie. Nous nous sommes pris dans les bras.
— Bonne fin d'année les gens, à 2019 !
— Joyeux Noël !
— Bonnes fêtes, bonne année !
Mon cœur se serre. Ma vue s'embue. Merde, merde, merde. Je pleure.
— Hé, les gens, beugle Faya complètement ivre, v'nez tous chez moi le 27, ça va être marrant !
22 décembre, les stories de Noël apparaissent déjà sur Snapchat et Instagram. Non je ne passe pas les précieuses minutes qu'il me reste sur les réseaux sociaux, c'est... pour le travail.
Et parce que les stories de Léo sont hilarantes. Ce garçon est un génie quand il s'agit d'emmerder son monde et ses parents.
Je coupe mon téléphone. Passer un moment en famille. Antoine joue à Mario Kart au salon... Je me dirige derrière lui, l'attrape par la taille. Il sursaute, il braille, se débat.
— Calme, petite furie, dis-je. Nous pourrions... faire une partie ensemble ?
— ... Qui êtes-vous et vous avez fait quoi de Mathis Paillon ?
J'éclate de rire. Un rire triste qui se voulait joyeux. J'ai tout raté, hein ? Bien sûr que j'ai tout raté. Il me donne une manette, je m'installe à côté de lui. Sans surprise, il gagne. Je suis mauvais à quoi que je fasse, de toute façon.
23 décembre, toute l'effervescence de Noël prend le foyer Paillon, Jeanne et Arthur compris. Et Arthur fait bonne figure même si sa mère perd complètement la tête.
Tout le monde est sensé mettre la main à la patte pour préparer les fêtes. J'insiste sur le « sensé », car Jeanne et Antoine font la cuisine, Arthur le sapin, et moi rien. Je suis le glandu sur le canapé regardant le monde s'activer, même si Jeanne m'a trouvé un rôle : le crash-test gustatif.
— Jeanne, lui demandé-je. Jeanne, peux-tu faire ton ragoût ? Celui que tu fais toujours le premier janvier...
Elle me sourit, en remontant ses lunettes sur son nez. Elle se sent mal, je le vois, je le sais, je la connais. Arthur n'a pas cillé à ma doléance.
Elle accepte.
Un SMS de Mahia :
On svoi c vacance ?
Oui, avec plaisir, mais je ne peux que la première semaine
Ok
Le 29 ?
Parfait, je prépare des préservatifs
xD
Tu pense ka sa
Nooooon du tout
Ça me fait sourire. Il en faut peu, pour être heureux.
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