Chapitre 8
8.
Willow ne va pas beaucoup mieux le lendemain matin. Quand Nils se réveille, il se dépêche d'aller vérifier son état. Posant une main sur son front, Willow est à peine réactif mais son torse s'élève et s'abaisse à un rythme plutôt irrégulier. L'un comme l'autre n'a pas eu une nuit des plus reposantes.
Nils lui tend un verre d'eau, l'inquiétude dans le regard. Il semblerait qu'ils ne puissent pas reprendre la route aujourd'hui, il va falloir payer pour au minimum une seconde nuit. Même si Willow finit par se sentir mieux en milieu de journée, il aura quand même besoin de rester tranquille et ne pas se jeter tête baissée dans de nouvelles aventures.
— Ta fièvre a l'air d'avoir augmenté.
— Ça va aller.
Nils soupire et tourne les talons pour aller se brosser les dents.
Willow est assis en tailleur, dans sa chemise de nuit à carreaux qui retombe sur une de ses épaules. Il a les cheveux en désordre et de lourds cernes sous les yeux, témoignant de la nuit pénible qu'il a passée.
Ce coup de froid l'agace, il regrette de ne pas avoir pu mieux le gérer. Même s'ils ne peuvent pas cracher sur le prix des nuitées ici, la somme qui en résultera sera tout de même doublée s'ils ne partent pas aujourd'hui.
Alors Willow se lève, traîne des pieds sur la longueur de la chambre. Nils sort de la salle de bain au même moment, pour écarquiller les yeux et se mettre devant lui afin de lui barrer la route.
— Qu'est-ce que tu fais ? lui demande-t-il sur un air réprobateur.
Willow se penche vers sa valisette, y cherchant des habits pour la journée.
— On peut pas se permettre de rester ici.
— On a les moyens, le contredit Nils.
— Pour combien de temps encore ? Deux ou trois jours ? Et après on mendiera pour avoir un toit ? Ou pire, on s'enfuira encore comme des criminels ?
Nils ne répond rien, ce qui ne veut pas dire qu'il est d'accord avec le point de vue de Willow.
Il se place derrière lui et lui agrippe le bras, le forçant à se relever. Willow l'affuble d'un regard curieux, mais aussi agacé. Nils n'abdique pas, car ce qui serait une mission suicide n'est pas de dépenser quelques dollars superflus, mais de prendre la route sans but avec quelqu'un qui n'est pas en état de se concentrer pendant des heures.
— C'est ma faute si t'es malade, alors on partira pas d'ici tant que t'iras pas mieux !
— Je vais bien !
— Arrête de te prendre pour un superhéros !
Nils le tire, tentant comme il peut de le ramener vers son lit. La chambre n'est pas très grande. Willow résiste, comme un enfant qui ne veut pas se soumettre.
Toute cette agitation commence à lui donner le tournis, il n'a pas besoin que quelqu'un vienne encore le mettre face à ce dont il n'est pas capable.
— Tu crois que tu peux me gérer ? réplique Willow avec virulence. C'est moi qui prends tout en main depuis le début. Je prends les décisions parce que les tiennes te mettent toujours dans la merde. J'organise, je m'assure que tu te retrouves pas au milieu de nulle part. Alors si je pense qu'il est mieux qu'on s'en aille, c'est que c'est le cas. Tu peux pas décider, t'es déjà incapable de t'occuper de toi-même.
La dernière phrase fait que Nils le lâche, brutalement, comme si les mots lui avaient brûlé l'épiderme. Le porteur de ses paroles lève les yeux, juste pour voir qu'il lui a tourné le dos. Son corps reste figé au milieu de la pièce.
— D'accord.
Ce n'était pas prévu.
Et quand Nils fait volteface pour le confronter, lui et ses mots blessants, il n'y a pas de colère sur son visage. Il pensait qu'il y en aurait. Son personnage est particulier.
— Et où on va ?
— Où on va ? répète Willow.
— Si tu es si organisé, si tu prends toujours les bonnes décisions, alors on va où ?
Nils fait un pas, et plus il s'avance, plus son expression devient lisse. Willow s'en voit désarçonné.
— Je sais ce que tu fais.
— Je fais quoi ? questionne Nils.
— Tu me manipules.
— Non, je te pose une question.
L'équilibre précaire, Willow a l'impression qu'il manque de trébucher, il n'y pourtant rien qui obstrue son passage.
Son dos bute contre le mur, ses sourcils se froncent. Et Nils ne s'arrête qu'après avoir posé une main contre la cloison, le corps face au sien à une distance moindre.
— Je fais comme toi. Toi aussi, tu me poses des questions, tout un tas de questions.
C'est la question justement, c'est le problème. Ils arrivent à leurs derniers retranchements, là où il n'y a plus de plans tracés. La suite ? La suite, elle arrive au gré de la chance et du hasard. Le hasard, Willow ne sait pas se reposer sur ça, alors qu'en contrepartie Nils a totalement les pieds dedans. Depuis le début, Nils a eu une sacrée chance.
— Laisse-moi tranquille !
Willow le repousse, il ne résiste absolument pas. Son corps se décale sur le côté, de manière si nonchalante que c'est à croire que Willow est de toute façon trop faible pour un règlement de compte.
Il se précipite à la sortie de la chambre. Il croit courir, mais c'est faux, sa démarche n'est qu'une série de pas hasardeux qui le conduisent dans le petit hall d'accueil. Il se retourne pour savoir s'il l'a semé, cependant, Nils n'a même pas essayé de le suivre.
Il porte une main à son cœur, au-dessus de son pyjama. Quelques regards sont tournés vers lui, fronçant les sourcils face à son accoutrement. La télévision commune retranscrit les nouvelles : Ronald Reagan sera un adversaire de taille pour les prochaines élections. L'actrice Dorothy Stratten a été assassinée à Los Angeles la semaine dernière. Willow secoue la tête avec hargne, il se sent déphasé, il a chaud et froid, et une quinte de toux perce les murmures éhontés. La foule se détourne – ils ne sont pas nombreux, mais il les entend.
Il se remet à marcher. Il passe devant un employé qui le salue poliment. La voix de Willow n'est qu'un brouillon, il lui demande s'il y a un téléphone fixe à disposition, la personne lui désigne le chemin avec un sourire professionnel. Peut-être que ce qu'il s'apprête à faire n'est pas la plus réfléchie des choses.
Mais quand il compose les premiers chiffres, adossé au mur et les mains tremblantes, il sait que c'est sûrement parce qu'il cherche une dernière impulsion.
— Allô ?
Ce n'est pas lui qui prononce ces mots, il y a le grésillement posé qui frôle son oreille, à maintenant plusieurs centaines de miles d'où il se trouve.
La voix, il pensait presque qu'il ne l'entendrait plus jamais.
Willow s'immobilise et son cœur s'affole. Dans le hall, il y a des canapés et des fauteuils, des tables rondes et un petit bar. Maintenant, la télévision évoque rapidement la condamnation de Paul McCartney pour avoir fumé du cannabis au Japon, et donc Willow, personne ne prête attention à ce qu'il fait. Dans le hall, des gens sont assis et boivent un café ou mangent des sandwichs. Il entend des voix, le monde qui tourne, et la sienne.
— Qui est à l'appareil ?
Willow lève la tête, regarde l'heure et la superpose à ses habitudes. Il est relativement tôt, mais ce sont vers ces eaux-là qu'il s'apprête à quitter sa maison pour traîner il ne sait où. Il sait juste qu'il n'aime pas passer la journée chez lui, dans des pièces vides et comblées de silence.
Steve n'aime pas rester à la maison.
Alors, il l'imagine en train d'enfiler une manche de son perfecto, passant le combiné d'une main à l'autre en fronçant les sourcils. Les secondes défilent dans le silence, jusqu'à ce que Willow puisse imaginer Steve, finalement, arrêter de s'agiter.
— Will...?
Juste un souffle, comme si de l'autre côté aussi tout s'écroulait.
Willow ouvre la bouche, mais ça ne sort pas. Il n'y arrive pas. Et d'entendre sa voix passer de la confusion à la déchirure, ça lui fait mal.
Il raccroche, le combiné claque et le bruit percute les autres.
Il passe une main sur son visage et respire bien trop fort. C'est la grippe, elle lui arrache la gorge, elle lui fait mal à la poitrine. C'est la grippe, c'est tout. Et même s'il renifle piteusement, que ses yeux piquent, c'est encore la grippe.
Un peu plus calme, il compose un autre numéro. Et de la même façon, les sonneries s'enchaînent avant que la coupure ne grésille.
— Heming & Zuko's Garage, que puis-je faire pour vous ?
Cette fois, Willow prend une grande inspiration, pour ne pas montrer qu'il vient de frôler la crise de nerfs une minute plus tôt.
— Byron.
D'abord, il n'entend rien. À Hemington, tout devient silencieux, et dans le garage automobile d'un de ses meilleurs amis, les clés à molettes percutent d'autres outils de ferraille.
— Merde... Will, c'est toi ?
Willow déglutit.
— Ouais, c'est moi.
— Putain ! s'exclame son ami, avant qu'un rire nerveux ne le prenne à la gorge. T'es où, vieux ? Ça fait un moment que t'as disparu, on pensait que c'était une blague, mais ça devient long là...
— Je... je suis pas mal loin maintenant...
Byron tente de lire à travers ces mots.
— Loin ?
— Un peu.
— Loin dans le genre... tu comptes pas revenir ?
Il soupire. Et de cette façon, il ne voit pas la silhouette d'un jeune homme blond qui traverse le hall pour quitter l'auberge. Ce dernier lui-même n'a pas vu Willow, sinon, il lui aurait sûrement arraché le téléphone des mains.
— Je sais pas, j'essaye de savoir si je fais une connerie. Je pensais que ça serait plus simple.
— Tu pensais ? répète Byron.
— Quoi ?
— T'avais déjà prévu ton coup à l'avance ?
Willow ferme les yeux, en entendant le ton plus sec de Byron. Et le fait que Byron sache maintenant que Willow n'est pas totalement parti sur un coup de tête sera difficile à avaler. Peut-être qu'il est froissé d'apprendre que son ami n'a pas cherché à lui en parler.
Dans un dialogue habituel, connaissant le caractère enflammé de son camarade, Byron l'aurait sûrement repris en lui ordonnant de ramener ses fesses à Hemington le plus tôt possible. Mais le silence s'éternise, et il devient si lourd que Willow sent son estomac se tordre.
— Je te jure que moi, je te tournerai pas le dos.
Le timbre a changé, devenu plus sérieux, plus sombre même.
— Qu'est-ce que tu racontes ?
— Steve nous a dit un truc, et... je sais pas comment c'est arrivé, mais ça s'est propagé et une bonne partie de la ville est au courant maintenant...
Il fronce de plus en plus les sourcils, il n'est pas sûr de comprendre.
— Qu'est-ce que Steve vous a dit ?
— Que tu es gay.
La nouvelle lui tombe dessus comme une enclume, tellement que s'il ne s'était pas retenu au mur, Willow aurait sûrement fini les fesses par terre.
C'est une blague ?
— Que je suis gay ? répète-t-il sur un ton tranchant, n'arrivant pas à y croire.
— Il disait que t'osais pas nous le dire, que t'avais peur qu'on l'accepte pas et...
— Il se fout de ma gueule...?
Willow Fitzgerald, jeune homme sans histoire et sans vrai but dans la vie, se fait sortir du placard par son ex revanchard.
Une rage froide s'empare de lui, il a envie de frapper quelque chose de toutes ses forces. Pendant presque deux ans, Steve l'a fait poireauter et a voulu qu'ils gardent leur relation secrète. Et pendant ces presque deux ans, Willow le comprenait, il le comprenait plus que quiconque. Et juste pour une rupture un peu brutale, il lui fait ça ?
— Tu peux revenir, mec, s'empresse de dire Byron. C'est pas grave, on trouvera une solution... c'est vrai que les meufs d'ici elles sont un peu fadasses, t'as juste pas trouvé la bonne...
— C'est quoi ces conneries ?
Il manquait plus que ça. Maintenant, Willow doit juste se faire soigner.
— Tu penses que j'ai un problème avec les filles d'Hemington ? s'emporte Willow. Tu penses que c'est un truc qu'on peut changer ?
— T'es pas... vraiment pédé, hein ?
Willow éclate de rire, mais c'est un rire furieux, presque fou. Il baisse la tête et son bras presse ses côtes.
Il entend son ami prendre une grande inspiration. « Je te tournerai pas le dos », belles paroles, pour ensuite tenter de le réparer, le Willow. Parce qu'il disjoncte, le Willow, il n'y a pas d'autres possibilités apparemment.
— Je te baise Byron, j'espère que ça répond à ta question.
Il raccroche, et retourne vers les escaliers en ayant l'impression d'avoir un incendie dans les entrailles.
Il remonte dans la chambre et se précipite dans la salle de bain pour vomir, s'effondrant genoux à terre. La tête au-dessus de la cuvette à se comprimer les boyaux, il se sent pitoyable. Pitoyable dans son état, à peine capable de faire un pas normal. Pitoyable dans cette situation, avec toute la ville qui lui met un chapeau d'arlequin sur la tête. Et ses parents ? Qu'ont-ils pensé en apprenant que leur fils aimait les garçons ? Il soupçonnait sa mère de le savoir, elle n'a jamais cherché à lui poser la question. Il ne sait pas si c'était pour qu'il vienne à elle de son propre chef, ou par répulsion. Willow a toujours eu une relation très fusionnelle avec elle, plus qu'avec son père, même s'ils s'entendaient vraiment très bien, eux deux aussi.
Ce qui le détruit aussi, parmi tout cet engrenage, c'est qu'il n'aura jamais la réponse.
Les coudes appuyés sur la porcelaine, un premier sanglot le secoue, sa gorge brûle. Puis un autre, son corps tremble quand la vague vient s'écraser contre ses côtes. Et ça fait mal. Ça ne veut pas s'arrêter. Toute son amertume croupit dans l'eau sale, il n'arrive même pas à se relever.
Il reste comme ça plusieurs minutes, ressassant tout et se demandant où est-ce qu'il a à ce point dévié.
Même quand il n'est plus en train de geindre et de se cambrer sous la douleur, il reste là, sans bouger. Léthargique, comme une poupée de chiffon. Même à plus de huit cents kilomètres de là-bas, cette ville fait encore de lui son pion.
— Willow ?
Il entend quelque chose tomber au sol et la porte de la chambre claque. Puis il entend des pas, qui se précipitent dans sa direction. Pitoyable, jusqu'aux os, jusqu'à la moëlle. Maintenant, même un quasi-inconnu le retrouve dans une position humiliante, celle du soldat à terre.
Nils s'accroupit à ses côtés, les yeux écarquillés. Willow a toujours un regard vide sur son propre reflet.
— Hey... Willow, c'est... c'est si vilain cette grippe ?
Nils sait très bien que ce n'est pas que ça, il ne savait juste pas par quoi commencer.
Il pose une main dans son dos, comme pour lui montrer qu'il est là, même s'il fronce le nez à cause de l'odeur des effluves gastriques. Willow a lâché l'eau une fois, puis deux, puis trois, mais l'odeur est restée car il n'a pas eu la force de se lever pour ouvrir la fenêtre. Nils demeure à ses côtés, rendant Willow à la fois bien trop honteux et bien trop misérable.
— Laisse-moi tranquille...
— Tu déconnes là ? T'es pas bien dans ta tête ? Je m'en vais vingt minutes à la pharmacie du coin et quand je reviens t'es en train de dégueuler tes tripes.
Nils se lève et accourt dans la pièce principale, pour revenir avec une serviette et des vêtements qu'il a fauchés au hasard dans sa valise.
— Va prendre une douche, lui dit-il fermement. Et je t'interdis de verrouiller la porte.
Malgré ses sens embrouillés, Nils l'aide à se relever, lui dit quelques mots rapides avant de quitter les lieux pour lui laisser plus d'intimité.
Willow finit par prendre sur lui, il se laisse traîner jusqu'à la cabine de douche. Dans des gestes sans volonté, il se déshabille et observe son reflet dans la glace. Il est si pâle, c'est à croire qu'il ne lui reste que quelques jours à vivre. Ce n'est pas aussi dramatique, non ? Il ne sait pas, ça lui tombe dessus comme ça, alors il ne sait pas quelle réaction peut être jugée normale. Ce n'est pas juste le fait que la vérité ait enfin éclaté, plus que ça, il se sent trahi.
Il repense aux beaux discours qu'il n'a cessé de faire à Nils sur la cruauté de la vie, comme s'il était un maître aguerri, que sa sagesse perçait les sommets.
Alors qu'en vérité, ils viennent tous les deux de la même ville coupée du monde entier, dans laquelle l'existence de chacun est figée sur le même point.
Willow non plus, n'a jamais vécu en dehors de son cocon de sûreté.
— Pourquoi tu m'aides autant ? tente-il en un souffle.
Il a du mal à articuler, mais il devine que Nils est adossé à la porte, de l'autre côté. Il peut presque entendre son soupir.
— Je te l'ai déjà dit.
Il le lui a dit la veille. C'était plus léger, sur le ton de la plaisanterie, comme quelque chose de dérisoire alors que c'était loin de l'être. Le bruit de la douche couvre le silence, et un peu de sa voix. Nils tapote l'arrière de son crâne contre la porte, pas fort, pour réfléchir, les yeux sur les murs et le plafond.
— J'ai besoin de toi.
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