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Ailleurs


Il était ailleurs.

Le familier son de la houle des vagues parvenait à ses oreilles, de leur naissance à leur plus haut point d'élévation jusqu'à leur mort lente et douce sur le sable tiède. Par moments, une légère brise fraîche venait remuer ses cheveux cendrés qui lui tombaient devant les yeux, ne les ébouriffant que davantage. Il passait régulièrement une main à travers ces derniers, dans le vain espoir que son cuir chevelu soit un jour docile et se place pour une fois correctement. Son dos commençait à devenir douloureux, trop longtemps appuyé sur la paroi gauche de l'abri-bus désaffecté. Il se leva donc du banc métallique rouillé par le temps sur lequel il avait été assis en travers de longues heures durant. Ce jeune garçon, qui, à première vue, devait avoir dix-sept ans, eut pour premier réflexe de placer sa montre à hauteur de visage. La plus petite aiguille pointait le cinq, l'autre un point perdu entre le six et le sept, et la trotteuse continuait inlassablement sa course éternelle parmi les secondes. Il fit quelques pas presque sur place, montant haut ses jambes tendues dans le but de les étirer, enfonçant profondément ses mains dans les poches de sa veste en jean couleur vert militaire. Il resta ainsi quelques minutes, se balançant d'un pied à l'autre, tournant et retournant sa sucette dans sa bouche. Le jeune homme finit par se stabiliser, et il tourna la tête vers sa droite, où il pouvait apercevoir la mer à travers la vitre arrière de l'abri-bus. Le tumulte aquatique paraissait prisonnier entre les vieilles affiches d'itinéraires périmées, et il semblait au garçon que les violentes vagues allaient finir par avoir raison du mur vitré. Ses yeux bleu pervenche parcouraient chaque parcelle d'eau, se perdaient sur l'horizon, allaient voler quelques instants avec les mouettes, s'asseyaient tranquillement sur un nuage avant de redescendre paisiblement sur terre.

Redescendre sur terre. C'est ce que son esprit fit, brutalement, contre son gré. Sa sucette finie, il laissa tomber le bâtonnet sur le sol, puis consulta son téléphone portable. La vue d'une notification de message sembla l'agacer, mais il l'ouvrit tout de même.

[Maman]

> Arsène, est-ce que tu comptes rentrer bientôt ? Ce serait gentil de rentrer demain, pour ton anniversaire. Tu vas avoir dix-huit ans, tout de même. S'il te plaît, mon chéri, rentre. Tu manques à maman et papa. On t'aime.

Je ne rentrerai pas.<

Et après cette réponse, il ouvrit l'application « Mémos », puis le fichier « Ailleurs » et écrivit sur le clavier numérique.

«5/04 : pas trouvé.»

Ces données se retrouvaient partout sur la page. Les dates s'y étaient accumulées sur des mois entiers, toujours suivies des mêmes mots : pas trouvé. Un carnet de bord virtuel qui regroupait ses amères déceptions quotidiennes, ses recherches infructueuses.

Car Arsène cherchait son ailleurs.

Pendant un temps, cet arrêt de bus abandonné au bord de la mer, légèrement surélevé par la digue, l'avait emmené ailleurs. Mais ça n'avait rien été de durable. Le jeune homme avait pu s'évader un instant, se retrouver, penser et ne pas penser, se laisser aller à ses divagations, mais la réalité avait fini par le saisir par les chevilles et le ramener sur terre, comme à chaque fois. Arsène s'en alla. Il récupéra son vieux vélo de ville qu'il avait abandonné sur un coin de la route déserte, vérifia que son sac de voyage bien chargé tenait dans le panier et partit. Une fois de plus, il n'avait aucune idée d'où il allait, mais cela ne le préoccupait pas. Le garçon avait simplement ancré ses écouteurs dans ses oreilles, y diffusant un vieux son rock des années quatre-vingt, et pédalait maintenant aussi vite qu'il le pouvait, sans but. Arsène voulait seulement ressentir. La vitesse plaquait ses cheveux mi-longs en arrière, les secouait et les emmêlait, elle lui brûlait les yeux presque aux larmes, elle faisait sauter tout son corps à la moindre déformation de la route, elle rendait ses bras tremblants de peur de perdre le contrôle, elle lui donnait envie de hurler. Et il hurla. Parce qu'il voulait ressentir. Et c'était pour ressentir qu'il était parti un jour de chez lui sans rien dire, laissant sa mère toujours absente et son père pervers seuls, ses études en plan, ses amis inexistants délaissés. Il se souvint brutalement du message de sa maternelle.

— Si je manque à maman, c'est parce que je ne peux plus lui conseiller quelle robe porter, et si je manque à papa, c'est parce qu'il ne peut plus me foutre dans son lit ! cria-t-il pour lui-même.

Un quotidien domestique insupportable, des résultats scolaires lamentables, la solitude constante. Il était parti. Désormais, ses parents hypocrites mis de côté, il ne manquait à personne, et personne ne lui manquait. Tout ce qui lui faisait défaut dorénavant, c'était ce qu'il définissait comme son ailleurs. Cette petite chose, quelque part dans le monde, qui lui montrerait qu'il avait sa place ici-bas. Cette sensation de bonheur à l'état pur que tout le monde semblait ressentir si facilement. Ce qui le ferait sentir vivant. Ce lieu, ce paysage, cette émotion, peu importe ; quelque chose qui vienne d'ailleurs.

Perdu dans ses pensées, il ne vit pas le virage droit devant lui, et à défaut de tourner, il s'envola dans le décor quelques instants avant de violemment rebondir sur la descente. Pris de surprise et de panique, il tenta de freiner aussi vite qu'il put, mais dans la précipitation, Arsène ne mesura pas sa force : il ralentit avec tant de puissance que son corps entier passa par-dessus le guidon, finissant de descendre la pente en roulant sur lui-même. Son vélo continua sa course quelques mètres plus loin, avant de s'écraser durement contre un arbre à la lisière de la forêt. Le jeune garçon se redressa difficilement sur ses coudes, des étoiles imaginaires défilant devant ses yeux, avant de se lever et de tenter de mettre un pied devant l'autre. Ça m'apprendra... se dit-il. Arsène se dirigea jusqu'à son véhicule échoué au pied d'un pin, le redressa et continua sa marche en le poussant, s'engouffrant dans la forêt qui sembla l'avaler dans ses branches. Le soleil déclinait lentement à l'horizon, et le blond cendré flottait dans sa bulle mentale une fois de plus, n'apprenant pas de ses erreurs passées. Arsène finit par déboucher dans une large clairière ronde. Dans le fond, un étang trônait, devancé par une voie ferrée qui coupait l'endroit dégagé de droite à gauche tandis que le soleil déversait les derniers rayons de l'heure dorée. Il y voyait l'endroit parfait pour planter sa tente, soigneusement pliée dans son sac. Il préféra l'installer à distance raisonnable des rails, pensant que le passage était encore fréquent, et rentra en terre la dernière sardine peu avant la tombée de la nuit. Pour son repas, le jeune homme piocha dans un des quelques casse-croûtes qui lui restaient. Bientôt, il n'en aurait plus, tout comme ses économies, et il songeait sérieusement à des solutions. De ses maintes réflexions, trois lui étaient restées : effectuer des petits boulots, voler, ou encore rentrer chez lui. Elles lui paraissaient toutes plausibles, sauf la dernière. C'était hors de question.

Tard dans la nuit ou tôt le matin selon les personnes, Arsène sortit de sa tente après avoir bien dormi. Sa montre lui indiquait qu'il était presque six heures, et le soleil pointait timidement le bout de ses rayons. Il changea rapidement de vêtements, se disant qu'il profiterait de l'étang pour faire une sommaire lessive (et qu'il se "lessiverait" lui-même par la même occasion). Rêvant les yeux ouverts, il marcha à droite puis à gauche, les mains dans les poches et les pieds traînants, se laissant guider par ses pensées, finissant par marcher en équilibre sur les rails de fer. Il eut tôt fait de lever les bras à l'horizontale, tentant de trouver l'axe de son corps tout en avançant petit à petit. Soudain, il s'immobilisa et s'assit sur les traverses de bois. Levant la tête vers les cieux, il les observa un moment. Ils se paraient de couleurs violacées et rosées, bleutées à un extrême et blanchâtres à l'autre, la lune et les étoiles s'effaçant pour un nouveau sommeil diurne, l'astre du jour venant éclairer la Terre de ses rayons. Arsène sentit une très légère vibration sous lui, se rappelant que les trains passaient encore sur cette voie. Mais il ne bougea pas. Il n'y avait jamais pensé, à la mort. Après réflexions, pourquoi pas ?

Elle pourrait très bien l'être.

Son ailleurs.

— Hé, si j'étais toi, j'attendrais le train sur un quai ! C'est un poil moins dangereux. Enfin, c'est toi qui vois.

Arsène sursauta de tout son être, au bord de la crise cardiaque, et se retourna vivement, levant la tête pour identifier l'intrus. Derrière lui se trouvait un jeune homme visiblement plus âgé que lui, d'une taille démesurément élevée. Ses cheveux roux flamboyant, frisés et terriblement soyeux (Arsène les jalousait déjà) tombaient en cascade sur son épaule droite, rasés du côté gauche, tandis que ses yeux profonds d'une couleur d'ambre fixaient Arsène depuis leur hauteur. Il portait un long et ample débardeur blanc délavé orné du logo du Hard Rock Café, un pantalon en jean gris sombre retroussé en plis grossiers sur ses Rangers, et son manteau noir aussi fin et large qu'un châle frôlait ses chevilles. De toute sa vie, Arsène n'avait jamais croisé quelqu'un d'aussi... particulier. Cet homme si singulier lui tendit sa main droite, dont les phalanges étaient tatouées de lettres illisibles depuis la position d'Arsène. Il renchérit de sa voix grave et suave :

— Bon, tu comptes te lever ou mourir ici bêtement ?

Le jeune garçon était décontenancé, mais il saisit tout de même l'avant-bras de l'inconnu qui l'aida à se relever d'un coup sec. Même debout, le blond ne lui arrivait qu'au torse tant il était grand. Aucun mot ne parvenait à franchir le seuil de ses lèvres.

— J'ai le droit de savoir ce que tu fabriquais au beau milieu de ces rails ?

— Je... traînais.

— Tout seul au beau milieu d'une forêt... (il jeta un coup d'œil vers la tente) en campant ! C'est triste, tu ne trouves pas ? lança-t-il d'un ton plus ironique que compatissant.

— Tu es seul aussi, rétorqua Arsène, presque arrogant.

Le nouveau venu se retourna et fit quelque pas, les bras croisés derrière la tête, puis soupira :

— Tu marques un point, (il pivota la tête vers le plus jeune) mon cher... ?

— Arsène, articula-t-il. Je peux savoir ce que tu fais là, mon cher... ?

— Isao, pour te servir. Et moi, je peux savoir ?

— ... Non.

— Alors toi non plus.

Le jeune garçon avait du mal à comprendre ce qui lui arrivait. Il s'était temporairement installé dans une forêt éloignée de tout, et jamais il ne se serait attendu à recevoir de la visite. Encore moins d'un homme aussi.... original. Arsène regardait Isao qui marchait nonchalamment dans l'herbe, semblant observer les alentours, passant fréquemment une main dans ses cheveux roux. Son apparence, son caractère, sa façon d'être ; rien de tout cela ne faisait sens. Isao se retourna soudain vers lui, le regardant dans les yeux, et pour la première fois depuis longtemps, Arsène fut déstabilisé. C'était ce genre de regard auquel on ne pouvait rien cacher, qui vous mettait à nu, qui voyait tout en vous. Ce genre de regard qui avait déjà connu les plus grandes souffrances comme les plus immenses joies, et qui de ces expériences brillait d'une envie brûlante de vivre. Ce genre de regard qui, peu importait ce qui arriverait, ne se soumettrait jamais et ne cesserait pour rien au monde de rayonner. Un regard puissant, sauvage, libre. Un regard vivant.

— Hé, je sais que je suis pas trop mal mais quand même, c'est glauque que tu me fixes comme ça, souffla Isao dans un rire.

Arsène pesta avant de regarder ailleurs immédiatement. En prime d'être passablement insupportable avec ses répliques, plus le temps avançait, plus cet homme l'intriguait, et cela l'agaçait au plus haut point. Il se décida à prendre les choses en main.

— Hé.

— Oui, petit ?

— (Arsène tiqua au surnom) Si je te dis ce que je fais ici, tu le feras aussi ?

— Quoi, je t'intéresse tant que ça ? rit-il.

— Réponds !

— D'accord, d'accord... soupira Isao. À toi l'honneur ?

Après de courtes réflexions, Arsène regretta son choix. Il n'avait jamais parlé à personne de ce qui avait pu se passer sous son toit, et il n'était certainement pas prêt à le faire. Aussi loin qu'il pouvait être, la peur de son père l'habitait encore, comme un spectre qui le poursuivrait jusqu'à la fin de ses jours. Il sentait encore l'angoisse qui lui prenait brusquement les tripes lorsque son prénom retentissait dans leur petit appartement, ses vaines tentatives de se cacher, les pas lourds de son paternel qui résonnaient au rythme des sanglots qui le prenaient, la crise de panique qui enserrait doucement sa gorge, de plus en plus fort, il...

— Hé, Arsène, ça va ?

L'interpellé revint brusquement à la réalité, réalisant que la crise d'angoisse naissante ne faisait plus uniquement partie de ses souvenirs. Il était au bord des larmes. Pris au dépourvu, il balbutia :

— Je, oui, enfin...

Isao posa une main rassurante sur son épaule.

— On va juste dire que ce n'était pas tout rose chez toi, et que tu as préféré partir loin, d'accord ?

Arsène opina du chef, comme anesthésié par le sourire apaisant qu'on lui adressait. C'était étrange de voir comment une personne qu'il ne connaissait que depuis quelques instants se souciait de lui, à l'inverse de celles qu'il avait fréquentées toute sa vie. C'en était presque drôle. Triste. Mais pour la première fois depuis qu'il était en âge de raisonner, il ne se sentait plus seul. Presque remis de ses émotions, ses larmes naissantes enfouies une fois de plus au fond de lui-même, Arsène attendait l'autre part du marché — même s'il n'avait pas réellement rempli la sienne. Isao sembla comprendre ce que l'autre voulait et répondit d'un air bien trop naturel :

— Moi ? J'avais juste envie de voyager.

Il marqua une pause devant l'air insatisfait du plus jeune.

— Écoute, c'est vrai que ça paraît inéquitable, mais je ne pouvais pas savoir que ton cas serait... comme il est.

Isao avait ponctué ces derniers mots d'un sourire idiot qui collait étrangement bien sur son visage. Arsène soupira, mitigé entre l'amusement et l'agacement, et décida d'aller rassembler ses affaires sans plus adresser de mots au roux. Il ne comptait pas rester ici plus longtemps. Ce qu'il pensait être son nouvel ami, et qui ne semblait pas décidé à partir, l'aida à plier la tente, attendri devant les essais infructueux du plus jeune. Arsène eut alors tout le loisir de l'observer, et à sa propre surprise, fut pris d'une soudaine crainte de le voir s'en aller. Voilà plusieurs jours que le fugueur n'avait plus la moindre idée d'où il allait, il était déprimé et la solitude qu'il avait tant cherchée commençait à lui peser. De plus, l'aîné ne semblait pas être de mauvaise compagnie. Quoiqu'un peu stupide, il voyait en lui quelqu'un d'ouvert d'esprit, amusant et sympathique, apte à tuer son ennui, ne serait-ce qu'un peu et qu'un temps. Peut-être que tout ce qu'il lui manquait n'était qu'un compagnon de route ? Ce ne fut que lorsque Isao lui parla qu'Arsène sortit de ses pensées et remarqua par ailleurs que son aîné, l'air abruti, se baladait sur le smartphone du blond, oublié dans la tente.

— Hé, rends-moi ça ! cria-t-il immédiatement, se jetant sur lui.

— (Il esquiva) Tiens, un nouveau message de "maman" !... Dix-huit ans, aujourd'hui ? Vraiment ? Toi, majeur ?

Arsène, ne trouvant rien à répondre, se contenta de lever les yeux au ciel dans un souffle las. Son aîné n'avait cependant pas fini de se lamenter.

— Non mais, je ne pourrais même plus t'appeler "gamin" ? C'est quel genre de monde, ça ? Qu'est-ce que j'ai fait pour avoir un si mauvais karma ?

Le blond aurait dû soupirer, râler, mais c'était plus fort que lui : il laissa un petit ricanement glisser d'entre ses lèvres, ricanement qui bourgeonna lentement en un rire franc. Il ne pouvait qu'être honnête avec lui-même : Isao était si idiot qu'il en était drôle. Et ce dernier, plutôt que de s'offusquer qu'on se moque de lui de la sorte, ne fit que sourire, un mélange de joie et de fierté au fond des yeux. Car il avait vite cerné son cadet comme quelqu'un de peu jovial, et le voir rire de la sorte était tout sauf vexant. Même s'il riait de lui. C'était gratifiant. Une fois la tente pliée, Arsène, qui se balançait d'un pied à l'autre, demanda d'une petite voix :

— Et donc, tu comptes partir, ou tu veux... enfin...

— Pourquoi faut-il que les questions dont les réponses sont les plus évidentes soient toujours si gênantes ? répondit Isao dans un soupir faussement lassé. Et pourquoi faut-il toujours qu'il y ait quelqu'un pour me les poser ?

Arsène resta dubitatif un moment.

— Et donc ?

Isao le fixa quelques secondes dans les yeux avant de partir vers le nord-est.

— Allez, on y va !

— On y va ? Où ? fit Arsène, se lançant derrière lui au pas de course.

Son compagnon se retourna vers lui, continuant de marcher à reculons, faisant dos au soleil qui se levait. Il arborait un sourire bêtement heureux, celui impatient de se jeter dans l'inconnu, ignorant tous les risques, défiant tous les principes. Il leva les mains à hauteur de sa tête avant de répondre simplement :

— Je ne sais pas !

Et pendant un instant, rien qu'un instant, Arsène se dit qu'avec lui, il trouverait son ailleurs.

*

Arsène et Isao avaient fini par retrouver la civilisation quelques jours plus tard, une petite commune perdue au milieu de nulle part, ponctuée de petits commerces. Le roux avait vite manifesté son besoin d'acheter des cigarettes, se lamentant d'avoir fumé sa dernière dans la journée. Le plus jeune aurait bien voulu l'accompagner, mais on l'en avait empêché, sous prétexte qu'un enfant n'avait rien à faire dans un tabac (et il était loin de l'avoir bien pris). Alors Arsène attendait, assis sur une balançoire d'un parc pour enfants désert, la tête appuyée sur la chaîne droite. Elle lui faisait mal à l'oreille, mais il était si bien installé qu'il oubliait progressivement la douleur. Il jouait distraitement avec les graviers au sol du bout des pieds, couvrant ses baskets d'une fine couche de poussière. Les doux rayons d'un soleil de fin d'après-midi chauffaient agréablement ses cheveux cendrés, tandis que ses paupières lourdes se fermaient doucement. Il se laissait lentement porter dans un monde de rêveries, épuisé par les derniers jours. Vivre avec Isao était loin d'être de tout repos, Arsène n'ayant pas l'habitude d'avoir de la compagnie. Mais au bout de quelques jours, il avait fini par être connaître sa manière d'être, prévoir avec plus ou moins d'exactitude ses réactions, et il n'avait jamais autant apprécié la compagnie de quelqu'un. Si taquin et envahissant Isao était-il, c'était une vraie bouffée d'air pour Arsène, qui semblait avoir appris à respirer de nouveau. Lui qui avait songé à retourner chez ses parents, cette idée était désormais aussi loin que sa maison. Mais le clic familier d'un appareil photo le ramena sur terre. Arsène ouvrit brusquement les yeux, se retrouvant nez à nez avec Isao, son téléphone brandit devant lui.

— Oh, tu ne dormais pas ? s'interrogea simplement le roux.

— Non, je somnolais juste, je suis crevé, grommela Arsène, tiré d'un demi-sommeil. Mais je peux savoir ce que tu faisais avec ton téléphone ?

— Je complétais ma collection de photos de personnes mignonnes.

Le jeune homme encore sur la balançoire lança aussitôt un coup de pied, malheureusement esquivé.

— Pervers ! cria Arsène, indigné.

Isao partit d'un rire franc, énervant davantage son compagnon, avant de sortir une cigarette et de l'allumer une fois mise en bouche.

— Tu vas mourir du cancer des poumons, lui fit remarquer Arsène d'un ton frustré, presque enfantin.

Après en avoir soufflé longuement la fumée, Isao haussa les épaules et répliqua du tac au tac :

— Si ce n'est que ça, ça passe ! Allez, on y va.

Comme d'habitude, Arsène n'avait aucune idée d'où ils pourraient bien aller, mais il s'y était fait. Ça en devenait presque excitant. Il se leva de la balançoire dans un grincement métallique, rejoignant son compagnon déjà parti au petit trot. La nuit tomba bien vite tandis qu'ils continuaient de marcher dans les rues de cette banlieue déserte, où seul le vent faisait écho au bruit de leurs pas. Isao tourna soudainement à sa gauche, prenant vers un parking. Le plus jeune pensa d'abord qu'il voulait sortir de la ville pour installer leur tente, mais ses hypothèses s'effacèrent lorsque Isao entreprit d'escalader un garage et de s'asseoir sur son toit. Dans un soupir amusé, Arsène grimpa à son tour et ne tut pas sa remarque.

— Tu as des drôles de pulsions, tu sais.

— Et je les suis toujours, répliqua-t-il naturellement. Pourquoi se priver quand tu peux faire ce que tu veux ?

Isao s'allongea.

— Lève un peu la tête, Arsène.

Ce dernier n'avait même pas remarqué à quel point le ciel était beau, cette nuit-là. Il s'étendit à son tour sur le toit en ardoises lisse et légèrement incliné, les pieds dans le vide. Quelques minutes s'écoulèrent dans une quiétude pleine. On entendait par moments quelques miaulements discrets, des sons lointains de moteurs, le bruissement des arbres, la légère brise qui venait les caresser ; mais c'était tout. Seuls au monde. Ils étaient seuls au monde face à l'immensité de l'espace. Et c'était si plaisant. Un vif trait lumineux traversant le ciel bleuté un court instant attira immédiatement l'attention d'Arsène. Incrédule, il n'osait dire à Isao ce qu'il venait de voir, mais ce dernier le prit de court.

— Il y a une pluie d'étoiles filantes, ce soir.

Les mots ne vinrent pas à Arsène. Il sentit simplement son cœur se serrer, répandant une douce chaleur en lui. Il sourit bêtement. Il se souvenait bien avoir dit à Isao à quel point il aimait les étoiles, à quel point elles illuminaient sa vie bien sombre. Il l'avait dit à Isao, et ce dernier l'avait amené là. Arsène n'avait pas les mots.

— Hé, Arsène, lança son compagnon.

L'interpellé tourna la tête vers lui. Ils se faisaient face.

— Oui ?

— Tu... Tu n'as jamais pensé à ouvrir ton cœur à quelqu'un ?

Arsène regarda de nouveau les lyrides qui filaient à toute allure dans le ciel. Un sourire vint lui étirer les lèvres, un sourire triste qui comprimait ses poumons, humidifiait ses yeux, entravait sa respiration, fit trembler sa voix :

— Mon cœur s'est endormi.

*

Une goutte. Deux gouttes. Trois. Quatre.

Arsène reçut quelques perles d'eau de pluie sur les joues, dans ses cheveux, sur le bout de son nez qu'il retroussa avant d'éternuer bruyamment. Le jeune homme se redressa, chaque parcelle de son corps engourdie par le froid nocturne, le dos endolori. Il se frotta distraitement les yeux, émit un bâillement éloquent, éternua une fois de plus, avant de prendre lentement conscience qu'ils avaient passé la nuit sur le toit du garage. Quels "idiots-bêtes", dirait Isao. Arsène sourit un peu stupidement à cette pensée, se frotta vigoureusement les bras pour se réchauffer et s'ébroua une fois de plus. En dessous d'eux, plusieurs personnes venaient récupérer leur voiture, leur lançant des regards intrigués ou méfiants. Arsène s'étira de tout son long, savourant la sensation du flux sanguin repartant vers les extrémités de son corps, humant l'air matinal empli de pluie. C'est alors qu'un mouvement à ses côtés le fit sursauter : Isao s'était redressé.

— Tu ne dormais pas ? lança Arsène, à mi-voix.

— Difficile de ne pas se réveiller quand tu éternues aussi fort que le son d'un train à vapeur, répondit son aîné dans un bâillement. Et le bonjour, c'est pour les chiens ?

Mais leur discussion fut coupée court : bientôt, les gouttes qui n'étaient que solitaires et éparses tombèrent par milliers. Les deux compagnons avaient sauté du toit en hâte, s'abritant de leur veste, Arsène manquant de s'étaler au sol en atterrissant (non sans essuyer une raillerie d'Isao). Très vite, l'aîné avait repéré un garage mal fermé, qui semblait cassé ; ils n'avaient pas demandé leur reste. Qu'il appartienne à quelqu'un ou non, ils comptaient bien rester ici jusqu'à ce que la pluie se calme. Une fois à l'intérieur, Arsène referma la porte derrière eux et alluma la petite ampoule qui semblait s'accrocher de toutes ses forces au plafond. L'intérieur était un grand débarras : des tas de meubles, d'antiquités, d'objets s'entassaient dans tous les coins. Une vraie mine d'or. Isao leur dénicha deux chaises, et après un sommaire repas dû à l'heure (midi quarante-sept, certaines personnes sont plus accros au sommeil que d'autres), ils entreprirent de fouiller le garage. De ses recherches, Arsène n'avait conservé qu'un ukulélé soprano, de même qu'Isao avait déniché une guitare acoustique qu'ils accordèrent rapidement. Tous deux s'installèrent, et très vite, l'aîné gratta un air bien connu de son cadet. Écoutant le début instrumental, Arsène guettait le bon moment : allait-il l'étonner ? Une fois la bonne mesure arrivée, il entonna d'une voix douce et serrée :

Every breath you take ; Every move you make....

Arsène perçut une hésitation dans la rythmique : il avait réussi. Alors il continua de sa voix alto cette balade devenue un grand classique, sa voix s'éraillant par moment sur les attaques, appuyant les consonnes comme il en avait l'habitude. Les chansons défilèrent ainsi, une douce quiétude flottant dans l'air frais du garage éclairé par la lueur tamisée et orangée de l'ampoule. S'ils avaient froid, leur cœur brûlait. Arsène respirait pleinement. Un dioxygène pur pénétrait sa trachée, descendait dans ses poumons puis remontait en notes douces s'élevant au plafond. Il se sentait bien, juste bien, ni trop ni pas assez, ailleurs, dans une fragile bulle de bonheur qu'il ne voulait jamais briser. C'était bête, à quel point la musique pouvait le bercer. C'était bête, mais c'était surtout beau. Et la présence d'Isao n'y était peut-être pas pour rien. Finalement, Isao posa la guitare, les doigts douloureux mais ravi. Il avait tempêté toute la journée ; il leur parut donc préférable de rester abrités.. Il installa les vieux matelas encore en état qu'il trouva puis s'étala sur l'un d'eux, dans un grincement métallique de ressorts cassés. Arsène s'assit simplement au bord du sien, pensif. Il le savait, là, tout au fond de lui. Il avait besoin de parler. Parce qu'il était persuadé qu'Isao comprendrait.

— Hé, Issa...

— Hmm ?

— Je... Je vais te demander un truc, ça peut sembler bizarre, tu me promets de ne pas me juger ou quoi ?

Isao affichait un air intrigué avec une pointe d'étonnement, mais affirma tout de même :

— Jamais.

Arsène inspira longuement.

— Est-ce que... Est-ce que tu penses qu'il existe une chose, quelque part, qui nous montre que nous sommes à notre place ici ? Comme du bonheur à l'état pur, qui nous ferait sentir vivant ? Un lieu, un paysage, une émotion, peu importe... quelque chose qui vienne d'ailleurs.

— Et pourquoi pas une personne ?

C'est tout ce qu'Isao répondit. Arsène ne rajouta rien. À bien y réfléchir, il n'y avait plus rien à dire. Alors, toujours assis au bord de son matelas, Arsène attrapa la guitare et, dans tout son talent de débutant, s'accompagna une dernière fois.

But still I find you there ; Next to me...

*

Arsène se tourna et se retourna sur son matelas jusqu'à ce qu'il admette qu'il ne s'endormirait plus. Il était tôt, comme le lui avait montré l'horloge téléphonique, dans les alentours de sept heures. Et alors qu'il s'étirait, un sentiment de malaise le gagna. Comme un serpent vicieux qui grimpe sur le bout de vos pieds, s'enroule autour de vos jambes, ondule sur votre buste jusqu'à finalement venir enserrer votre gorge, vous stranguler, vous broyer la trachée. Il était persuadé d'avoir vu un message sur son écran, ignoré dans sa fatigue matinale. Sa main tremblait lorsqu'il déverrouilla son appareil.

[Papa]

> Ne t'avises jamais de rentrer, petit con. Ta mère et moi vivons très bien sans toi. Tu sais ce qui t'attends si tu pointes ton cul ici, de toute façon. Tu te souviens de la ceinture ?

Il la sentait, là, nichée en lui, prête à exploser. L'angoisse. Sa poitrine, ses épaules, tout son corps commençait à trembler, accélérant sa respiration. Sa tête tournait sous les bouffées de chaleur alors que de la glace coulait dans ses veines. Il devait le voir. Il fouilla la pièce des yeux, mais ne vit que le vide. La goutte de trop. Arsène éclata en sanglots alors qu'il se ruait à l'extérieur. Où ? Où était-il quand il avait plus que tout besoin de lui ? L'air glacial du matin lui fouettait les os, mais il courut devant les garages, criant son nom, en larmes.

Car il suffisait d'un rien pour briser Arsène. Semblable à la faible flamme d'une chandelle, la moindre brise le faisait vaciller. Hypersensible, il n'avait jamais su y remédier. Mais c'est alors qu'il pleurait toujours plus que des bras fermes venus de derrière vinrent le serrer soudainement. Une cigarette fumait dans la main gauche. Et tout s'arrêta. Arsène fut comme anesthésié. Il se retourna et vint se presser contre Isao, retrouvant un souffle normal. Ils n'échangèrent pas un mot. À quoi cela pouvait-il bien servir ? Il n'y avait rien à dire. Ressentir était suffisant. Arsène finit par relever la tête et ne trouva qu'un sourire rassurant, auquel il se risqua à répondre, encore secoué de ses émotions. Cette tentative désastreuse provoqua le fou rire d'Isao, si contagieux.

L'évidence lui apparut. Il l'avait trouvé.

Son ailleurs.

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