3 - Deux Sœurs Différentes (1)
« Monsieur de Langlée, je vous laisse les esquisses sur votre petite table ! », s'écria Pénélope de Berry dans l'arrière-boutique du tailleur le plus prisé de la capitale.
Pénélope se trouvait seule dans l'atelier, les couturières étaient toutes attelées à faire certaines retouches auprès des clients.
Elle se tourna vers les étagères dans lesquelles étaient rangées, dans un désordre apparent, des multitudes d'étoffes. De Berry admira l'arc-en-ciel de couleur devant elle.
Ses doigts effleurèrent des bandes de tissus aussi variées que colorées allant du taffetas, de dentelle, du coton jusqu'à la soie la plus raffinée.
Un doux sourire se dessina sur son joli minois. Elle connaissait les moindres recoins de cet atelier, maintenant. C'était son refuge, son havre de paix. Elle aimait effleurer, toucher, sentir les tissus pour s'en imprégner pour ses créations.
Plongée dans sa rêverie où mille esquisses prenaient forme, son pied buta contre un rouleau. Elle tenta de se rattraper. Dans sa chute, elle manqua justesse de se cogner contre la table où gisaient aiguilles, épingles, strass, boutons et perles de nacre.
Pénélope se redressa en s'appuyant contre la table faisant tomber au passage quelques boutons de nacre, éparpillés au sol.
« Bon sang », jura-t-elle.
Pénélope retroussa ses jupons puis se baissa. Elle les ramassa en maudissant sa gaucherie. Une certaine nostalgie serra son cœur. Elle n'était peut-être prête à quitter ses lieux. Elle se remémora le jour où elle avait franchi les portes du célèbre tailleur. La petite voix d'Aëla résonna en écho dans son esprit, comme un fantôme du passé.
« Pourquoi ne rentres-tu pas dans cette boutique ? Que risques-tu ? »
La douce Pénélope en avait bien envie mais elle se l'interdisait de peur d'embarrasser sa famille et son nom. Elle passait tellement de fois devant la devanture du tailleur avec sa domestique Jeanne et Aëla, sa sœur de cœur. Elle rêvassait devant et admirait tant les magnifiques robes dans lesquelles se pavanaient les femmes les plus élégantes de la Capitale. Oui, la jeune Pénélope rêvait et enviait secrètement que son trousseau regorge des semblables. Cependant de la Noblesse, elle n'en avait que le titre.
Dès que l'innocente enfante rentrait chez elle, elle s'empressait de monter quatre à quatre les escaliers, comme pour ne pas laisser l'inspiration filer. Essoufflée, elle entrait dans l'exiguë chambre qu'elle partageait avec Aëla. Pénélope s'asseyait sur le cabinet bien sommaire et ordonné. Elle prenait un papier et son fusain. Comme un chef d'orchestre, elle dessinait les modèles dont elle avait mémorisé, minutieusement et précision. Aucun détail ne lui échappait, la forme de la robe, le tissu, la dentelle, et autre pierreries. Lorsque le croquis était fini, elle ramena délicatement quelques mèches blondes qui auréolaient son visage, en détaillant son dessin d'un œil expert. Avec un enthousiasme, Pénélope de Berry se levait, et présentait son dessin à Aëla qui un livre à la main et un bâton, de l'autre, s'entraînait aux armes.
Celle-ci s'arrêta émerveillée :
« Mademoiselle De Berry, en voici bien du talent ! Vous voyez lorsque vous le voulez, dit-elle en imitant le maître de danse.
―Oh Aëla ! Peux-tu cesser un instant ? Dis-moi ce que tu en penses ! demanda nerveusement Pénélope.
― Que tu devrais avoir plus confiance en toi ! Et, qu'il est temps que tu imagines enfin tes propres robes, lui avait lancé cette dernière en s'écroulant sur le lit.
― Tu me flattes uniquement pour vendre mes dessins, rabroua Pénélope mal à l'aise devant les louanges d'Aëla.
― Comment oses-tu ! », se releva Aëla indignée.
Pénélope la regarda avec des gros yeux.
« Peut-être bien ! se ravisa Aëla. Il faut bien qu'on puisse financer tout cela.
― Financer ? Te voilà encore en train de parler comme un garçon.
― Qu'est-ce qu'un garçon aurait que nous n'aurions point, Pénélope ? souleva Aëla en prenant le livre pour le ranger. En tout cas, moi j'en dis que tu ne devrais pas gâcher ton talent comme ainsi. »
Pénélope rougit et secoua de la tête, trop gênée d'accepter le compliment.
**** ****
Au fil des années, le goût et le sens de la mode de la jolie noble à la tête s'étaient aiguisés. Elle dévorait le Mercure Galant et vouait une fascination la mode notamment versaillaise, le faste et le luxe tandis qu'Aëla, elle, s'indignât de jour en jour contre les conditions de vie plus que déplorables du peuple mal aimé du Roi de France.
« Pourquoi ne rentres-tu pas dans cette boutique ? Que risques-tu ? », s'exaspéra Aëla derrière Pénélope qui flânait.
Cette dernière, qui venait de fêter son quatorzième anniversaire, leva le nez de la devanture de la boutique où une inscription en lettre or ornait l'écriteau : De Langlée.
« Qu'aurais-je à dire ou à commander ? soupira Pénélope en serrant ses croquis près d'elle.
― Ne fais-tu pas partie de la noblesse ? », rétorqua avec malice Aëla.
Un moment de flottement s'installa. Pénélope, abattue par la tristesse, lorgna la robe bien trop bouffante d'une noble qui venait de sortir de la boutique.
« Tu fais partie de l'élite ! De ces gens-là, prêt à dépenser sans compter pour plaire à la Cour.
― Toi aussi, je te signale !
― Je suis une simple impertinente qui se prend pour un garçon, au dire de ta tante et ta cousine. Alors conduis-toi et agis comme ta cousine ! »
Pénélope qui jouait avec les coins, plissa ses yeux bleus, peu convaincue. Elle se tourna vers Aëla qui avait coupé ses cheveux courts tombant sur sa nuque. Elle avait l'air dédaigneux et condescendant que portait si bien Mademoiselle de Montafier ce qui fit apparaître un rictus sur le visage angélique Pénélope. Aëla savait, malgré son manque de tact, la réconforter.
Cette dernière jeta un coup d'œil et soupira de plus en y voyant une jeune noble y sortir avec sa mère.
Tout était si facile quand on s'appelait De Montafier, quand l'argent coulait à flots, ou quand on avait l'audace d'Aëla.
Porter la particule était une distinction et un avantage certain. Une de Berry faisait partie de la noblesse. Cependant, elle n'avait pas exactement tous les privilèges accordés à ce rang. Son grand-père, le Mousquetaire, avait à peine de quoi s'offrir des domestiques alors un trousseau. Ah cette noblesse impitoyable, si proche mais si lointaine.
Sa tante, Madame de Montafier avait financé son éducation ainsi que celle de son frère aîné Gabriel et celle d'Aëla malgré les multiples refus du Mousquetaire.
Mais l'argent venait à manquer et le peu de connaissances qu'avait le patriarche en matière de bienséance féminine était réduit.
Madame de Montafier ne manquait jamais de le lui faire remarquer surtout devant le comportement de la jeune et bagarreuse Aëla.
Jacques de Berry s'y résolut.
Humiliée chaque jour un peu par sa jeune cousine qui qualifiait ses robes de bouts de chiffons, Pénélope apprit grâce à la précieuse aide de Jeanne à rafistoler puis coudre ses propres tenues qu'elle dessinait.
Quant à Aëla, elle s'ennuyait terriblement lors des cours de menuet et s'éclipsait soudainement l'abandonnant à son triste sort. L'effrontée brune préférait se battre et jouer les soldats avec Gabriel et le Mousquetaire.
Voici le quotidien jusqu'au départ de Gabriel, l'aîné et après.
La voix d'Aëla tira la jeune rêveuse de ses pensées.
« Attends-tu ? »
― Nous n'avons pas les m- ...», se résolut à dire Pénélope avec une moue triste.
L'impulsive Aëla arracha les croquis des mains de la jolie blonde qui plaqua, effarée, devant sa bouche.
« Aëla ! Ne le fais pas ! Arrête ! Je t'ordonne de t'arrêter !
― Ordonne tant que tu veux mais il faut que tu m'attrapes. Enfin si tu peux ! », s'amusa Aëla qui détalait à grande vitesse.
Paniquée, Pénélope courut derrière l'adolescente, manqua la marche de l'entrée. Elle n'eut que le temps d'entendre le carillon scintiller avant d'entrer dans sa sœur qui bouscula une épaisse dame.
Au ralenti, les sœurs de Berry regardèrent les croquis de la benjamine virevolter dans tout l'atelier sous les regards médusés de l'assistance. Un long silence s'imposa et l'épaisse femme courroucée se tourna vers elles, éventail à la main.
Pris d'un soudain haut-le-cœur, elle dévisagea horrifiée la basanée puis secoua un mouchoir en soie sorti de sa poche sous son nez.
« Mulâtre ! Ne t'a-t-on pas éduquée proprement ? » gronda-t-elle outrée.
Pénélope vit les poings de sa sœur se serrer. Dans son for intérieur, Pénélope jalousait le caractère impulsif, hardi, courageux et déterminé de celle que les autres surnommaient la mulâtre, la basanée, l'ensorceleuse ou la sorcière à cause de ses yeux verts. Aëla suivait ses propres règles et ne se laissait pas dicter sa ligne de conduite, même avec Le Mousquetaire.
Lui arrivait-il d'être peinée par tous ces regards sur son passage et toutes les remarques ? Pénélope en doutait ou alors, celle qu'elle considérait comme sa sœur aînée n'en laissait rien paraître.
Elle qui était aux antipodes de sa sœur, plus douce, plutôt réservée, rêveuse et très obéissante voire trop.
« Je vous prie d'excuser..., se hâta-t-elle de bafouiller.
― Est-ce votre domestique ? Pensez-vous que nous sommes dans un lieu de débauche, ici ? Sachez à l'avenir la tenir proprement, Mademoiselle ! »
Pénélope osa enfin lever les yeux vers la dame fardée à outrance dont les commissures de ses lèvres se soulevaient d'une manière bien diabolique.
« Apprenez-lui les bonnes manières à cette sauvageonne ! s'éventa-t-elle. Fouettez-la comme on fait dans les plantations. Comprend-elle même le français ? Il paraîtrait que ces gens sont aussi bêtes que des animaux ! Que cache-t-elle sous ce jupon si sale ? »
Le cœur de Pénélope se pinça devant de tels propos qu'elle n'avait que trop souvent entendus. Elle se sentait si peinée et si révoltée pour Aëla.
« Sauf votre respect, Madame, que cachez-vous sous autant de fard et blanc ? lâcha Aëla avec insolence. La laideur de votre âme ou de votre visage ? Ceci ne semble guère fonctionner dans les deux cas. »
De Langlée dont le regard ne se détacha pas des croquis sourit devant la jeune femme qui n'avait visiblement pas sa langue dans sa poche. Et, quelques femmes dans l'assistance pouffèrent de rire.
« Sorcière ! Enfant du Diable ! persifla-t-elle, rouge de colère, en levant la main sur Aëla.
― Madame, ce n'est qu'une enfant. remarqua Monsieur de Langlée en se saisissant la main de sa cliente. Ne vous abaissez point à de telle manière. Une mulâtre si peu éduquée n'en vaut pas la peine. Qu'en dira-t-on ?
― Vous avez raison mon bon de Langlée, concéda-t-elle en méprisant Aëla.
― Imaginez qu'elle vous jette un sort lorsque vous la toucherez, suggéra suspicieusement une de ses amies. J'ai entendu dire que cette sorcière se venge ainsi.
― Je suis sûr, Madame, que Mademoiselle, dit-il en jetant un regard appuyé à Pénélope, corrigera proprement sa domestique en privé, n'est-ce pas ? »
Pénélope acquiesça poliment de la tête et Aëla s'offusqua. La jolie blonde lui écrasa le pied pour la faire taire en faisant des gros yeux.
La jolie blonde ne comprenait pas pourquoi Aëla était si rebelle, pourquoi elle ne savait pas se taire quand il le fallait. Que penseraient-ils d'elles ? Et, si sa tante avait vent de cela ?
Comme d'habitude, Pénélope bredouilla des excuses auprès de l'épaisse dame qui sortit furieuse de la boutique.
La jeune de Berry remarqua quelques-unes de ses esquisses par terre puis honteuse, s'empressa de les ramasser. Elle pinça ses lèvres et lança un regard furieux à Aëla en froissant un croquis.
« Allons-nous-en, Aëla, chuchota la benjamine en prenant le bras d'Aëla.
― Toi, l'insolente, as-tu fait cela ? », questionna l'habilleur sur un ton qui s'apparentait plus à un ordre qu'à une question.
Cette dernière se dégagea de l'emprise brusquement de sa petite sœur.
« C'est elle ! »
Aëla désigna du doigt Pénélope de Berry, embarrassée. Aëla décocha un sourire finaud vers Pénélope.
« Je veux ce modèle, Monsieur de Langlée ! » ordonna sèchement une cliente brune aux yeux noisette étincelants.
Celle-ci se leva faisant scintiller sa parure respirant l'opulence et le luxe dans lequel elle vivait. Elle tendit avec désinvolture le croquis à Monsieur de Langlée.
« M-Mais je ne peux...
― Je la veux.
― Assurément, Madame la Marquise ! s'inclina le tailleur résigné.
― Quant à vous, la brunâtre, vous avez de la chance qu'elle n'ait pas songé à vous dénoncer auprès des autorités du Roi. »
La marquise majestueuse passa devant les deux jeunes adolescentes qui lui avaient frayée un chemin. Une des femmes de compagnie lui lança un regard énigmatique à Aëla avant de quitter les lieux.
Monsieur de Langlée soupira, relâchant la pression. Puis, il se concentra sur les deux adolescentes puis se massa les tempes d'un air déconcerté. Travailler pour une jeune femme noble était interdit et il risquait de perdre sa licence. Personne ne s'opposait aux demandes de la favorite du Roi sous peine de fermer boutique. Aucun modèle qu'il avait proposé plus tôt à la Marquise ne lui avait plu. Le tailleur qui avait peur de perdre sa renommée n'eut d'autre choix que de passer un marché avec les adolescentes.
« Toi, la jolie blonde, suis-moi. »
Aëla poussa Pénélope pétrifiée qui vacilla en avant et manqua de peu de finir sa course sur la table de l'atelier.
C'était ainsi que le célèbre tailleur proposa en échange de quelques esquisses de payer Pénélope pour son travail, d'utiliser son atelier pour ses créations.
« De récupérer certaines étoles dans l'arrière-boutique ? s'écria la jeune fille aux yeux verts qui écoutait attentivement à la porte.
― Morbleu, elle est coriace en affaire, soupira de Langlée. Et de récupérer certaines étoles de l'arrière-boutique. Alors, qu'en dis-tu ? Marché conclu ? », s'enquit-il en tendant sa main.
Pénélope ne sut quoi dire. Était-elle en plein songe rêve ? Elle se pinça pour savoir si tout ceci fut bien réel. A la douleur qu'elle ressentit, tout ceci lui semblait bel et bien.
« Vous ne le regretterez pas ! s'exclama Aëla satisfaite à la place de sa sœur, adossée à la porte. Surtout ne me remerciez pas ! »
Pénélope scella le contrat en sautant dans les bras du tailleur qui esquissa un sourire avant de se détacher froidement.
« Les convenances, Mademoiselle ! »
Ainsi depuis ce jour, Pénélope de Berry travaillait en bravant la loi. Elle se faisait passer pour la nièce éloignée du célèbre tailleur et l'aidait lorsqu'elle avait du temps libre.
La plus jeune des de Berry n'avait pas prévu le succès qu'avaient rencontré ses modèles, surtout la fameuse robe dorée de l'exigeante et coquette Marquise de Montespan qui avait fait perdre les quelques cheveux qui restaient sur la tête de Monsieur de Langlée.
Une représentation de l'étincelante robe brodée d'or.
***
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