Love Among The Ruins
Seul à son bureau, Jack Crawford relisait encore et encore les mêmes paragraphes du dossier depuis déjà vingt minutes. Du temps où Bella était en vie, il faisait son possible pour séparer sa vie privée de son travail. Rares étaient les fois où il ramenait des dossiers à la maison, et, lorsqu'il le faisait, le regard à la fois soucieux, sévère et compatissant de son épouse venait l'en détourner. Bella avait toujours eu ce pouvoir, et elle avait toujours été la seule à le posséder. A présent, Bella n'était plus. Jack éprouvait quelques scrupules à piétiner sa mémoire ainsi en rapportant tous ses dossiers avec lui, mais il était passé outre... Peut-être qu'une part de lui espérait toujours voir son souvenir surgir dans l'encadrement de la porte, avec ce même air désapprobateur qu'il adorait tant, pour lui proposer de la rejoindre sur le canapé. Ou peut-être que l'affaire sur laquelle il enquêtait avait tout simplement aboli les frontières de sa vie privée...
Will et Hannibal s'étaient frayé un chemin dans sa vie, dans son intimité, dans son cœur. Il les avait tous les deux reçus chez lui en diverses occasions, ils avaient diné à sa table et lui à la leur, ils avaient connu Bella... Ils s'étaient mutuellement infligé des blessures qui n'appartenaient pas qu'aux simples ennemis...
Les blessures infligées par nos amis sont les plus dures. Car en fin de compte, une fois que la peine, le chaos et l'agitation sont retombés, ce sont les seules qui restent. Les seules qui comptent. Et elles laissent une marque tangible au fond de l'âme...
Jack frissonna. Le feu brûlait dans la petite cheminée de son cabinet de travail, mais il ne le réchauffait pas. Bella était morte depuis longtemps. Partie, pour toujours, comme Will et Hannibal. Si Jack leur remettait un jour la main dessus, il n'était pas sûr de ce qu'il trouverait en face de lui... Hannibal, à coup sûr, serait resté le même. Mais Will...
Jack ferma les yeux. Imaginer Will faisait naître en lui toute la culpabilité avec laquelle il s'efforçait de vivre, depuis ce jour terrible où il avait découvert le cadavre de Dolarhyde. Le grand dragon rouge avait été massacré, il n'y avait pas d'autres mots. La quantité astronomique de sang que l'on avait retrouvée sur les lieux témoignait qu'il avait fait payer cher la rançon de sa vie. Mais le résultat restait le même. Deux hommes s'en étaient pris à Dolarhyde, deux hommes avaient abattu ce monstre formidable, et deux hommes manquaient à l'appel...
Sur le moment, Jack n'avait pas compris. Pas osé comprendre... Il avait envoyé des escouades entières de policiers fouiller les environs, la mort dans l'âme à l'idée de retrouver le corps de son ami Will, et le cannibale échappé...
Mais la vérité était pire. Dolarhyde avait apporté une caméra sur les lieux, ce jour-là. Malgré elle, tombée selon un angle étrange, la caméra avait immortalisé ce que Jack n'aurait jamais osé concevoir, pas même dans ses rêves les plus fous...
Hannibal et Will avaient tué Dolarhyde. Dans ces quelques images filmées dans le noir, Jack aurait été incapable de dire lequel était l'un, lequel était l'autre, tant leurs corps bougeaient de concert, tant leurs mouvements s'accordaient avec une précision parfaite, mortelle... Pour la première fois, Jack avait véritablement eu un aperçu de la fusion mentale qu'effectuait Will avec les meurtriers qu'il traquait. Car à cet instant-là, Hannibal et Will ne faisaient plus qu'un. Leur volonté de vivre s'était unie pour abattre leur ennemi. Et l'ennemi avait succombé...
Jack enfouit sa tête entre les mains sous l'assaut du souvenir, insoutenable, mais son esprit ne lui accorda aucune grâce. Quelque chose en lui voulait croire qu'il aurait pu vivre avec le meurtre de Dolarhyde qu'il venait de voir. Mais il y avait la suite. Il y avait les dernières images enregistrées par la caméra, avant que le FBI ne la retrouve... Il y avait Will, dans les bras d'Hannibal. Et l'instant d'après, la chute...
Jack se frotta les yeux. Ces images, il ne les avait pas montrées à ses étudiants. Voir le triomphe dans leurs regards lui aurait été insupportable. La preuve qu'Hannibal et Will formaient bien désormais les Amants Tueurs... La preuve de la disgrâce du FBI, tourné en dérision devant le pays entier, bel et bien baisé, baisé et en beauté, Jack Crawford le premier...
Jack se recula dans son fauteuil, désireux d'oublier dans les flammes, de s'y perdre, hypnotisé par leur danse... S'il n'y avait que sa réputation et celle du FBI en jeu, peut-être aurait-il pu l'endurer. Comme n'importe quel agent, il avait parfois été amené au bord du scandale dans le cadre d'affaires difficiles... Mais cette fois, c'était différent. Pour la première fois de sa vie, Jack éprouvait véritablement le sentiment d'avoir commis une faute. D'avoir été aveugle, d'avoir refusé de voir... Le service entier se jouait de lui, et il le méritait.
Jack secoua la tête : « Ressaisis-toi », voulut-il se dire. « Il n'y a qu'une façon de réparer les choses et tu le sais. Il n'y a qu'une façon d'arranger ce désastre, de payer pour tes erreurs à défaut d'apaiser ta conscience... »
Jack n'aspirait aucunement à la rédemption. Il avait changé Will Graham en tueur et il le regretterait pour le reste de sa vie. Mais il était de sa responsabilité, à présent, de l'empêcher de nuire. Chaque vie volée, chaque instant de liberté passé en compagnie du Docteur alourdissait sa faute. Jack ignorait jusqu'à qu'elle point sa culpabilité le laisserait respirer...
Alors, replongeant dans le dossier une fois de plus, Jack lut le paragraphe suivant.
Après la chute de Will et Lecter, Jack avait fait sonder la mer en contrebas du précipice. Une tâche difficile, car ici les eaux se précipitaient sur les rochers sans discontinuer, et, après la blessure de deux plongeurs, ses supérieurs lui avaient fait comprendre que le dossier avait tout intérêt à être classé au plus vite, avec la mention « Présumés Morts » inscrite en rouge en haut de la fiche.
La débâcle n'avait pas plu au FBI. Le fait que Jack Crawford ait une fois de plus fait appel à Will Graham, un agent instable ne manifestant aucun enthousiasme pour la tâche (et un attachement avéré pour le Docteur), le fait que cet agent ait échappé à leur contrôle pour se retourner contre eux, facilitant de même la fuite d'un des criminels les plus dangereux du pays, le tout dans un bain de sang... Le FBI voulait classer l'affaire. Le FBI voulait minimiser les faits, étouffer dans l'œuf la controverse qui ne manquerait pas de les éclabousser...
La presse s'était vue imposer un contrôle sévère, Freddie Lounds en tête. Personne n'avait eu accès au moindre détail du dossier. Les quelques agents qui s'étaient risqués à livrer des commentaires furent aussitôt rétrogradés. Cela servit d'exemple pour les autres, et très vite, on annonça simplement dans les journaux que le meurtrier Francis Dolarhyde était mort, tué par l'agent spécial Will Graham, malheureusement décédé de ses blessures. L'évasion et la mort d'Hannibal furent mentionnées comme un fait parallèle, sans davantage de détails. Ironiquement, cette version des faits donnait Will en héros. Des funérailles militaires lui furent accordées en grandes pompes, et pendant un temps, Jack se risqua à pleurer son ami, coupable mais soulagé que Will ait malgré tout eu le bon geste, à la toute fin...
Et puis, les meurtres avaient commencé. Par habitude – par paranoïa ? – Jack avait continué de garder un œil sur le site d'Interpol, comme une vieille routine si profondément ancrée en lui qu'il n'y prêtait guère plus d'attention. Jusqu'au jour où une affaire avait explosé à son regard.
« Ce sont eux. »
Il l'avait su, à la seconde où il avait vu la première photo, sans avoir besoin de lire le dossier ou d'en apprendre davantage. Il l'avait su, et il s'était rué sur son téléphone pour contacter les agents en charge de l'enquête.
Un homme avait été tué deux semaines plus tôt à Paris, à quelques rues du quartier touristique du Louvre. On avait retrouvé le corps dans la cave d'une boutique de vin dont il était le propriétaire. Placé debout contre le mur du fond, l'homme était maintenu en place par une treille de lierre artificiel, dont il se servait pour décorer sa vitrine. Un examen complémentaire avait démontré que c'était ce même lierre que l'on avait serré autour de son cou jusqu'à l'étouffer.
- C'est Lycurgue, avait dit Jack Crawford à l'inspecteur de la police française chargé de l'enquête.
- Je vous demande pardon ?
- Le mythe de Lycurgue. Un roi d'Asie Mineure, qui avait manqué de respect à Dionysos, le dieu du vin. En châtiment, une nymphe lui est apparue pour se changer en lierre, la plante attribut du dieu, et il est mort étouffé dans son étreinte...
L'inspecteur au bout du fil avait semblé le prendre pour un fou, et Jack avait alors conclu la conversation. S'il voulait que ses supérieurs le prennent au sérieux, il devait s'y prendre calmement, procéder par étapes. Rassembler des preuves solides avant de demander la réouverture du dossier. Aussi dans les jours qui avaient suivi, s'excusant pour son manque de clarté, il avait envoyé le dossier d'Hannibal et Will à la police française, contenant notamment les photos des meurtres les plus mis en scène de Lecter, et il avait conjuré ses homologues de procéder à une vérification complète des organes du corps avant de conclure le rapport d'autopsie.
Les deux reins étaient manquants. Ce nombre, plus que tout le reste, avait convaincu Jack que ses pires craintes s'étaient réalisées. L'inspecteur de la police française, choqué par la nature subtile et inhabituelle du crime, avait semblé lui prêter davantage d'attention, et lui avait avoué qu'avant sa mort, le marchand de vin était soupçonné de couper ses produits les plus chers afin d'augmenter son stock...
Il n'en avait pas fallu davantage à Jack. Le lendemain, il s'était présenté devant ses supérieurs avec l'avis motivé de la police française. Un second meurtre, quelques semaines plus tard, avait achevé de lui donner raison.
- Pourquoi maintenant ? avaient demandé ses supérieurs. Cela fait deux mois depuis la mort de Dolarhyde ! Tout le monde les croyait morts ! Pourquoi rompre leur couverture de façon aussi voyante, pourquoi nous indiquer où ils sont, et comment diable sont-ils arrivés en Europe ?
Jack n'avait pas de réponses à ces questions, excepté la dernière :
- Vous m'avez ordonné de clore le dossier, avait-il reproché. Puisqu'ils étaient censés être morts, il n'y avait aucune raison de surveiller les aéroports. Ils le savaient, ils en ont profité.
Il n'avait jamais rien ajouté, satisfait de flirter avec l'insubordination, et de la lueur de rancune dans le regard de ceux qui ne l'avaient pas cru... Mais c'était une maigre satisfaction.
Aujourd'hui, six mois après ce premier meurtre, Jack contemplait les photos de tous ceux qui avaient suivi, étalés sur son bureau. Hannibal et Will n'étaient pas restés longtemps à Paris : cela, il aurait été prêt à le parier. Paris appartenait au temps qu'Hannibal avait passé en cavale avec Bédélia : Paris et Florence... Pour entamer sa nouvelle vie avec Will à ses côtés, Jack se doutait qu'Hannibal voudrait quelque chose de plus exclusif, quelque chose qui n'appartenait qu'à eux...
Le Docteur et Will lui avaient donné raison en semant la mort à Vienne. Alors seulement, Jack avait commencé à se dire qu'ils ne cherchaient pas à passer inaperçus. Qu'ils voulaient qu'il sache, lui, Jack Crawford, qu'il sache où ils se trouvaient, ce qu'ils faisaient ensemble, ou, du moins, qu'ils ne voulaient pas avoir à vivre leur « amour » en cachette...
Combien de temps cela durerait-il, Jack n'aurait su le dire. Les premiers feux de la Lune de miel finiraient par s'éteindre pour laisser place à la prudence. Alors, le plus grand danger serait qu'Hannibal et Will entrent en hibernation, se fondent dans la masse et se perdent, pour un an, dix ans, le temps que le FBI les oublie...
Jack n'avait pas l'intention de laisser cela se produire. Un poisson déjà ferré était deux fois plus difficile à attraper, lui avait un jour dit Will. Mais aujourd'hui la saison de la pêche était ouverte. Ce qu'il fallait à Jack, c'était un appât. Un appât suffisamment juteux pour que ni l'un ni l'autre n'y résiste, mais suffisamment discret pour qu'ils ne flairent pas le piège...
Pensif, Jack contempla les scènes où Hannibal et Will avaient reproduit un célèbre tableau d'Edward Burne-Jones. Un préraphaëlite... Il aurait dû se douter qu'Hannibal aimait ce genre de peinture. C'était le titre, pourtant, qui l'inquiétait.
« Love among the ruins ».
Sur l'original, Burne-Jones avait peint un couple enlacé au milieu des vestiges d'une cité antique, un buisson de roses fleurissant à leurs côtés... Dans leur version, Hannibal et Will avaient disposé un couple sur un lit de roses, tendrement unis, mais c'étaient eux, le véritable couple, les véritables héros de la scène... Que vouliez-vous dire, Will ? Que vouliez-vous dire, Docteur Lecter ? Que votre union triomphera, même si elle cause la ruine du monde ?
Jack secoua la tête. Le tableau original était conservé en Angleterre : si Hannibal l'avait vu de visu, cela remontait à des années. Il n'y avait pas de tableaux préraphaëlites à Vienne...
Saisi d'une soudaine inspiration, Jack se leva pour parcourir les rayons de sa bibliothèque. En dehors de l'Italie, il n'avait jamais visité aucun pays d'Europe, mais Bella avait malgré tout veillé à faire de leur foyer une demeure cultivée. Jack avait hérité d'elle quelques notions d'histoire de l'art – loin d'être aussi poussées que celles du Docteur, évidemment, mais rien de déshonorant... Et Bella lui avait également légué des ouvrages.
Balayant les nombreux traités de criminologie qui avaient hanté ses jeunes années de service, Jack s'empara de Rembrandt, Rubens et Vermeer. Il ignora le Moyen Âge pour parcourir la Renaissance et le siècle d'or. Brueghel, Van Eyck, Memling, Cranach et Dürer étaient désormais ses maîtres... Les peintres des écoles du Nord, méconnus, malaimés des américains, mais qui trouveraient sans nul doute grâce aux yeux d'un érudit du vieux continent comme Hannibal Lecter...
Etalant le fruit de ses recherches sur le bureau, Jack se fia à Internet pour développer son projet. Will et Hannibal étaient à Vienne : ils le lui avaient fait savoir, et ils ne le laisseraient pas les prendre là-bas. Il devait les attirer dans son propre piège...
Les deux complices devaient se douter qu'il avait ordonné par le biais d'Interpol que tous les accès des plus grands musées d'Europe soient étroitement surveillés. Cela demandait un travail monstre, mais à l'heure qu'il était, la photo des deux hommes avait tant circulé aux informations internationales et dans les rues des plus grandes capitales que Will et Hannibal ne pourraient pas faire un pas au Kunsthistorisches Museum de Vienne sans se faire reconnaitre. Ils ne s'y risqueraient pas. Non, pour endormir leur méfiance, il fallait les amener autre part... Ils ne devaient pas prévoir de rester en Autriche très longtemps s'ils y avaient laissé des traces...
Contemplant la carte de l'Europe qu'il avait convoquée sur son écran, Jack demeura pensif. Il avait éliminé l'Autriche, l'Italie et la France. Le tableau de Burne-Jones dénotait un élan romantique, un goût pour ce mouvement particulier de la peinture anglaise, mais Jack ne pensait pas qu'Hannibal se rendrait à Londres... La ville était trop laide, trop moderne pour ses exigences esthétiques.
Non. Pour le tenter, il fallait une ville ancienne. Lecter n'avait pas choisi Vienne par hasard : son escapade avec Will lui avait inspiré l'envie du Nord... Une ville de dimensions modestes, historique, authentique. Une ville encore liée au monde rural, car Will n'était pas un citadin : s'il vivait avec Hannibal, ils s'installeraient sans doute non loin d'une capitale, mais à l'écart, à la campagne. Will désirerait la solitude calme de la nature, et Hannibal la possibilité d'une vie culturelle riche...
Jack déplaça son regard vers le Nord. Les Pays-Bas et leurs peintres poétiques lui sourirent. Il avait demandé à Interpol de surveiller le Rijksmuseum, comme tous les autres grands musées d'Europe... Mais si on laissait du temps s'écouler ? Si on laissait Interpol lui témoigner publiquement son irritation et son manque croissant de moyens ? Si la surveillance se relâchait imperceptiblement, peu à peu, mois après mois...
Il y aurait des morts. Jack le sut à l'instant même où le plan se cristallisait dans son esprit. Pour attraper les Amants Tueurs, il devrait faire preuve de patience, et cette patience aurait un prix. Il devrait laisser Hannibal et Will agir en toute impunité, dans les ombres, si tel était leur souhait, pendant au moins un an... Mais il les aurait. Il voyait déjà le piège se refermer, à portée de ses mains...
Attrapant son téléphone, Jack vérifia l'heure aux Pays-Bas et composa le numéro :
- Je suis l'agent Jack Crawford, du FBI, dit-il à la femme parfaitement bilingue qui lui répondit. Je voudrais parler au conservateur du Rijksmuseum.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro