- Ça fait plus d'un an, Crawford !

- Un an et demi, monsieur.

- Un an et demi ! Un an et demi que vos hommes piétinent et que vous réclamez davantage de temps, pendant que les pistes refroidissent ! Où en est Interpol ? De quand date le dernier meurtre de Graham et Lecter ? Pour autant qu'on le sache, ils ont quitté Vienne depuis longtemps, et ce que nous craignions le plus s'est produit : ils ont disparu ! Ils se sont mis en hibernation, Crawford, et Dieu sait combien de temps il nous faudra désormais pour les retrouver !

Assis dans le bureau de son supérieur à Quantico, Virginie, Jack essuyait sans rien dire les réprimandes dont il était victime. Ce n'étaient ni les premières, ni les dernières. Jack avait vécu trop de choses dans sa vie pour se laisser affecter par de tels discours. Son supérieur le savait, et il finit par prendre une profonde inspiration afin de se calmer.

- Vous savez que cette inaction fait partie du plan, reprit alors Jack d'un ton posé.

- Je le sais, je le sais... Mais je n'ai jamais vraiment approuvé ce plan.

- C'est le seul que nous ayons.

- Les hommes ne comprennent pas ! Les polices françaises et viennoises ne comprennent pas ! Nous avons toutes les ressources du FBI à notre disposition, et nous remuons la vase : tout ce que nous sommes capables de faire, c'est brouiller les pistes : du bruit et des éclaboussures, que dalle.

- C'est exactement ce que je veux.

- Vous nous faites passer pour des incompétents. Vous croyez que Graham ne s'en rendra pas compte ? Vous croyez qu'il mordra à l'hameçon s'il se doute que vous sabotez l'enquête à dessein ?

- Je ne sabote pas l'enquête.

Croisant ses mains sur ses genoux, Jack reprit pour la énième fois un discours qu'il tenait depuis des mois. De temps à autre, son supérieur avait besoin de ce genre de réassurances :

- Nous avons creusé la piste des transports. Nous savons désormais que Lecter est plus que jamais décidé à nous prendre à contre-courant : lui et Graham ne se sont pas rendus en France par avion, mais à bord d'un bateau de croisière, alors que nous savons vous et moi qu'il doit abhorrer ce style de vie. Graham et lui ont pris des cabines séparées en seconde classe sous de fausses identités, et aucun membre du personnel n'a jamais pu affirmer formellement les avoir vus ensemble. Pour autant qu'on puisse en juger, ils n'ont laissé aucun souvenir de leur passage, personne ne savait même qu'ils se connaissaient. Ils ont été extrêmement prudents.

Jack marqua une pause et reprit :

- Leurs fausses identités, Achille Semper et Pierre Dusmenil, n'ont pas refait surface depuis leur traversée. Tout porte à croire qu'ils les ont abandonnées, en sachant que nous remonterions leur piste une fois qu'ils auraient recommencé à tuer. Ils ont ensuite rendu visite à Bedelia Du Maurier dans son appartement parisien. Ils ont dû vivre là une semaine, peut-être deux, le temps de visiter la ville et de semer quelques cadavres pour signifier leur retour. Ensuite, ils sont partis pour Vienne. Le premier cadavre retrouvé là-bas date de quatre mois après la mort de Dolarhyde : impossible de déterminer plus précisément quand ils sont arrivés sur place, ni combien de temps ils ont vécu en France. Le fait est qu'ils sont demeurés à Vienne au moins six mois de plus. Nous sommes dix mois après la mort de Dolarhyde : dernier meurtre de Graham et Lecter identifié. Ont-ils tué depuis, c'est probable. Mais il faut croire qu'ils ont décidé de retourner à une vie plus discrète. Ils savent qu'ils ne peuvent pas conserver leur liberté en nous narguant constamment, avec Interpol à leurs trousses. Cependant, j'ai quelques pistes.

Jack se permit de fouiller lui-même dans la pile de dossiers qu'il avait apportés à son supérieur. Retrouvant la date qu'il cherchait, il ouvrit la chemise en grand :

- Un an après la mort de Dolarhyde. Un homme est retrouvé mort sur la terrasse de sa maison, en pleine campagne hollandaise. Ses blessures sont sensiblement similaires à celles qu'a subi Dolarhyde aux mains de Graham et Lecter. Même si la police locale était dépassée, ils ont quand même identifié deux agresseurs. Ces marques là, sur le sol (il sortit une photographie du dossier), me font fortement penser à un trépied. Comme la caméra présente la nuit où Graham et Lecter se sont échappés.

Son supérieur lui arracha littéralement le dossier des mains :

- Pourquoi vous n'avez pas référencé ce crime ? Ce sont eux, c'est évident ! Ce sont eux, et ils ont encore changé de pays !

- Oui, et ça veut dire que notre plan marche.

Crawford s'autorisa un sourire. Son supérieur était à bout de nerfs, il était temps de relâcher la pression :

- Graham et Lecter sont entrés en hibernation, par prudence. Mais ça ne veut pas dire qu'ils n'ont pas leurs petits rituels. Leur langage bien à eux. Je crois que Freddie Lounds ne s'était pas trompée sur eux sur un point : ce sont des romantiques. Ils ont tué cet homme le jour de leur « anniversaire ». La police hollandaise n'a pas tardé à identifier ses empreintes comme étant celles d'un dangereux tueur en série qui sévissait dans la région depuis plus de quinze ans, exactement comme Francis Dolarhyde. Vous comprenez ce que ça signifie ? Graham et Lecter se sont offert une petite chasse. Ils ont traqué cet homme et ils l'ont tué pour commémorer leur alliance. Ils ne peuvent pas échapper à ce genre de célébrations, de symbolisme, c'est plus fort qu'eux. Et ils ont choisi les Pays-Bas.

Crawford sourit :

- Il y a un an, j'ai appelé le conservateur du Rijksmuseum à Amsterdam. Je lui ai dit qu'Interpol réclamait sa pleine et entière coopération pour organiser la plus grande exposition de peintures du Nord de tous les temps. Après quelques délibérations, les crédits ont été débloqués à flot, et j'ai obtenu tous les plus grands spécialistes sur le coup. L'annonce de l'exposition a été faite huit mois après la mort de Dolarhyde. Quatre mois plus tard, on sait que Graham et Lecter ont franchi la frontière pour célébrer leur anniversaire aux Pays-Bas. Le village où ils ont opéré n'est qu'à quelques dizaines de kilomètres d'Amsterdam.

- Vous croyez vraiment qu'ils ont choisi de s'établir là-bas pour votre foutue expo, Crawford ?

- Je le crois, oui. Je crois aussi qu'ils ont choisi un village isolé et un mode opératoire « sobre » pour ne pas attirer l'attention sur eux. Ils ont voulu célébrer leur anniversaire uniquement pour eux, sans bousiller leur couverture. Une seule petite entorse à leur hibernation... Mais je l'ai trouvée, moi, cette entorse. Je l'ai trouvée, et je suis certain que Lecter au moins mordra à l'hameçon.

Crawford reposa le dossier sur la table :

- Lecter est un esthète. J'ai demandé au conservateur du Rijk d'axer sa rétrospective sur Vermeer. Vermeer est un peintre légendaire dans les pays du Nord, et il n'a produit qu'une trentaine d'œuvres. Elles seront toutes présentes pour l'exposition. Toutes, vous entendez ? Le plus grand rassemblement de Vermeer de tous les temps. Un évènement comme on n'en a encore jamais vu dans le monde de l'art. Lecter ne pourra pas résister : il viendra, d'une façon ou d'une autre, il viendra au Rijksmuseum. Peut-être qu'il ne le dira pas à Graham. Peut-être qu'il tentera de se déguiser. Mais l'exposition ouvre dans une semaine, et je peux vous assurer que je compte bien scruter personnellement chaque image que captera chaque foutue caméra de ce putain de musée.

Son supérieur secoua la tête :

- Je vois beaucoup trop de failles dans votre plan.

- Ce n'est pas pour rien que je vous fais attendre depuis un an, et vous le savez. Je n'ai pas abandonné l'enquête. Mais j'ai besoin que Graham et Lecter le croient. J'ai besoin que Lecter, au moins, se laisse convaincre par la main-d'œuvre et les fonds que demande une chasse à l'homme internationale de cette envergure : un an et demi après leur échappée belle, il doit se dire que la surveillance permanente des institutions culturelles européennes a été relâchée. Que mes supérieurs me coupent les fonds, comme vous menacez de le faire en ce moment-même. Que j'ai perdu ma crédibilité et que nous avons simplement renoncé, en attendant qu'ils sortent de leur silence. Je sais très bien ce que ces derniers mois ont coûté à ma carrière, au FBI, au contribuable, et je m'en fous. Lecter mordra à l'hameçon. Je suis bon pêcheur, monsieur. Il n'y a qu'une seule faille à mon plan.

Son supérieur lâcha un soupir :

- Et je peux savoir laquelle ?

- C'est Will Graham qui m'a appris à pêcher.