Chapitre 30
30.
Septembre 1980, Purple Geranium Hostel,
Portland, Maine,
Au petit matin, comme bien souvent, Willow est le premier à se réveiller.
La pièce est encore plongée dans la pénombre, à cause des rideaux rabattus. La chambre est simple, sans fioritures, le strict minimum car de toute façon, ils passent la majorité de leurs journées à l'extérieur à explorer les alentours.
Lorsqu'il bouge un peu trop, il peut entendre une sorte de marmonnement à ses côtés. Et les yeux encore mi-clos, Willow baille avant de se tourner sur le flanc. Il tend le bras, ce dernier allant automatiquement enserrer le corps endormi de Nils. Son visage va se fourrer dans son cou, entendant la respiration posée du jeune homme et son pouls paisible contre ses lèvres. Il dépose un baiser sur son épaule nue, le sentant ensuite remuer. Ses paroles sont comme un gargouillis de n'importe quoi, ça le fait rire.
Ensuite, Willow se redresse et passe la main dans ses cheveux. Il regarde l'heure sur le cadran numérique de la table de chevet. Le matin est encore jeune, il ne sait définitivement jamais profiter d'une bonne grasse matinée.
Il se penche sur le côté, tâtant le sol pour retrouver son caleçon et rapidement le revêtir. Quand il se lève pour bifurquer jusqu'à la salle bain, Nils tire le reste de la couverture pour s'enrouler complètement dedans, il n'y a plus que sa chevelure blonde qui est discernable dans le peu de lumière. Lui, contrairement à Willow, compte bien gratter le plus de minutes de sommeil possible.
Lorsque Willow termine de prendre sa douche, Nils a à peine bougé. Une véritable marmotte.
— Je vais nous chercher un truc à manger, le prévient-il en secouant délicatement la couchette.
— Hum..., éructe le blondinet.
Parasité par les couches de tissus, Nils gargouille quelque chose qui sonne bizarrement comme : « Ok Indiana Galileo », sûrement une blague qui dans son rêve devait paraître plus drôle que le son guttural qui en résulte.
Willow pouffe, exaspéré. Il délaisse Nils et passe la porte qu'il referme précautionneusement. Il descend le premier étage pour passer le modeste hall de leur auberge. Il salue distraitement le réceptionniste qui lui répond en un souffle bref, et quelques secondes plus tard, le voilà dans sa voiture.
Il prend une dizaine de minutes pour trouver un café, il se gare dans le parking et descend quand le vent frais de septembre lui mord les joues. Il frotte ses mains l'une contre l'autre en inspirant. Au-dessus de sa tête, le ciel rosit et c'est joli. Willow resserre sa veste contre son corps avant de pénétrer la bâtisse, elle dégage déjà une bonne odeur de pain chaud et de beignets.
— Bonjour, sur place ou à emporter ?
— À emporter, s'il vous plaît.
Willow se place sur l'un des hauts tabourets de l'endroit, passant une commande simple que la dame au comptoir se dépêche de répéter aux cuisines derrière.
Les grandes baies-vitrées donnent sur la mer un peu plus loin. Même depuis son emplacement, il est capable de voir une partie du Phare de Portland Head, celui qu'ils ont visité la veille. Il observe les alentours pour se distraire, ayant peu de choses en tête sur l'instant, il a juste l'esprit qui vagabonde.
Dans la pièce principale, les banquettes accueillent quelques lève-tôt, pour la plupart des personnes dans la quarantaine, voire plus. C'est coloré malgré ce matin brumeux, et l'ambiance à l'intérieur est posée. Peut-être qu'il aurait dû amener Nils avec lui pour qu'ils déjeunent sur place. Ça aurait été amusant.
— Tu te rends compte ? Accepté dans quatre des universités les plus prestigieuses pour ensuite disparaître de la surface du globe.
Willow pose une main sur son genou quand il penche un peu la tête en arrière. Il capture d'abord ce morceau de dialogue sans l'interpréter, il aura pourtant résonné plus fort.
— Il est mort ?
— Aucune idée, il s'est juste volatilisé.
Quoi ?
Épluchant quelques dossiers pour un travail sûrement trop barbant, une femme déblatère ce genre de fait divers, face à quelqu'un qui pourrait être son collègue. L'homme, à la chevelure grisonnante, secoue la tête d'un air réprobateur. Ils sont assis à une table avec vue sur le dehors, leur petit-déjeuner sous le menton, et une odeur de bacon flotte dans l'habitacle.
— Encore une fugue, soupire-t-il. C'est quand même hallucinant, quelqu'un qui s'est assuré qu'on lui ouvre toutes les portes finit par se barrer comme un voleur.
Le cœur de Willow s'arrête, son sang se glace dans ses veines. Il a soudainement un fort sentiment de nausée.
— Comment il s'appelle, ce gamin ? demande ensuite le même homme.
Nils descend les escaliers de l'auberge en baillant encore, plus présentable qu'il y a une vingtaine de minutes, correctement apprêté malgré sa mine encore endormie.
Il traverse le hall de manière nonchalante, espérant prendre un petit bol d'air frais dans le jardin verdoyant.
Lorsqu'il passe devant le réceptionniste, ce dernier ne le lâche pas des yeux. Nils sent son regard, mais même si ça lui fait drôle, il n'y fait pas plus attention.
— C'est toi Nils Miller ?
Il s'immobilise et tourne les talons sans comprendre.
— Pardon ?
La dame lève les yeux.
Pris de panique, Willow se détourne mais ses gestes se voient bien plus bancals. Il pense qu'elle le regarde, qu'elle voit à travers lui, tous ses vices et le vil « criminel » qu'il a pratiquement écrit en plein milieu du front. Pourtant, ce n'est rien de tel, il est juste là, ici, paralysé sur son tabouret qui lui donne une énorme sensation de vertige.
La douleur sourde qui le prend à la poitrine l'empêche de penser raisonnablement. Ses doigts se pressent avec hargne contre le bois du comptoir. Cela doit simplement être une coïncidence, des gens qui disparaissent, il y en a tous les jours. Pourquoi l'avis de recherche d'un garçon d'une si petite ville circulerait jusque dans l'État du Maine ? Ils sont si loin d'Hemington, les chances que des gens le recherchent jusqu'ici frôlent le zéro.
Mais la femme ne regarde pas Willow, elle oriente plutôt ses yeux vers la télévision soudée au mur, un énorme boîtier grésillant avec des images pixelisées.
— Regarde ! s'exclame-t-elle.
Willow peut deviner qu'elle pointe les actualités du doigt.
— On parle de lui justement, poursuit-elle.
Le souffle court, perdu dans sa propre gorge, Willow fait l'effort surhumain de se redresser. Il a l'air d'un animal blessé, qui n'arrive même pas à tenir droit.
Les images et les voix l'attaquent en pleins tripes, c'est presque macabre, c'est hostile.
« Le jeune prodige de la ville d'Hemington, Nils Miller, n'a à ce jour pas encore donné un quelconque signe de vie. »
Le visage de celui-ci apparaît aux côtés de la présentatrice. C'est Nils, et en même temps ce n'est pas lui. C'est ce garçon sans personnalité et sans nuance qui pose mécaniquement devant les caméras. C'est le lycéen modèle aussi fade qu'une toile blanche, qui a quitté la ville avec les honneurs et sa révolte muette dans le corps. Celui-là, posant sur un cliché comme s'il n'était que perfection et prestige, ce n'est pas Nils. Nils, ce n'est pas lui. Et ces mots, ces qualités récitées tel le plus vicieux des mensonges, sont justement la raison pour laquelle Nils est parti de là-bas, parce qu'il ne veut plus que les gens s'attendent à tant de lui.
Un génie.
Une utopie.
Un exemple à suivre.
Nils Miller, il est bien plus que ça !
Et pourtant, l'enchaînement de photos, en noir et blanc pour certaines, en couleurs fades pour d'autres, submerge Willow d'un sentiment suffocant. C'est surréel, ce qu'il se passe, ils parlent de lui comme s'il était en danger, comme s'il était mort, comme si de le savoir quelque part où il n'est plus sous les dictats des autres, c'était ça, le problème.
« Princeton, Harvard, Columbia et Brown sont parmi les écoles qui ont retenu le nom de Nils à la suite de ses résultats époustouflants aux tests d'entrée.
Quelles étaient les chances qu'un miracle de ce genre, n'arrivant qu'une fois toutes les décennies soit suivi d'une telle tragédie ? La mystérieuse disparition du jeune homme a d'abord fait parler d'elle dans la ville natale de ce dernier, à Hemington, dans l'État de Géorgie.
La dernière fois qu'il a été aperçu date du 18 août de cette année, 1980. »
Willow a l'impression qu'il va vomir, il se lève mais son corps se coordonne mal. Ses mouvements gauches et précipités attirent l'attention de quelques curieux. Il se remet sur pieds, et sans demander son reste, il se précipite à la sortie.
— Monsieur ! Votre commande !
Mais Willow ne se retourne pas, il disparaît dans un matin qui tout à coup, n'a plus les couleurs de demain.
— Je... J'aurais dû foirer ces putains d'examens...
Ils n'ont pas le temps de tourner en rond. Mais c'est plus fort que lui, Nils n'arrive pas à bouger pendant que Willow accourt d'un bout à l'autre de la pièce pour récupérer leurs affaires en vitesse. Nils, lui, est comme dans un état second, le teint pâle, maladif. Il y a un ouragan dans leur cocon, leur bulle a éclaté.
Nils porte ses mains à son visage, dehors, le soleil se lève complètement.
— Fait chier !
Willow s'arrête, en entendant sa plainte sourde. Il mord sa lèvre, délaisse sa besogne pour le rejoindre et poser ses mains sur ses bras. Il tremble comme une feuille.
— Calme-toi, Nils.
Il secoue violemment la tête, il a l'impression de manquer d'air.
— Je peux pas me calmer, lui siffle-t-il. Ça aurait jamais circulé jusqu'ici si j'avais juste répondu des conneries à ces questions de merde !
En soi, il n'a pas tort, mais aussi, il ne pouvait pas prévoir que les médias soient séduits par un enchaînement aussi misérable de coïncidences. Les titres locaux ont progressé sur la télévision nationale : le futur Albert Einstein devient le fantôme d'Hemington, quelles sont les probabilités de le retrouver sain et sauf ?
S'il y a une chose que personne ne peut nier concernant Nils, qu'il soit un élève sage ou ce vandale aux mots sans filtre, c'est qu'il en a beaucoup dans la tête, du savoir et des connaissances. Nils, peut-être qu'il est réellement un génie. Et d'après ce qui se dit, entre le génie et la folie, il n'y a qu'une ligne floue. S'il avait gardé ce masque, Nils aurait perdu l'esprit, Nils serait devenu fou.
— Si ça avait été si sérieux, les gens t'auraient reconnu depuis longtemps, lui assure Willow.
— T'as vu comment je suis sapé sur ces photos ? explique-t-il d'une voix tranchante, balançant sur le lit le journal qu'il a dérobé à l'accueil. Ça me fout la gerbe de me revoir comme ça, mais c'est moi ! C'est moi, et s'ils le voient pas au premier coup d'œil c'est juste un coup de chance.
— Ils ne te reconnaîtront pas !
Et là, Nils voudrait lui dire que c'est faux. Le réceptionniste l'a reconnu. Mais il n'y arrive pas, il n'arrive pas à le formuler. Ça reste coincé dans sa gorge. Ce n'est pas comme si son apparence avait radicalement changé depuis le début de son escapade, juste qu'il porte des vêtements bien moins formels, que ses cheveux ne sont pas impeccablement plaqués à son crâne, qu'il ne porte pas de lunettes qui lui rapetissent les yeux. Physiquement, il s'agit toujours de Nils et cela se voit. Mais à la fois, à sa façon de se tenir face à la foule, à hurler à pleins poumons dans les bars à minuit, à lever son majeur avec un sourire des plus arrogants, il est si différent.
Personne n'écouterait la description sans bavure des journaux et des médias, pour ensuite se tourner vers ce vagabond bourré de défauts, et dire : « C'est lui ! »
Et pourtant, Nils Miller, c'est lui.
Il se perd, il se noie dans tous ces tourments, dans cette tempête intérieure. Willow voit son regard se figer dans le vague, tenter de s'y retrouver. Et Willow prend son visage en coupe, posant son front contre le sien.
— Respire Nils, respire, lui intime-t-il de sa voix la plus douce. Ça va bien se passer, on va s'en aller d'ici.
Nils a les dents serrées, et quand il lui rend son regard, la peur et l'angoisse lui donnent l'impression qu'il va exploser, qu'il va voler en éclats.
Quand quelques minutes plus tard, parés pour partir de cet endroit, ils passent les portes de l'auberge, le réceptionniste est encore là. Willow, il ne sait pas ce qui est en jeu à cet instant. Enfin, il sait qu'un seul faux pas suffirait à ce que tout dérape, mais il a promis.
Il lui a fait une promesse.
Il a promis qu'il ne l'abandonnerait pas.
Ce qui est dur à comprendre, c'est pourquoi le réceptionniste ne dit rien sur ce qu'il sait. Et Willow ne sait pas ce qu'il sait, il ne sait pas la signification du regard indéchiffrable qu'il échange avec Nils, et du fait que ce dernier, au milieu de son propre carnage, ne sait plus comment faire un pas normal.
— Will...
Ils se retrouvent à la voiture, dans le parking presque vide. Willow lève la tête après avoir rapidement refermé le coffre, contenant leurs affaires et les poussières d'économies qu'il leur reste.
— Willow, faut que je te dise quelque chose.
— Tu me diras ça plus tard.
Il ouvre la porte de Nils, car ses mouvements à lui semblent automatisés, entre l'envie de croire en un miracle ou de se raccrocher à quelque chose de plus raisonnable. Mais ce genre de réflexions ne va pas de pair avec l'empressement de l'instant, et pour la première fois, l'adrénaline qui lui a toujours parue si bienfaitrice lui donne l'impression qu'il est en train de dépérir.
Tellement qu'au final, l'angoisse ne part pas, même quand ils sont sur la route. Ce n'est pas comme si quelqu'un les coursait pourtant, comme s'ils étaient traqués tels les pires criminels de tout le pays. Ils ne sont pas de mauvaises personnes, ils tentent juste de vivre.
Des minutes passent. Nils voit que Willow essaye encore de le rassurer, de lui dire que ça ira, que c'est juste un mauvais cap à passer.
Et Nils, il erre. Il erre dans sa tête, dans ses souvenirs.
Nils, il est né dans une ville pleine de secrets. Un rebelle étouffé, qui ne connaît rien du monde et de ses désillusions, qui a voulu y goûter sur un coup de tête, en se lançant un beau soir dans une mission suicide, celle d'apprendre à exister.
Il se revoit sur ce bord de route, avec juste un sac à dos, un peu d'argent et des rêves brouillons dans les yeux. Il se revoit quand cette Mercedes Benz a rasé le bas-côté, et quand ce jeune homme aussi perdu que lui, lui a demandé s'il voulait monter.
Willow Fitzgerald n'aurait jamais fait quelque chose de tel, dans d'autres circonstances. C'était un enchaînement de coïncidences. Des coïncidences qui ont mené à cette rencontre, cette véritable rencontre. Ils se connaissent depuis longtemps, peut-être même depuis enfants.
Après tout, à Hemington, tout le monde se connaît. Mais en même temps, elle renferme tant de secrets, que les gens qui y vivent y sont leurs propres étrangers.
Willow, il avait plaqué Steve, son premier amour. Nils, il avait plaqué sa vie.
Ils ont pris la route ensemble et par moments, ils se sont détestés. Par moments, ils ne se supportaient pas, ils n'arrivaient pas à se comprendre, à s'écouter, ils étaient des opposés cloitrés dans la même carcasse sans repères. S'ils ne s'étaient pas un minimum accrochés, ils se seraient dit adieu depuis bien longtemps. Et l'histoire, elle n'aurait pas fini comme ça, car elle n'aurait pas commencé.
Ils ont connu leurs faiblesses et leurs fêlures, ils ont exploré leurs limites. Ils ont vu les différentes facettes qui les constituaient, leur différence qui faisait pourtant d'eux des êtres si similaires.
Puis c'est sorti de nulle part.
Ils sont tombés amoureux.
Là où il n'y avait plus d'espoir. Ils n'ont jamais aimé aussi vite et aussi fort, tellement que cette histoire a ressemblé à un songe.
Ce n'était pas Nils, l'utopie, c'était eux.
Ils ont changé l'autre, ils se sont fait grandir à leur contact, leurs histoires se sont mêlées et sont devenues le même récit. L'un a apporté son grain de folie, ses débordements libérés, ce trop-plein de retenue qu'il avait balancé aux oubliettes pour danser à en perdre la raison. L'autre l'a fait mûrir, mûrir pour de vrai, pas sous un masque faussement réfléchi. L'autre lui a montré qu'ils pouvaient encore trouver de l'or dans le cœur des gens.
— Arrête-toi.
C'est ce qu'il faut retenir, c'est ce qu'il faut en tirer, tout ce qu'ils ont appris. Tout n'est pas perdu mais s'ils continuent, ça volera en éclats. Leurs plus beaux souvenirs ne doivent pas se noyer sous la peur. S'ils mutent leur liberté en une cavale vouée à l'échec, plus rien n'en aura valu la peine. Leurs sacrifices et leurs victoires n'auront plus de valeur ainsi arrachés à eux.
Vivre, ce n'est pas être un danger pour celui qui nous a sorti des ténèbres.
Willow l'a sauvé. Il a sauvé Nils. Il lui a appris à vivre.
Willow ne lui répond pas, mais ses phalanges blanchissent sur le volant. Alors, la gorge en cendres, Nils hausse le ton :
— Arrête-toi !
Dans le cœur de Willow, c'est l'hécatombe. Il sait très bien ce qu'il va se passer, il sait très bien ce que Nils lui dira. Le véhicule ralentit, cahote un instant. Le pneu crisse sur le béton du côté, le jour s'est levé mais au fond, demain, ce n'est plus dans leurs plans.
Nils a les paumes sur ses genoux, le menton baissé. Le silence est si fort, les parois de fer semblent se rapprocher, venir les dévorer. Willow, il est figé, il est paralysé. Il entend son cœur dans ses tempes. Et devant, tout ce qu'il voit, c'est une ligne floue dans l'horizon, qu'il ne pourra jamais atteindre avec le garçon à ses côtés.
Willow, avec la lenteur d'un mort, tourne la tête pour le regarder. Les épaules de Nils tremblent, ses doigts plantés dans sa chair, à coordonner ses pensées. C'est douloureux, c'est déchirant.
— Nils...
Dans ce dernier morceau de rêve, tous les sentiments, les bons comme les mauvais, viennent chambouler leurs sens. Et Nils, il a les yeux rouges quand il fonce sur Willow, sa main allant se caler dans sa nuque alors qu'il plaque ses lèvres aux siennes. Leur souffle brisé rattrape la chimère de leur futur.
Et Willow, il se raccroche à lui, quand leur expression se déchire. Leur baiser est le plus douloureux qu'ils n'auront jamais partagé. Passant ses doigts sur ses joues chaudes, il finit par sentir ses premières larmes couler, cristaux de sel, comme la mer à Newburyport où ils auraient pu vivre leur morceau d'éternité. Nils se met à pleurer, silencieusement, et ses lèvres ont le goût amer de leur faiblesse. Il l'entend lui murmurer quelque chose, mais il n'arrive pas à l'interpréter. Même tout contre lui, à cet instant Nils paraît déjà si loin.
Leur adieu.
Leurs lèvres se caressent, tendrement. Leurs phalanges explorent, telle une sculpture, chaque parcelle de leur peau, de ce qu'il reste d'eux. Et un sanglot prend Willow par surprise. Il ne peut pas, il ne peut pas lui dire au revoir.
— Fais pas ça, le supplie-t-il.
Il passe ses doigts dans ses cheveux blonds, il veut le retenir. Pourtant, Nils, ce n'est pas celui qui est sur le point de prendre la route.
— Va-t'en.
Les cils pleins d'iode, l'iris plongé dans les siens, Nils lui murmure la vérité, la seule solution.
— Va-t'en sans moi, Willow.
— Non !
Et pourtant, ils savent tous les deux que c'est le seul moyen. Qu'ont-ils encore à vivre maintenant qu'ils savent qu'ils ne pourront plus être libres ? Si déjà, être deux hommes qui s'aiment les empêche de pleinement profiter de ce que l'avenir leur offre, ça ne pourra qu'être pire avec un fugitif officiel.
Étrangement, même s'ils ressentent tous les deux ce même écartèlement dans leurs entrailles, c'est comme si les rôles avaient été inversés. Les dialogues s'échangent.
— Me laisse pas, Nils... Je t'en prie...
Nils retient ses hoquets. Comment c'est possible que ça fasse aussi mal, alors qu'hier encore, ils étaient les rois du monde ?
— Je dois rentrer là-bas.
— Tu ne veux pas rentrer là-bas !
— Je dois rentrer.
Willow se retient à son t-shirt, il est celui qui perd pied. Ça l'attaque si abruptement, ça tombe comme une vague. L'évidence est dévastatrice, il est indubitablement tombé amoureux de Nils.
Parce que Nils, il est un infini de facettes. Il ne se limite pas à ce visage capricieux et cette voix aussi franche que brute. Nils Miller, il est aussi la douceur dans la tempête, tout comme il est l'ivresse sous les néons, celui qui danserait sous la pluie avec les poings levés face à l'ouragan. Il est tant de choses que Willow aurait souhaité connaître. Il éclot avec le temps, mais il fallait s'en douter, il n'est pas encore prêt à prendre son envol.
Il aurait voulu plus de temps.
— Vis ta vie, Willow Fitzgerald, lui chuchote-t-il difficilement. Vis ta vie loin de ce trou paumé d'où on s'est barrés ensemble. Personne saura pour nous, alors il t'arrivera rien. Mais il faut qu'on lâche prise. Il faut qu'on arrête ici. Ça peut pas continuer, sinon tu seras en danger et je le supporterai pas...
Ils se regardent. Ils voient tous les fragments de l'autre qu'ils ont laissé dans leurs yeux. Puisque Willow ne lui répond pas, bien trop bouleversé, Nils poursuit, le timbre tremblant :
— T'es la plus belle chose qui me soit jamais arrivé...
Nils est la bonne personne. Il a toujours été la bonne personne.
Mais ce n'était pas le bon moment.
— C'est toi Nils Miller ?
— Pardon ?
— Le garçon porté disparu, Nils Miller. Le génie de Hemington, c'est toi.
— Vous vous trompez de personne.
— Je ne crois pas.
— ...
— Ta chambre est enregistrée sous le nom de ton ami. Il pourrait avoir des ennuis.
— Vous vous trompez de personne.
— Il pourrait aller en prison, tu es encore un mineur.
— Vous vous trompez de personne !
— J'ai des enfants, Nils. Si tu te barres avec lui, je vous dénoncerai tous les deux. Parce que j'aurais voulu qu'on en fasse de même si mes gosses s'étaient barrés.
— Et si je ne pars pas avec lui ?
— Si je ne pars pas avec lui, vous effacerez son nom de votre registre. Vous ne parlerez de lui à personne. Willow Fitzgerald, à vos yeux, n'a jamais existé.
— Tu fais le bon choix, Nils Miller. Tu dois rentrer chez toi.
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