Le soir était presque tombé lorsqu'Helio tourna à l'angle du couloir. Le chevalier de la dernière fois sur les talons, il lui lança un coup d'œil avec un sourire avant de s'arrêter. Tout était calme dans le palais, et ils n'avaient croisé aucun domestique sur le chemin depuis sa chambre.

— Merci, dit Helio.

Cet homme avait la même expression bourrue que la dernière fois. Depuis, il avait lu un livre entier sur les galons du royaume, et cela avait confirmé ses doutes : ce chevalier était le garde royal, décoré ainsi pour sa bravoure en tant que capitaine de l'armée personnelle du roi. Et c'était lui qu'on avait choisi pour escorter le prisonnier de guerre jusqu'au bureau du souverain, à une heure peu convenable.

En vérité, cela faisait sens : un secret bien gardé.

— Vous n'êtes vraiment pas très bavard, fit Helio avec une moue déçue. Je pensais pouvoir entendre quelques remarques intéressantes aujourd'hui encore.

— Taisez-vous donc le roi vous attend.

Il lui lançait ce regard irrité depuis que le prince avait commencé à se guider seul dans les couloirs. Helio sourit, le chevalier plissa les yeux.

— Vous avez une bonne mémoire.

— Effectivement.

— Et vous me l'avez montré. Délibérément.

Le prince pencha la tête. Cet homme l'amusait énormément.

— Effectivement, répéta-t-il.

Il n'ajouta rien, et l'autre ne dit rien non plus : un regard un peu long passa entre eux, jusqu'à qu'Helio se détourne pour avancer le long du couloir. Cette fois, il n'y avait pas de brume et il put voir les jardins à l'extérieur, en contrebas. Jardin d'un côté, cour de l'autre. La ville, au loin.

Helio se retourna une dernière fois, et l'homme le regardait toujours, les bras croisés sur son torse. Il s'était arrêté au même endroit que la dernière fois. Un léger rictus sur les lèvres, le prince tendit la main vers la porte du bureau : il fit mine de frapper le bois, mais dirigea au dernier moment ses doigts vers la poignée ronde qu'il tourna sans attendre. Juste avant d'entrer, il se tourna vers le chevalier, et ricana tout bas devant son expression bouche bée et parfaitement outrée.

Il referma la porte, satisfait d'avoir pu l'irriter un peu, et fit face au roi. Ce dernier avait relevé la tête, étonné. Il le fixa quelques secondes, avant de se reprendre et de baisser les yeux vers les papiers qu'il signait un peu plus tôt.

Sans rien dire, Helio s'avança jusqu'à l'un des canapés rouges, et s'y installa. Cette fois, sur la table basse, se trouvait un plateau avec une théière et une tasse vide. Il se servit et fut presque content de sentir une belle odeur de fruits. Il n'aimait pas les thés fades.

Du coin de l'œil, il remarqua qu'Amerys suivait chacun de ses mouvements : quand il prit la coupelle de la tasse entre ses doigts, quand il leva sa tasse à hauteur, quand il croisa paresseusement les jambes, quand il posa la porcelaine entre ses lèvres.

Il but deux gorgées.

— Tu sais qu'il pourrait être empoisonné, n'est-ce pas ?

La voix du roi ne le surprit pas. Il croisa son regard puis, sans briser le contact, avala une gorgée de plus.

— Oui, dit-il avec ennui.

C'était chaud et doux sur sa langue, et Helio but tranquillement jusqu'à la moitié. Il attendit plusieurs minutes, sans rien dire, et finalement quand les lampes furent allumées à l'extérieur décida qu'il n'avait pas toute la nuit.

— C'est toi qui m'as appelé, cette fois. Qu'est-ce que tu veux ?

Amerys arrêta d'écrire.

— Comment est le thé ?

Helio soupira.

— Tu m'as fait appeler juste pour m'offrir une tasse de thé potentiellement empoisonnée ?

Il haussa un sourcil en tournant légèrement sa tête. Le roi fit mine de n'avoir rien entendu.

— Bien, j'imagine qu'il est à ton goût dans ce cas. Tu es bien traité ?

— Bien traité ? répéta Helio lentement.

Amerys hocha la tête. Il prit un nouveau papier sur le côté : si le prince avait les yeux dans sa direction, lui semblait tout faire pour ne pas le regarder trop longtemps.

— Je n'ai que le retour de mes domestiques.

— Tu ne leur fais pas confiance ?

— Si. Mais tu as le don pour faire ressortir le pire en chacun.

Cela fit sourire Helio.

— Oh, vraiment ?

— Oui. Donc je le répète : es-tu bien traité ?

La pièce était chaude et sentait le bois brûlé. Helio pencha la tête.

— Comme un vrai invité d'honneur, répondit-il, à moitié sérieusement. Je me serais attendu à au moins quelques tentatives d'assassinat, depuis le temps. Tes gens sont bien élevés.

Amerys ne sembla pas trouver ça amusant, car ses lèvres se tordirent légèrement. Il ne fit néanmoins aucun commentaire.

— D'accord, c'est bien.

Il prit une feuille, la signa à l'aide de sa plume, puis versa un peu de cire pour y inscrire son sceau.

— Mes gens si bien élevés se sont encore plaints, puisque tu en parles. D'abord tu effraies mes servantes avec tes sous-entendus, et maintenant tu effraies mes gardes ? Je viens tout juste de t'autoriser à sortir.

— Tes gardes sont facilement effrayés, si ça a suffi à les déstabiliser. Je ne faisais que me promener.

— Tu testais leurs limites.

Il fit de même avec un autre document, et Helio but son thé en laissant traîner son regard vers le feu face à lui.

— Autre chose ?

— Ton chevalier devrait se calmer un peu, aussi.

— Autre chose ?

Amerys releva la tête.

— Tu ne devrais pas boire ce qu'on t'offre aussi facilement.

— Autre chose ?

— Je... ne crois pas.

— Bien.

Il claqua presque sa tasse dans la coupelle devant lui. Sans un regard de plus, Helio se leva et tourna les talons vers la porte. Tout à coup, il se sentait fatigué et irrité : il maîtrisait tout, tout le temps. La cour était son terrain de jeu préféré, et Amerys Aurelius l'énerva profondément à agir ainsi.

Il ne disait pas ce qu'Helio désirait entendre, mais en vérité il ne l'avait jamais fait. À chaque fois qu'il le titillait assez pour irriter n'importe qui, Amerys ne disait rien et gardait cette posture de roi posé et sérieux.

Helio avança droit, sans regarder en arrière, vers la grande porte en bois. En de longues enjambées, il fut devant rapidement. Sa main se leva, il tourna la poignée, entre-aperçut les ténèbres du couloir...

Un bruit tout proche derrière lui le força à ouvrir les yeux en grand, et tout à coup une main repoussa la porte avec force : elle se referma dans un claquement. Un corps vint s'appuyer contre son dos, un souffle tomba dans sa nuque, et Helio se tendit de la tête aux pieds.

Il n'osa même pas se retourner : son ventre se serra.

— Je...

La voix d'Amerys résonna à son oreille. Il lui parut plus proche que jamais, chaud, brûlant. Helio en trembla presque.

— Je déteste quand tu me tournes le dos.

Il parla tout bas, non loin de sa peau. Il l'avait presque toujours dépassé de quelques centimètres, et apparemment cela avait empiré. Helio n'était pas petit, certainement pas, mais Amerys semblait géant, penché ainsi sur lui.

Ses deux bras l'entouraient, les paumes à plat contre le mur et la porte, et Helio se sentit presque écrasé.

Il sembla se rapprocher encore plus, et murmura à sa nuque :

— J'ai toujours rêvé de savoir ce qui te passait par la tête.

Ce fut comme un électrochoc, un éclair qui lui traversa le corps. Helio inspira pour faire disparaître la rougeur discrète de ses joues, puis tourna brusquement la tête vers le bras le plus proche.

Il mordit fort, jusqu'à ce qu'Amerys se recule. Il sentit le tissu de ses vêtements sur sa langue, leur épaisseur, leur odeur. Quand il se retourna, les yeux plissés, ce dernier le regardait avec incrédulité.

— Tu... viens de me mordre ?

Il répéta plus lentement, avec un sourcil haussé.

— Tu viens de mordre le roi.

Helio fit deux pas en avant. Ils se retrouvèrent presque nez à nez.

— Fais donc moi pendre, si tu y tiens.

Ses yeux brillaient quand il se détourna, et au final le seul bruit qu'on entendit fut celui que fit la porte en se claquant après son départ.