Achlys
Au commencement, bien avant l'arrivée de l'être humain sur ce que l'on appellera plus tard "Terre", tout n'était que obscurité et froideur. Le Chaos régnait en maître dans l'univers de part sa vaste grandeur, sa noirceur s'étendait infiniment loin et ne connaissait ni de début ni de fin, façonné par un désordre plus que ténébreux. Par on ne sait quel miracle, cette chose brumeuse et informe engendra d'elle-même plusieurs entités jusqu'à donner forme à notre monde tel que nous le connaissons aujourd'hui. En tout cas, c'est ce que tous les livres sur la mythologie grecque relatent, l'histoire que tous les spécialistes sur le sujet racontent aux oreilles curieuses et avides de savoir sur notre création, l'origine de tout ce qui nous entoure.
Néanmoins, un petit détail semble avoir été omis. Un infime élément qui change pourtant tout. Achlys. Ce nom ne vous dit probablement rien et pourtant, il a toute son importance dans ce récit incroyable.
Très longtemps tapis dans un coin sombre, cette divinité était l'incarnation même du Délice. Malgré son grand âge, elle parvenait à faire tomber sous son charme le moindre regard posé sur elle. Une lueur intense, presque rogeoyante logeait dans ses iris ; de sa chevelure d'or qui s'échouait sur ses épaules à son épiderme ambré encore plus doux que du coton, la déesse attirait toutes les convoitises. Peu importe où elle allait, elle apportait la lumière absolument partout. Pire encore, la volupté de son corps était si désirable qu'elle insufflait souvent à la charmante Aphrodite l'envie de mettre sens dessus-dessous tout l'Olympe tant celle-ci la jalousait. En parlant de celle-ci, vous savez ce qui est le plus drôle ?
Elle a épousé Héphaïstos, le forgeron de tous les dieux.
La Beauté incarnée a épousé la Laideur absolue de toutes les divinités. Vous vous rendez compte un peu de cette immense mascarade ?
C'est en cet honneur qu'un gala fut organisé par Zeus lui-même pour célébrer l'union des "tourtereaux". Un énorme banquet prit place au cœur de l'Olympe où dieux et déesses furent réunis. Rires et larmes furent au rendez-vous comme ivresse et gourmandise. C'est à ce moment que l'histoire d'Achlys va connaître un tournant.
Alors que les convives félicitaient les mariés et s'amusaient, la déesse se trouvait à l'écart contre l'une des nombreuses colonnes soutenant l'édifice sacré, vêtue de l'une de ces fameuses robes légères laissant entrevoir ses formes généreuses. Elle contempla d'un air las ce petit monde qui s'enjôlait et vivait comme s'il n'y avait point de lendemain. Elle soupira longuement, sentant l'ennui la rattraper à grands pas. Si on lui avait dit qu'être le Délice serait aussi enquiquinant et détiendrait pour seul but de déclencher la tentation chez ses semblables, elle aurait refusé sa nature de suite.
Perdue dans ses pensées, elle ne se rendit pas compte tout de suite qu'un regard insistant lui pesait sur la nuque. C'était celui d'un homme vraiment charismatique et agréable à contempler. Son air arrogant le rendait totalement irrésistible auprès de toutes les femmes qu'il convoitait. Bien évidemment, par cette œillade séduisante, Apollon invitait Achlys à se joindre à lui pour prendre un verre.
À la fin de la soirée, lorsque la débauche se mit à régner lourdement dans la salle, Apollon tenta sa chance avec la magnifique Achlys. Alors qu'ils étaient non loin l'un de l'autre, il passa une main au creux des reins de la belle, puis lentement il approcha son visage près du sien, un rictus aux lèvres. En temps normal, n'importe qui se serait laissé envoûter par celui-ci. Une fois entre les griffes de cet adonis, il était difficile de lui refuser quoi que ce soit ou de résister à cette irrépressible envie de franchir l'interdit. Mais ce ne fut pas le cas pour la déesse car quand il échoua ses croissants de chair sur les siens, elle recula avec véhémence et n'apprécia guère ce qui venait de se produire. Si de yeux pouvaient détenir le pouvoir de tuer, Apollon serait probablement réduit en cendres tant ceux d'Achlys brûlaient de colère. Faute de mieux, elle lui mit une claque magistrale. La force de l'impact fit tourner la tête d'Apollon et le bruit alerta les convives qui braquèrent tous leur regard sur eux. Toujours folle de rage, Achlys tourna les talons et s'en alla. La soirée venait de prendre fin pour elle, en même temps que la dignité d'Apollon. Celui-ci, le regard médusé, se frottait encore la joue toute endolorie à cause du coup porté quand il remarqua que l'attention de certains ne l'avait toujours pas quitté. Il se reprit alors rapidement, tenant plus que tout à son image. Il se tourna vers ses confrères beaucoup trop curieux en bombant le torse. Puis, il poussa un petit rire incrédule en haussant les épaules et dit d'un ton presque désinvolte : "Les femmes...". Voyant que certains le toiser avec hargne, il préféra s'éclipser. La soirée était finie pour lui aussi.
Une fois à l'abri des regards, il laissa éclater sa colère. Son poing vint s'écraser contre le mur en face de lui, laissant ses jointures sanguinolentes. Achlys allait le lui payer cette humiliation. Elle allait le payer très cher.
Comment pouvait-on se dérober à un homme tel que lui ? Comment avait-elle osé lever la main sur lui ?! Cette offense lui laissait un goût bien trop amer dans la bouche pour qu'il la laisse s'en sortir si facilement. Il fallait qu'il lui fasse vivre un enfer. Il voulait se délecter de sa souffrance, elle allait ramper à ses pieds pour lui demander pardon. Cette perspective, aussi malsaine soit-elle, était beaucoup trop jouissive pour qu'il s'arrête. Comment allait-il s'y prendre ? Est-ce qu'une longue agonie par le poison suffirait ? Certainement pas, ce n'était pas digne de cette offense... Il voulait plus. Et pourquoi pas une malédiction de type "Damoclès"?! Ce serait parfait pour elle. Plus tôt, il avait remarqué que la tristesse était peinte sur son visage. Il l'avait questionné à ce sujet, elle avait alors répondu que c'était parce qu'elle s'ennuyait. Elle trouvait sa vie trop... calme. Elle aspirait à quelque chose de plus palpitant. C'était décidé, il lui donnerait ce qu'elle desirait avant de le lui reprendre sauvagement.
Quelques jours plus tard, tout était fin prêt pour lancer la malédiction. Afin d'éviter tout soupçon sur sa personne, il avait opté pour une contamination par le sang. Il ne pouvait décemment pas lui tirer dessus sans s'attirer les foudres de ses comparses. C'est pour cela qu'une belle rose aux épines acérées ferait très bien l'affaire. Il vérifia une dernière fois que les ingrédients et le matériel étaient prêts. Puis, il commença sa sinistre tâche.
Il fit léviter l'une de ses flèches au dessus d'un petit chaudron dans lequel était en train de bouillir le poison qui ferait changer la nature de la déesse. Les vapeurs toxiques s'élèvèrent rapidement autour de la flèche. Elles imprégnèrent le bois du fût, la pointe en pierre à l'extrémité et les plumes qui composent l'empennage. Il sut que le processus était terminé quand les plumes de l'empennage passèrent d'un blanc éclatant au pourpre. Il prit alors la flèche empoisonnée et la posa délicatement dans un récipient où infusaient des pétales de roses depuis plusieurs jours. Quant la flèche toucha le fond du récipient, Apollon lui insuffla une touche de magie et commença son incantation :
"Achlys, Achlys,
Beauté du Délice,
Tes voluptés tentatrices
Me comdamnent au supplice.
Par ce terrible sort,
C'est moi qui serais le plus fort ;
Par cette flèche enchantée
Aux allures de rose d'été,
Tu seras émerveillée.
Tu accepteras ce trésor
Pour excuser tous mes torts.
En prenant cette fleur,
Tu vis tes dernières heures,
En tant que beauté du Délice,
Achlys, Achlys."
Une fois l'incantation prononcée, les plumes étaient devenues de superbes pétales écarlates, le fût s'était transformé en tige et la pointe avait été remplacée par des épines. Le tout dégageait une odeur enivrante. L'objet de sa vengeance prêt, Apollon devait seulement le faire parvenir à Achlys. Il tenta le tout pour le tout en se rendant chez elle, dans son temple au cœur de l'Olympe. À peine son ombre avait-elle franchi le seuil qu'elle essaya de refermer les portes avec force. Cependant, Apollon, dans sa clairvoyance habituelle, avait prévu qu'elle réagirait de la sorte. Il retint alors les portes avec fermeté.
" - Qu'est-ce que tu veux ? Lui demanda-t-elle avec mépris.
- Je... Je veux juste m'excuser... Écoute-moi s'il te plaît ! Je sais que j'ai mal agi la dernière fois alors je t'en prie pardonne-moi ! Je n'étais pas tout à fait moi-même. J'étais ivre et j'ai mal interpréter les signes... Maintenant, le message est reçu cinq sur cinq, ne t'inquiète pas.
- Tu en as pourtant mis du temps pour venir t'excuser, lui répondit-elle, un peu plus calme.
- Tu m'as mis une claque, lui rappela-t-il alors.
- Elle était méritée ! S'écria-t-elle.
- D'accord, d'accord ! Plaida-t-il en levant les mains en signe d'apaisement. Achlys se rendit alors compte qu'il n'était pas venu les mains vides. Il tenait une superbe rose dans sa main gauche. Ses yeux se mirent à briller de convoitises. Le doux parfum de la rose la fit sortir de son silence :
- C'est pour moi ?! Demanda-t-elle, impatiente.
- Ah euh oui... C'est mon cadeau d'excuse pour me faire pardonner, lui dit-il en faisant mine de la lui donner, mais avant qu'elle ne la prenne, il l'a retira vivement. Tu me pardonnes ?
- Oui ! "
Elle la lui prit des mains avec empressement et se blessa en se piquant à l'une des épines de la rose. Apollon sourit de satisfaction. Achlys lui sourit en retour tout en portant son doigt où perlait une goutte de sang à sa bouche. Il avait atteint son objectif, il pouvait partir tranquille maintenant. La malédiction était lancée, la transformation n'allait pas tarder à commencer.
À une heure incertaine au cœur de l'obscurité, il était impossible pour la déesse de sommeiller paisiblement. Des douleurs venant de nulle part lancinaient son pauvre corps qui n'avait rien demandé à quiconque et plus les minutes passaient, plus le martyre devint insoutenable. Elle étouffait et se sentait fondre à la fois, l'oxygène peinait à entrer dans ses poumons. Elle titubait dans les couloirs de sa demeure, seule sa main s'appuyant sur les murs et le mobilier l'empêchait de s'effondrer sur le carrelage froid. Son autre main agrippait son ventre comme si ses entrailles allaient se répandre sur le sol d'une seconde à l'autre. Ses articulations la tiraillaient et elle sentait la peur d'immiçait en elle rapidement. Jamais elle n'avait éprouver de sensations aussi douloureuses par le passé. Sa peau hâlée s'éclaircissait peu à peu, devenant blanche comme neige, livide comme un cadavre. Des tremblements la secouèrent à cette constatation quand, soudain, un autre élancement bien plus terrassant que les précédents la cloua nette par terre. Son visage si beau était à présent tiraillé et formait une grimace qui n'exprimait que la souffrance qu'elle endurait. Achlys se mit à tousser, à gémir encore et encore de douleurs, perpétuant sa lamentation avant de sombrer, écrasée par ce qu'il lui arrivait.
Les aiguilles du temps continuèrent leur cycle et lentement, la déesse s'éveilla. Non sans difficultés, elle parvint alors à se remettre sur pieds, l'esprit brouillon. Confuse et la tête envahie de questions - hélas - sans réponses, elle contempla l'environnement qui l'entourait avant de passer devant l'un des larges miroirs constituant son espace à vivre. Inévitablement, ses pupilles croisèrent son reflet puis elle se figea instantanément. À l'affût du moindre détail, elle se décortiqua de haut en bas en silence avant de pivoter tantôt à droite, tantôt à gauche pour avoir une meilleure vision de son apparence. Sa chevelure blonde avait été troquée contre une avalanche de cheveux obscure. La lueur qui logeait dans ses iris noisette s'était éteinte. Quelque chose semblait s'être tari à l'intérieur d'elle. Ses vêtements fins et colorés avaient été échangés contre du tissu arborant la couleur des ténèbres et surtout, cette étoffe moulait allègrement ses courbes. Tout dans son paraître, aussi lugubre soit-il, transpirait la lubricité. Elle était un réel appel aux plaisirs, à cette folâtre lubie de succomber à toutes sortes de péchés.
Achlys eut du mal à croire que la personne qu'elle apercevait dans la glace était bien sa propre personne et pourtant, elle ne put s'empêcher d'apprécier ce qu'elle voyait. Elle esquissa l'ombre d'un sourire. Le Délice n'était plus. Maintenant, il fallait dire bonjour à la nouvelle Achlys : la déesse du Malheur.
Durant des jours entiers, elle jubila de cette transformation imprévue. D'elle-même, la divinité décida de partir pour élire son domicile au Pandémonium, ce qui surprit la plupart de ses semblables.
Décadence et tumulte y régnaient d'une poigne tenace. Chaleur et sombreur fusionnaient ensemble, des rivières de lave s'écoulaient de-ci de-là du souterrain. L'air se faisait suffocant, donnant l'impression d'être à l'intérieur même d'un volcan prêt à entrer en éruption. Un lieu comme celui-ci aurait pu faire fuir n'importe qui, même Poséidon n'osait pas y mettre un seul orteil. Pourtant, c'est ici que Achlys trouva un véritable exutoire. Les âmes défilaient une à une dans son antre attitré et elle prenait un malin plaisir à les voir se plier en quatre sous la torture qu'elle leur infligeait, à implorer son absolution sous son regard morne.
Elle s'amusait et prenait littéralement son pied, bien plus que lorsqu'elle était déesse du Délice. Elle paraissait s'être découvert une nouvelle raison d'exister au travers des multiples punitions imposées. Plus celles-ci grandissaient en horreur et cruauté, plus Achlys s'épanouissait et repoussait toujours plus ses limites.
Sauf que, contre toute attente, cette plénitude ne dura qu'un temps.
Encore une fois, elle ne vit absolument rien arrivé.
De terribles douleurs la ravagèrent de nouveau sans prévenir, très tard le soir. Elle eut l'impression d'être écartelée à vive, de sentir des milliers et des milliers d'aiguilles la transpercer de toute part. La souffrance qui l'ébranlait était bien pire que lors de la nuit où son quotidien avait été chamboulé. Son énergie s'amenuisait à vue d'œil, toute sa force s'extrayait de son corps microsecondes après microsecondes. Le bourreau et les suppliciés avaient échangé leur place. Maintenant, c'était elle qui gémissait et hurlait tant son corps tout entier lui faisait atrocement mal. Elle en vint même à se demander si c'était cela que ressentait chaque mortel qu'elle sanctionnait. À bout de souffle et d'endurance, elle rampa lentement sur le sol jusqu'au large miroir décorant son domicile.
Lorsqu'elle eut assez de volonté pour relever la tête et qu'elle se confronta à son propre reflet, une furieuse envie de pleurer l'envahit. Elle mordit sa lèvre suffisamment fort dans l'espoir de ne pas craquer, en vain.
Tout le Pandémonium put entendre la désolation de l'ancienne déesse, devenue horriblement banale, privée de sa beauté autrefois captivante.
Elle voyait déjà les imperfections du temps apparaître sur son teint. Ses belles courbes s'en allaient et elles emportaient avec elles toute sa puissance.
Elle était réduite à tout ce qu'elle haïssait par-dessus tout : un être humain faible dont l'existence n'est qu'éphémère, vulnérable et méprisable.
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