Chapitre 19 - (2)
« Ne l'avez-vous pas vu, ce matin ? » demanda Aëla, d'une voix marquée par la fatigue.
Assise sur l'agenouilloir, la femme menue dont les cheveux blancs étaient cachés sous une coiffe d'un blanc terne écarquilla les yeux de stupeur. Elle aurait reconnu cette voix démoniaque parmi des centaines. Elle osa à peine se tourner vers la voix.
Du coin d'œil, elle aperçut des cheveux marrons tressés grossièrement sur une chemise en lin blanc qui faisait ressortir sa peau bistrée. Ses mains frémissaient trahissant la peur qu'elle ressentait. Elle lâcha le maillet ovale dans l'eau cendrée. Que faisait cette sorcière, là ?
La buandière se ressaisit, récupéra sa batte et battit sans accorder la moindre attention à la jeune femme, contrairement aux autres laveuses et lavandières.
O, elle battait le vêtement fort.
L'ouvrière n'avait pas envie de s'attiser les foudres du Seigneur en adressant une parole à celle qui pactisait avec le diable. Si jamais, elle croisait ses prunelles maudites, son âme serait conduite tout droit en enfer, d'après le prêtre de son église.
Cela, la femme pieuse, ne le voulait pas. Il était déjà bien difficile d'accepter que son fils côtoie « cette chose », tous les jours. Elle avait bien imploré maintes fois, Paul, de quitter ce lieu de malheur où il était tantôt palefrenier ou domestique. Il n'entendait guère raison.
Tout en battant le tissu de plus en plus fort, éclaboussant Aëla, elle se demandait par quels subterfuges démoniaques, la mulâtresse avait réussi à ensorceler son cher fils.
La mère s'inquiétait et souffrait de l'entêtement de son fils, si bien qu'elle se rendait chaque jour à l'Eglise pour prier. Il n'y avait pas un seul jour où elle ne s'acquittait pas de l'aumône par pénitence, plus que par véritable charité.
Si seulement son défunt mari était encore là. Si seulement elle n'avait pas eu à vivre chez son beau-frère.
Le cœur cogna contre sa poitrine, la mère de Paul tapait le maillet contre le linge, comme une furie. Comme la saleté qu'elle faisait disparaître de la chemise, elle émettait le désir que « cette enfante du Malin » quitte les lieux au plus vite.
À bout de force, elle arrêta le battement. Lorsqu'elle déposa son outil de travail, elle surprit quelques œillades indiscrètes de ses consœurs ahuries. Que pensaient-elles ? Que dirait-on à l'Eglise ?
« N'avez-vous pas aperçu votre fils ? » posa à nouveau Aëla poliment en lui tendant un linge crasseux du panier.
La honte qu'elle éprouvait avait été chassée par la colère. Ses joues rougies, elle essora avec vigueur le tissu, imaginant qu'elle tordait le cou de la « pécheresse ». Quand allait-elle partir ?
« Je ne partirai que lorsque vous me répondrez. »
La mère de Paul se figea. Par quelle diablerie, avait-elle lu dans son esprit ? Il fallait qu'elle sorte de son esprit à jamais. Alors, la mère de Paul secoua frénétiquement la tête.
« Merci ! »
Aëla soupira. Elle roula en boule l'étoffe et le posa sur le rebord du lavoir. Elle avait vite compris qu'elle n'était pas la bienvenue. Elle se releva et regarda autour d'elle, dans l'espoir d'y découvrir un visage familier. Aussitôt, les lavandières ombrageuses cessèrent leurs murmures intempestifs et reprirent les durs labeurs.
Par chance, près d'un muret éclairé par un rayon de soleil qui s'était échappé des nuages gris, elle aperçut une jeune adolescente blonde. Cette dernière plaçait une pièce de toile alourdie par l'eau sur les étendoirs.
Elle, peut-être, serait en mesure de la renseigner.
Alors qu'elle s'éloigna, la mère de Paul lança un regard rempli de répugnance en direction de la mulatresse puis prit une chemise drapée, à côté de l'étoffe pelotée. Elle la plongea dans l'eau cendrée du cuveau en marmonnant des conjurations.
À grandes enjambées, Aëla se dirigea vers elle. Avec des regards méfiants, les femmes s'écartèrent de son chemin comme si elle était porteuse d'une maladie. Aëla se jura qu'une fois qu'elle mettrait la main sur ce crétin de Paul, elle lui ferait payer l'inquiétude et le désagrément qu'il lui avait causés.
Dès les premières lueurs du jour, l'atypique parisienne l'avait attendu sur les marches du perron. Elle l'avait attendu, ainsi, jusqu'au petit matin, en prenant soin d'éviter Gabriel de Berry. À chaque fois qu'elle pensait à ses yeux bruns, une sensation étrange l'enveloppait. L'avait-il vue, hier soir ? Elle en était convaincue.
Bon sang, qu'est-ce qu'il lui avait pris d'agir ainsi ? Qui, sur cette terre, réagissait comme elle ? Pourquoi avait-elle fui au lieu de l'accueillir avec joie comme Pénélope ? Elle poussa un petit cri contrariée et se cacha le visage avec ses mains.
« Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ai-je fait cela ? »
Cependant dès qu'il s'agissait de lui, elle adoptait un comportement ridicule. Et maintenant, elle se sentait si sotte. Elle avait été aussi sotte que les héroïnes si dramatiques des romans indigestes que Pénélope affectionnait tant.
Elle réprima ses pensées qui se dirigèrent vers le beau de Berry. Elle devait se concentrer sur Paul. Il ne s'était pas présenté pour travailler ce petit-matin. Son absence était fort étrange. Incapable en place dans l'alcôve à chevaux où elle avait passé la plupart de la nuit à peaufiner des recettes, elle était partie à sa recherche dans Paris, après une courte toilette.
Il était presque onze heures lorsqu'elle était arrivée à la place Sainte-Opportune. Plus tôt, elle s'était rendue dans les garnis* de la rue Saint-Honoré, derrière les Tuileries. Aëla connaissait bien ce quartier et ses habitants. Pour cause, elle avait soigné presque tous le quartier. Sans hésiter, elle avait monté trois étages d'un immeuble d'apparence convenable.
Nerveux, les yeux rougis par le manque de sommeil, un homme qui portait une barbe grisâtre lui avait ouvert. Cette barbe creusait les joues de l'oncle de Paul. Le dos courbé, par son métier de vannier et la chemise salie, il l'observa avec surprise. Le soulagement s'était lu sur sa figure grisée lorsqu'il y avait découvert la jeune femme face à elle.
Par l'entrebâillement de la porte, elle aperçut le lieu spartiate composé qu'une chambre de vie. Il était difficile d'imaginer onze personnes y vivre et dormir. Il avait eu la gentillesse d'accueillir la femme et les enfants de son frère lors de la mort de ce dernier. Aëla était venue quelques fois, enfant avec Jeannette puis adulte chez le vannier, pour conférer des certains soins. Derrière sa jambe, un garçonnet y avait trouvé refuge. Elle demanda si Paul avait passé la nuit chez lui. Celui-ci lui avait répondu qu'il ne l'avait pas vu un bon moment.
« Dis à ce morveux que le loyer ne se payera pas tout seul, rajouta-t-il sèchement. Les pauvres écus que gagnent sa mère et de sa sœur nous permettent à peine de nous nourrir. »
Aëla acquiesça et s'excusa pour le dérangement. Elle lui glissa quelques écorces de saule blanc qu'elle avait, dans sa bourse, afin que soulager ses inflammations chroniques et s'en alla.
Après cette visite infructueuse, elle avait pris la route vers le lupanar de la rue Saint-Musc, où Paul avait ses habitudes. Elle avait grimpé jusqu'à la fenêtre de Jehanne, la belle-de-nuit anglaise dont il s'était épris pour le moment. Mais, rien. Elle, non plus, ne l'avait pas vu depuis hier soir.
Alors, elle s'était résignée à aller à la Saint-Opportune où travaillaient la sœur et la mère de Paul. Aëla s'approcha subrepticement de la sœur de Paul en profitant de l'absence d'une lavandière. Derrière un linceul humide, Aëla interpella la jeune femme blonde qui ne l'avait remarquée.
« Que fais-tu là ? chuchota-t-elle, crispée. J'espère que personne ne t'a vue.
— Difficile de ne pas me remarquer, rétorqua Aëla tout bas en montrant son visage. Je cherche ton frère. Lui as-tu parlé depuis hier ? »
Un contremaître passa, empêchant la sœur de Paul de répondre. Elle fit un geste de dénégation tout en secouant le linge, geste qu'imita Aëla. Face à ce nouveau refus, cette dernière soupira de plus belle.
« Tu en es sure ? insista-t-elle malgré elle.
— Par Saint Blanchard, personne n'a aperçu ce gamin depuis hier ! » intervint d'un ton abrupt une dame épaisse derrière Aëla.
Elle tirait une brouette remplie de vêtements propres.
« Si tu veux savoir, ce n'est pas une mauvaise chose. Ce gamin ne sait pas se tenir avec ses idées saugrenues de révoltes et de liberté ! Où est-il allé chercher tout ça, c'est à se demander ! Il allait nous causer des graves problèmes. Tout comme toi. Alors, décampe de là avant que le patron et le contremaître se rendent compte de ta présence. Allez Oust !»
Sur le regard suppliant de la sœur de Paul, Aëla quitta le petit abri du lavoir fourmillant de la place Saint-Opportune.
Elle navigua dans les rues remplies de blanchisseuses, de buandières, de batteuses, de femmes apportant des sceaux d'eau. Une seule question l'obsédait : qu'était-il advenu de Paul ? Qu'avait-elle manqué ?
Dans les rues bruyantes de Paris, elle marcha vers la taverne. Peut-être aurait-elle plus de chance de le trouver là-bas ?
Lorsqu'elle franchissait la porte de la taverne, la Charmeuse de la taverne écrivait dans un petit carnet. Elle releva la tête puis croisa le teint terne d'Aëla. Cette dernière l'interrogea du regard. Volupia grimaça tout en désapprouvant en un coup de tête.
« C'est impossible ! s'exclama Aëla en s'asseyant un des tabourets du comptoir. Une personne ne peut pas disparaître de la surface de la terre ! »
Avec un soupir de désespoir et de rage, elle posa sa tête contre la longue table en bois cabossée par endroit. Du bout du doigt, elle traçait certaines lettres gravées.
« Seulement s'il ne désire pas qu'on la retrouve, répondit Volupia en griffonnant sur le carnet de comptes. Comme toi, ....
— Pourquoi ? » l'interrompit la jeune métisse en relevant sa tête.
Elle n'avait pas songé à cette hypothèse qui lui paraissait absurde.
« Pourquoi fuirait-il, maintenant ? rajouta-t-elle en étirant ses tempes
— Il ne t'est pas venu une seconde à l'esprit que peut-être, et j'ai bien dit peut-être que Paul nous ait doublés ? suggéra son amie entre deux calculs. 19 fois 15 moins 150...
—135, répliqua Aëla en fronçant les sourcils. Quel serait le motif de ce soudain départ ?
— Pour une personne si intelligente, tu peux être si étrangement naïve ! Cela me dépasse. Pour l'argent ...ou bien l'amour ! »
Les prunelles brillantes, Volupia leva le nez de son carnet.
« On peut faire de si stupides choses à cause de cette dernière, continua-t-elle. Tu en sais quelque chose, non ? »
Sans laisser le temps de répondre à Aëla, Volupia pencha le buste son amie embarrassée..
« Hier soir, tu es partie aussi vite qu'une peste. Où étais-tu passée ?
— On avait besoin de moi. Les malades n'attendent...
— Jamais, finit Volupia avec un petit sourire. Je suis déjà au courant. Néanmoins, sacrée coïncidence, non ? Rien à voir avec l'arrivée soudaine d'un certain Gabriel.
— Quoi ? Il est revenu ? dit Aëla faussement détachée. Quand ? J'imagine que Pénélope devait être si contente ! »
Volupia acquiesça en sondant son amie.
« Passe encore que tu me caches ton amant secret...
— Ce savon à culotte n'est pas mon amant !
— Mais, lui ! s'extasia cette dernière. Il est si charmant, intelligent, étonnamment galant, ... »
Le cœur d'Aëla se pinça pendant une fraction de seconde lorsqu'elle vit l'enthousiasme que Gabriel provoquait chez sa camarade.
« Si tu avais vu comment il était monté ! Son pa—
— Volupia ! s'étrangla-t-elle en tordant les doigts, ce qui fit rire son amie. Peut-on revenir à Paul ? Tu te souviens de lui...
— Oh Paul, Paul et encore Paul ! Comment l'oublier celui-ci ! Es-tu partie voir son insupportable belle-de-nuit anglaise ? grimaça son amie avec dédain.
— Tu peux l'appeler Jehanne, tu sais ! Elle est toujours chez Madame Mercier à l'attendre.
— Ou bien c'est ce qu'elle essaie de te faire croire. On ne peut pas faire confiance aux anglais. Tous des fourbes.
— Jehanne avait sincèrement inquiète pour lui quand je suis allée la voir ce matin. Par ailleurs, ce n'est le genre de Paul de nous trahir ! »
Découragée, Aëla poussa un long soupir et reposa lourdement sa tête contre le comptoir. Les yeux à moitié clos, elle remémorait la journée d'hier à la quête d'une information qu'elle aurait oubliée.
« Que t'avais-je dit hier à propos du pouvoir d'un con ? Donne-moi des informations sur Gabriel ! quémanda d'un ton enjoliveur Volupia, en prenant la main d'Aëla. A-t-il... »
Cependant, Aëla ne l'écoutait plus concentrée à se souvenir de sa conversation d'hier.
« Les Bersons ! s'écria Aëla dans une lueur de lucidité
— Quoi ? Il aime ...
— Non ! Pas Gabriel ! Paul ! »
Devant l'air ahuri de Volupia, elle se corrigea.
« Non pas Paul ! Enfin, Paul est parti chez les Bersons, s'exclama la brune en sautant du tabouret. C'est le dernier lieu où il s'est rendu hier ! Comment j'ai pu raté ça ! »
Alors qu'elle se pressa vers la porte, elle entendit Volupia boudeuse clamer :
« Enfin, attends ! Renseigne-moi juste si Gabriel a une belle-de-nuit ! Cela ne me dérangerait pas ....
—Comment le saurai-je, Volupia ? interrompit Aëla en haussant des épaules, totalement indifférente. Même s'il en avait une, cela ne t'empêcherait pas de le devenir. Maintenant, il faut que j'aille ! »
— Qu'aurais-je, donc ? Et, où dois-tu te rendre ? » s'enquérit une voix masculine.
Aëla se retourna.
« Et, merde ! » murmura cette dernière ennuyée.
Gabriel se tenait, en obstacle, juste devant la porte. Cette fois-ci, elle n'avait pas aucun moyen de s'échapper.
Au même moment, un coupé dépourvu de faste d'un rouge brique se posta devant la demeure des De Berry.
« Messieurs, nous sommes arrivés. » indiqua un mousquetaire costumé en valet à la fenêtre.
D'un geste de la main, un des deux hommes assis sur la banquette souleva le rideau. Il détailla par-dessus le portail, l'hôtel particulier qui semblait respirer autrefois une certaine grandeur.
« C'est donc, ici, que loge notre vieux mousquetaire.
— Êtes-vous absolument certain, Monsieur ? »
En rabattant le rideau, il acquiesça. Un premier homme qui avait une veste marquis couleur bleu de Prusse descendit du coupé à l'aide d'un valet. En tapinois, sept mousquetaires étaient campés à chaque coin de rue. Huit autres se promenaient tantôt déguisés en commerçant, en palefrenier, en cocher ou domestique.
Un sifflement lui indiqua que les lieux étaient sans danger. Il s'avança vers la voiture dont le second homme en sortit. La cheville était couverte d'un collant blanc. Le pantalon rouge vermillon mouchetées s'arrêtait aux genoux. Selon la mode de la ville, il portait une veste courte à collet, déboutonnée laissant entrevoir un gilet marron raccourci à la taille. Des volants en mousseline dépassaient des manches de la veste où étaient cousues de part et d'autre des boutonnières. L'homme prit le soin de mettre un chapeau.
Dans la ruelle bruyante, les deux hommes passèrent inaperçus. Ils se dirigèrent vers la porte piétonne des De Berry. Celle-ci était entrebâillée. Soigneusement, le premier homme la poussa. Ils pénétrèrent dans la cour en piteux état. Les briques grisâtres étaient morcelées par endroit, et couvertes de mousse à d'autre.
Ils gravirent les quelques marches du perron. Arrivés à l'entrée, l'homme à la veste de marquis frappa le heurtoir de la porte : le même lors d'une terrible nuit treize ans auparavant.
Au bout de quelques minutes, sur le seuil, Joseph surgit tout sourire, sourire qui disparut aussitôt qu'il eut reconnu les deux hommes.
Tout son être se raidit.
Les mâchoires serrées, comme prêt à sauter sur eux, il les regarda tour à tour. Si la colère qu'il éprouvait à cet instant ne le submergeait pas, il se serait bien volontiers moqué de leurs tenues.
« Que faites-vous, là ? s'enquérit-il d'un ton sec.
— Eh bien, Joseph ! Est-ce ainsi que vous accueillez un vieil ami ? »
L'homme à la veste collet s'hasarda à fouler le châssis en posa une main amicale sur l'épaule de son interlocuteur qui esquiva avec habilité.
« Vieil ami ? répéta hostilement Joseph.
— Je vous avais connu plus enthousiasme, mon cher Joseph.
— Cela devait être au siècle dernier ! »
L'homme se mit à d'un rire franc qui résonna dans le vestibule, interpellant Jeanne.
« Votre humour me manque à Versailles.
— En effet, cela doit changer de tous vos fades adulateurs, répliqua Joseph acerbe.
— Joseph, intervint l'homme à la veste marquis, veuillez nous excuser... »
L'homme à la veste à collet se tourna surpris , à sa gauche et claqua des talons. Le second individu se ravisa.
« Pouvez-vous prévenir, Jacques, que nous souhaitons nous entretenir avec lui ?
— Qui dois-je annoncer ?
— Alexandre ? », s'étonna Jeanne, blême.
Avant que son mari ne puisse faire quoique ce soit, elle se gagna le seuil.
Et, comme si elle avait vu un fantôme renaître parmi les morts, elle balbutia avant de s'évanouir de choc dans les bras du propriétaire de la taverne.
« Le ... Le roi. »
Musique : Rescue Me par One Republic
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro