Chapitre 16
16.
La nuit est tombée, il est assez tard même. La première journée ici s'est achevée à une lenteur déconcertante, et pourtant, paradoxalement, c'est à croire qu'ils ne l'ont pas vu passer.
Willow est allongé sur le lit, Nils lit un livre, assis sur la chaise du bureau.
— Tu redeviens intello ? l'embête-t-il.
— Tu demeures illettré ?
Il n'y a que la lampe de chevet d'encore allumée, parce que Jerry et Joyce sont déjà en train de dormir et que le reste de la maison est plongé dans le noir. Willow souffle par le nez, il finit par s'étaler en étoile de mer sur toute la surface du matelas, avant de fermer les yeux.
— Prends pas toute la place.
Même s'il ne le voit pas, Nils tend le bras et tire un bout du drap pour le secouer.
— Qui part à la chasse perd sa place.
— Et les gens disent que c'est toi le plus mature, conneries.
Nils pose son livre, il se lève de la chaise et marche. Mais ce n'est pas pour venir dormir, de toute façon il aurait d'abord fallu qu'il pousse Willow de toutes ses forces. Après cette journée à travailler, il a les bras tout mous.
— On devra refaire la même chose demain ?
— Je suppose.
— C'est chiant.
C'est faux.
Nils ne s'est pas ennuyé.
Clic !
Il y a un flash, que Willow a entrevu sous ses paupières. Il grogne en sentant le matelas s'affaisser, suivi de près par le gloussement soudain de Nils Miller.
— C'est une obsession à ce stade ! s'insurge-t-il.
Il ouvre les yeux, les plantant dans ceux hilares du garçon, à genoux à côté de lui, le corps penché sur le sien alors qu'il tient son polaroïd dans une main. Pendant que l'appareil fait glisser avec lenteur le cliché entre ses fentes, Willow amorce un mouvement de la main.
— Donne-moi ça, le menace-t-il.
— Non.
— Nils, donne-moi ça.
— J'ai dit non.
Nils lève le bras, mettant l'appareil hors de sa portée quand il tente vainement de l'attraper. Il plaque sa main à l'épaule de Willow pour qu'il ne puisse pas se lever.
— Quand je retrouverai ta photo dans le catalogue du lycée tu vas moins faire le fier !
— Alors là, tu peux te mettre le doigt dans l'œil.
Alors, ils se mettent à rigoler, tous les deux, même si l'un a encore des envies meurtrières. C'était une journée longue et pénible, mais elle n'a pas été de celles qui leur font toujours douter de ce qu'ils font, d'où ils vont, de qui ils sont. C'est la première fois, depuis un moment maintenant, qu'ils voient un soleil se coucher sans se demander s'il vaut vraiment la peine de continuer. C'était paisible.
Dans le rire de Nils, il est possible de comprendre ce qu'il n'aime pas dire. Il est possible de lire qu'il se sent bien, qu'il se sent vivant, loin de cet endroit qu'il a quitté sans un regard en arrière.
Mais son rire s'étrangle quand Willow parvient à lui tirer le bras, et ses yeux s'écarquillent lorsqu'il perd l'équilibre. L'appareil lui échappe et la photo plane pour s'échouer plus loin. Ses paumes amortissent sa chute, se plaçant de part et d'autre de la silhouette de son vis-à-vis.
Le visage de Nils, au-dessus du sien.
Les chamailleries, les taquineries sans ambigüité, les rires s'estompent pour laisser place au silence. Le sourire de Willow devient moins franc, moins grand. Peu à peu, il ne reste qu'eux et l'étrange sensation qui leur pèse sur le corps.
— Il veut dire quoi ?
— Pardon ?
— Ton prénom.
Comme s'il n'était pas sûr d'avoir été compris, lentement, Willow reprend :
— Nils, ton prénom. Qu'est-ce qu'il signifie ?
Et ce ton lui donne l'impression de l'entendre pour la première fois. Ce prénom. Son prénom.
— La Victoire du peuple. Ma mère l'a choisi.
Mais peut-être ne s'est-il jamais considéré comme la victoire de qui que ce soit. Même pas la sienne.
Nils a des incertitudes qu'il se trimballe depuis plusieurs jours sans vouloir y faire face. Ils comprennent que sûrement, tout ça, c'est un peu trop grand pour eux. Ce voyage vers nulle part, ce besoin de vivre, de savoir que les choses ne bougent pas toutes seules. Peut-être qu'ils ont encore besoin de temps pour le comprendre, qu'il y a les attentes et la réalité. Et la réalité, c'est qu'ils sont deux adolescents et qu'ils ne connaissent rien de l'extérieur.
— C'est beau. Et ça te ressemble, je trouve.
Les autres avaient un pouvoir sur Nils, depuis toujours. Il s'était modelé à leurs vœux de réussite. Il a vécu toute son existence à tenter d'incarner cette utopie.
Une utopie, c'est l'impossibilité avérée, quelque chose d'inatteignable.
— C'est faux. Mais c'est ce que mes parents auraient voulu, que ça me ressemble.
— Qu'est-ce que tu veux dire ? demande Willow.
— J'aurais symbolisé leur salut d'une certaine façon. Je crois que c'était ce qu'on prévoyait pour moi. La victoire du peuple ne sera jamais la mienne.
— Est-ce que tu aimes ton nom ?
— Je ne le déteste pas.
Aujourd'hui, ce n'est pas demain. Aujourd'hui, c'est maintenant.
Et à côté de toutes ces personnes qui ne voyaient que l'impossibilité en lui, il y a eu Joyce, Jerry et Willow.
Ils ne lui ont pas dit qu'il était une utopie.
Ils lui ont dit qu'il était un miracle.
— Deviens ton peuple à toi, Nils.
La main de Willow remonte le long de son bras, le contact se rompt, pour ensuite revenir, telle une piqûre, se loger dans sa nuque. La faible lumière se reflète dans ses prunelles, et sa gorge se noue. Ils sentent qu'inconsciemment, ils se rapprochent l'un de l'autre, presque à l'aveuglette alors qu'en vrai, ils ne se lâchent même pas des yeux. Ça n'a aucun sens.
— Deviens ton propre peuple, et comme ça, la victoire sera complètement la tienne.
— Ça veut rien dire, tente-t-il de rire, en vain.
Sa propre voix siffle dans sa gorge. Elle semble hésitante et voilée. Et pourtant, il ne peut pas prétendre que les mots de Willow ne lui font rien. Il a l'impression d'être vu, d'être là.
— J'ai envie de t'embrasser...
Ça ressemble à une supplique, comme si ça lui sortait des entrailles, que ça étouffait à l'intérieur. Et quand ça s'envole, Willow peut comme le voir reprendre sa respiration.
Alors Willow se redresse, mais il est vite freiné, puisque Nils s'abaisse au même moment. Ils s'arrêtent un unique instant, quand la distance est si infime qu'ils sentent le souffle de l'autre sur leur visage. Un frémissement, les doigts de Willow se raccrochent aux petits frisottis blonds dans sa nuque, ils sont doux et brillants.
C'est comme une décharge électrique, comme une épine.
Sans crier gare, leurs lèvres se trouvent et se pressent les unes contre les autres, bientôt rejointes par leurs bras qui enlacent leur corps. Sous l'incandescence d'une simple lampe, leurs silhouettes cherchent quelque chose, un morceau de chaleur, un souvenir, une réponse. Ils remuent pour trouver une position moins contraignante, finissant avec Willow redressé contre la literie, ses mains tenant fermement la taille de Nils, ce dernier accroché à lui de toutes ses forces. Ses doigts serpentent sur ses joues, glissant ensuite dans ses cheveux, dans sa nuque, alors que leur baiser, avide et presque désespéré, rend leur souffle bientôt anarchique.
Nils a le cœur en pagaille, l'impression que Willow peut le sentir battre contre sa cage thoracique. Et quand il se sépare de lui, leurs yeux brumeux s'accrochent, il pose son front contre le sien.
Puis le silence revient, juste coupé par les vestiges de leur respiration.
— Qu'est-ce qu'on a fait...? chuchote Willow.
Nils ne répond pas, quand encore une fois, les lèvres de Willow viennent paisiblement se poser sur les siennes, l'entraînant dans un baiser cette fois plus calme, moins torturé.
Une connerie, a envie de dire Nils.
Une belle connerie.
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