Partie unique
Le grésillement du vieux poste de radio retentissait dans la pièce faiblement éclairée par les rares rayons du Soleil qui parvenaient à filtrer à travers les rideaux satins, accompagnant le silence bercé de respirations calmes et régulières.
S'il n'avait pas été aussi fatigué, Taehyung se serait certainement levé pour aller l'éteindre d'un geste agacé. Seulement, là, assis contre la tête de lit, le fin drap blanc lui recouvrant à peine les jambes, il n'en avait pas la force. De toute façon, il se rallumerait tout seul quelques minutes plus tard. Cet ancien poste avait la fâcheuse manie de faire du bruit quand bon lui chantait.
Le jeune homme tourna la tête vers son amant qui dormait toujours à ses côtés, imperturbable aux sons désagréables qui s'échappaient de la radio. Son dos se soulevait doucement au rythme de sa respiration, tandis que son visage à moitié enfoui dans l'oreiller affichait un air paisible, des traits détendus.
Il n'y avait que lorsqu'il était assoupi, qu'il perdait enfin ce petit froncement de sourcil presque imperceptible qui était né sur son visage il y avait quelques mois de cela. Beaucoup ne le remarquaient même pas, mais Taehyung n'était pas comme tout le monde.
Jungkook, il le connaissait bien. Mieux que quiconque même.
Et cette très légère inclinaison anxieuse qu'avaient pris ses sourcils, ce petit air contrarié qui s'était collé à son visage, il n'était pas là avant le début de la guerre civile.
Il contempla un instant celui qu'il aimait, tentant de s'imprimer ses traits paisibles au plus profond de lui, admirant une nouvelle fois ses mèches ébènes qui tombaient de manière éparse sur l'oreiller blanc. C'était étrange, cette sensation qui lui prenait le cœur quand il faisait ça. Il y avait ce pincement, cette douleur silencieuse, contrecarrée par la chaleur qui l'enveloppait doucement et l'apaisement qui dénouait ses muscles douloureux. Ça s'opposait, ça résonnait en lui comme un profond et triste espoir.
Parfois, il lui arrivait de se dire que si il était encore là, c'était parce qu'il y avait Jungkook.
Cela aurait été si simple de partir sans lui.
Seulement, voilà. Jungkook ou pas, Taehyung n'en avait pas le droit.
Mourir n'était pas une option pour qui il était.
Le grésillement du vieux poste se fit un peu plus fort, pour finalement presque s'estomper lorsque l'antiquité qui lui servait de radio sembla trouver d'elle-même une fréquence à laquelle se raccrocher. Au milieu de tous ces bruits désagréables, une voix se mit à retentir, légèrement brouillée par les nombreux sons parasites.
Taehyung tendit l'oreille sans réellement y croire, sortant de son observation silencieuse.
« ... Hier soir. Un gérant d'immeuble s'est jeté du toit de celui-ci. On raconte qu'il avait perdu sa fille depuis cinq ans, qu'il avait beaucoup changé depuis, et que cette perte... »
D'un mouvement fatigué, le jeune homme dégagea le drap de ses jambes nues, et se dirigea dans un léger grognement vers la table sur laquelle le poste de radio racontait comment cet homme s'était donné la mort en cette période où chacun priait pour rester en vie. Il tourna sans entrain le bouton des fréquences, ne voulant simplement plus entendre cette voix déprimante.
Le son se brouilla un instant, redevenant un petit grésillement continu, avant qu'une nouvelle voix ne se démarque.
« ... Une nouvelle attaque du gouvernement. La contre-offensive aura lieu dans une semaine, il ne faut pas attendre. Ils croient qu'ils peuvent nous étouffer et nous faire taire, ils se trompent. Nous ne sommes pas de simples pions sur leur échiquier, et si ils ne l'ont pas encore compris, alors nous le montreront à nouveau ! Peu importe combien de temps cela prendra ! Nous ne perdrons pas, camarades ! Kim Taehyung est avec nous. Le héros nous- »
Presque brutalement, l'homme enfonça le bouton arrêt.
Il ferma les yeux un instant, et pris une grande inspiration, avant de relâcher doucement tout l'air dans un long souffle. Lentement, il décolla son doigt de l'ancien poste, presque avec précaution, comme pour calmer le battement lourd et épuisant de son cœur. Lorsqu'il se l'était procuré afin de pouvoir communiquer avec la résistance sans être intercepté par le gouvernement, jamais il n'aurait cru qu'il entendrait son nom dans un des nombreux discours de propagande qui circulaient sur les vielles fréquences. Il n'avait même pas osé l'espérer.
Après tout, à cette époque-là, il n'était rien. Juste un jeune adulte désabusé par cette société qui l'entourait, rien qu'un simple con amoureux prêt à faire n'importe quoi pour être aimé en retour.
Seulement ; voilà.
Il était devenu un héros, ce jeune adulte.
Un symbole phare de la résistance, de la force de pensée, du combat et de l'espoir. Sans qu'il n'ait eu le temps de réaliser, il s'est retrouvé aux premières lignes, ennemi principal face à l'adversaire.
Et depuis, il n'avait pas le droit de mourir, Taehyung.
Il n'avait pas le droit de s'éteindre, ou de vouloir cesser les affrontements.
Il devait continuer de s'élever plus haut, plus loin, et d'aborder cet air fier et déterminé face aux partisans de la révolte. Il devait continuer d'incarner le dernier espoir de ceux qui se battaient pour la liberté, sans quoi tout s'effondrerait. Ses rêves d'un monde meilleur et juste, ceux de Jungkook qui s'endormait chaque soir en rêvant d'une société plus libre ; tout cela partirait en fumée.
Il avait entre ses mains épuisées le dernier fil qui faisait encore tenir la résistance, et pour rien au monde il ne pouvait se permettre de le lâcher.
Pourtant, du haut de ses vingt-six ans, Kim Taehyung lui n'aspirait plus qu'à redevenir le jeune l'adolescent bercé d'illusions qu'il était.
——————————————— I
– Tu as entendu, Taehyung ?
– Hm ?
– Hoseok s'est donné la mort ce matin.
Il se figea, laissant ses mèches noires ondulées venir lui cacher la vue, les yeux fixés sur le bureau grisâtre. Lentement, il redressa le regard vers celui qui venait de parler, et laissa échapper d'une voix blanche :
– Quoi ?
– On l'a retrouvé dans sa baignoire, les veines ouvertes, et une lame de rasoir fermement tenue dans ses mains.
Namjoon tira sur sa cigarette dans un geste nerveux, avant de relâcher la fumée qui partit s'évanouir dans les airs.
– C'était pas beau à voir, crois moi. T'as bien fait d'arriver en retard.
Les mots semblèrent arriver au ralentit aux oreilles du héros. L'information peinait à s'aligner dans son esprit, se rejouant sans cesse comme pour s'imprimer réellement. Hoseok. Hoseok s'était suicidé. Il avait mis fin à ses jours. Lui, éternel battant qui brandissait fièrement les idées de liberté, avait choisi consciemment de s'éteindre.
Lorsqu'il l'avait rencontré pour la première fois, Hoseok lui avait sauvé la vie. Il lui avait tendu la main au milieu des coups de feu et des cris, assommant d'un coup sec l'homme qui s'apprêtait à le tuer, et l'avait entraîné loin de la manifestation.
Ce jour-là, Taehyung l'avait admiré. Il l'avait trouvé si courageux, si fort et déterminé. Ça avait toujours été le cas. Et c'est seulement maintenant qu'on lui annonçait son suicide qu'il prenait conscience des tremblements qui parasitaient les mains d'Hoseok lorsqu'il l'avait secouru, et chaque nouvelle fois où il l'avait vu se battre.
Au final, peut-être qu'il n'était pas aussi fort qu'il ne voulait le laisser paraître. Peut-être qu'en réalité, Hoseok était tout aussi effrayé que lui.
À ses côtés, il entendit Namjoon pester en refermant la fenêtre face à la nouvelle pluie qui s'était mise à tomber, et il releva la tête pour le regarder. Sa cigarette presque éteinte dans les mains et un rictus nerveux sur les lèvres, il tentait de séparer les feuilles qui avaient été mouillées par la soudaine averse.
Le jeune homme aux cheveux ébènes l'observa faire un moment en silence, puis avala sa salive dans une légère douleur. Il avait la gorge sèche, Taehyung. Et cela faisait bien longtemps qu'elle était comme ça. À force de mots et de discours qu'il ne comprenait même plus, elle avait fini par se faire douloureuse. Peut-être était-ce pour lui dire combien ses phrases étaient vides de sens. Peut-être était-ce pour lui rappeler cruellement, encore et encore, combien il était vivant. Avec ces picotements désagréables, le héros pouvait difficilement oublier l'air qui rentrait malgré lui dans son corps épuisé.
– Ils vont faire une offensive, demain, lâcha alors Namjoon sans relever le regard de ses papiers. Ils veulent que tu sois là.
Évidemment.
Sa seule présence donnait de la force. Et cela, Taehyung n'en était que bien trop conscient.
– Où ? demanda t'il simplement.
– À Jeodong.
– Il y a deux postes de police, là-bas. C'est du suicide.
– Je sais.
Namjoon déposa une feuille sur son bureau, puis détourna enfin l'attention de ses documents pour la reporter vers le héros.
– C'est pour ça que tu n'iras pas. Tu auras juste à leur montrer ta présence au début, l'important c'est qu'ils y croient.
– Pourquoi ne pas simplement leur dire de renoncer ?
– Parce qu'ils ne voudront pas, Taehyung. Ces flics ont brûlé tout le quartier de Hongeun et massacré tous les opposants qui s'y trouvaient, ils réclament vengeance.
Taehyung ne répondit rien.
Quand la guerre civile avait commencé plus d'un an plus tôt, il n'y avait pas vraiment cru. Les premiers affrontements relatés à la télévision avaient semblé atteindre son cerveau au ralentit, comme s'ils n'existaient pas vraiment. Après tout, des manifestations qui dérapent, il y en avait déjà eu. Des groupes de révoltés qui viennent clamer haut et fort leur opinion aussi. Et le temps de saisir l'importance de ces actes, il s'était déjà retrouvé coincé dedans.
Le gouvernement avait voulu les priver de libertés, et ils n'avaient pas laissé faire.
Ils étaient descendus dans la rue, déterminés et en colère, leurs revendications inscrites en gros sur des pancartes fièrement dressées. Au début, c'était des simples marches de lutte. Des rassemblements de plus en plus gros, de plus en plus forts. Puis, après de nombreux échecs et une manipulation des médias évidente, la foule avait commencé à s'énerver. Elle s'était mise à détourner les moyens officiels pour faire passer son message et alerter un maximum de gens, de plus en plus véhémente, de plus en plus brûlante.
Le gouvernement avait voulu les faire taire par la force, et ils avaient répondus.
Et en moins de temps qu'il ne faut pour le réaliser, la Corée s'était retrouvée prise dans une ronde infernale de violence. Ceux qui refusaient de se soumettre étaient traqués et exécutés, et ceux-là même tuaient en retour, chaque nouvelle goutte de sang versée venant embraser la haine des deux côtés.
La société s'autodétruisait de l'intérieur, et Taehyung n'arrivait plus à voir le monde autrement qu'une entité pourrie jusqu'à la moelle.
La main de Namjoon sur son épaule le sortit de ses pensées, et il posa ses deux pupilles noires sur le visage hâlé de son camarade.
– Je viendrais te chercher demain, lança simplement celui-ci. Tu sais ce que tu as à faire.
Ça oui, le héros ne le savait que trop bien.
Se montrer fort, intouchable, déterminé, là où il était faible, atteint et épuisé.
Revêtir une nouvelle fois son affreux masque de sauveur, celui-là même qu'il n'arrivait presque plus à discerner de son vrai visage lorsqu'il se posait devant le miroir, et qu'il regardait droit dans les yeux son reflet. Son horrible reflet.
Namjoon le dépassa rapidement pour sortir de la petite pièce, sa tasse de café fumant toujours dans ses mains abîmées, délaissant alors Taehyung avec le blondin qui était assis juste à côté, et qui s'était contenté de garder le silence depuis que le héros était rentré. Ils se connaissaient bien, tous les deux. Ils étaient même amis. Alors pourquoi le ventre de l'ébène ne nouait-il douloureusement ainsi ?
– Tu ne l'as pas sauvé.
La voix de Jimin avait beau paraître neutre si on n'y faisait pas réellement attention, Taehyung avait bien remarqué cette petite note de reproche, camouflée, dissipée, mais bien présente et prête à frapper au meilleur moment. Là où ça ferait le plus mal.
– Qui ? répondit-il simplement en regardant le plus petit qui le fixait droit dans les yeux.
– Hoseok.
Un frisson désagréable remonta le long de sa colonne vertébrale, venant le faire déglutir silencieusement. Le tic-tac de l'horloge qui retentissait dans la pièce depuis un bon moment déjà sans qu'il n'y prête attention résonna alors dans ses oreilles, lui causant une désagréable sensation d'inconfort. Il voulait partir.
– Tu te dis héros, mais à vrai dire, tu ne sauves personne, reprit la voix cruelle du blond, calme mais tranchante, oppressante. Ces gens que tu vas tromper demain, tu ne fais que les envoyer à la mort eux aussi. Mérites-tu réellement ton titre, Taehyung ?
Les battements lourds de son cœur vinrent se rajouter au bruit régulier des aiguilles. Il passa nerveusement sa langue sur ses lèvres, avec l'affreuse sensation que ces quatre murs l'étouffaient. Il voulait partir.
– Je n'ai jamais voulu de ce titre, osa-t-il après un silence.
Un rire jaune retentit dans l'air. Taehyung sentit son souffle se faire de plus en plus difficile, de plus en plus douloureux, et la discrète angoisse qui se tapissait en lui depuis des mois vint doucement étreindre son cœur, comme bien trop souvent ces derniers temps. Il avait besoin de partir.
– Arrête Tae, pas à moi. Je te connais. Tu veux être acclamé. Tu veux être admiré. Ce rôle de héros, t'en rêve depuis gamin. Alors par pitié, arrête avec ta fausse modestie et au lieu de rester là à te lamenter pitoyablement, rend lui honneur.
Jimin, l'ébène l'avait rencontré bien avant le début de tout ça. Avant le début de ces tensions, de ces affrontements, de cette violence omniprésente. Ils avaient presque grandi ensemble, tous les deux. Le blondin avait toujours été là pour lui.
Quand ça allait mal, il le rassurait, quand il tombait dans la cour de récréation, il le soignait, quand les parents de Taehyung se disputaient jusqu'à pas d'heure, il n'était jamais bien loin, prêt à le câliner jusqu'à ce qu'il aille mieux. Depuis tout petit, il était comme son ange gardien. Celui qui le protégeait du monde quand il osait le regarder trop longtemps, celui qui l'éloignait sans cesse du gouffre de la solitude, celui qui l'accompagnait dans toutes ses conneries d'enfant déchiré dans le divorce de ceux qui l'avaient mis au monde.
Adolescents, ils avaient fait les cents coups. Leurs premières clopes, ils les avaient fumés ensemble. Leurs premières cuites, leurs premières soirées dont ils ressortaient ivres morts, c'était toujours tous les deux, jamais l'un sans l'autre.
Jimin, c'était celui qui protégeait. Celui qui accompagnait, qui soignait. Celui dont la simple présence réconfortait, l'ami que chacun rêvait d'avoir, toujours présent et souriant. Pas toujours de bons conseils, mais toujours de ton côté. Toujours là pour toi.
Seulement, voilà ; Jimin, c'était aussi celui qui enviait. Celui qui regardait les autres avec cette jalousie dissimulée dans ses yeux, celui qui se haïssait d'être si imparfait quand il se regardait, si nul comparé à ceux qui l'entouraient. C'était ce garçon qui détestait en silence, qui nourrissait sa rancœur silencieuse sans en parler, et qui camouflait son mal-être sous un grand sourire et des mots je-m'en-foutiste. Ceux qui réussissaient plus que lui, le blondin ne les aimait pas. Il les exécrait sans un mot.
Et quelque part, Taehyung se demandait si ce n'était pas pour ça qu'il était désormais si froid avec lui. S'il n'enviait pas ce fameux titre de héros, si il ne le haïssait pas pour s'être hissé si haut en le laissant derrière. Après tout, Jimin, c'était l'ébène qui l'avait embarqué dans la résistance. Ils y étaient allés à deux. Alors pourquoi avait-il fallut qu'il devienne un héros et pas lui ?
C'était injuste, c'est vrai.
Mais que restait-il de justice dans ce monde ?
Taehyung ne savait pas. Il ne savait plus.
Il n'était plus sûr de rien, désormais.
La seule chose dont il était certain, c'est que son rôle de héros, il l'aurait volontiers donné à Jimin.
Parce qu'après tout, ce fichu titre ne le tirait plus vers le haut, mais ne faisait que l'enfoncer chaque jour un peu plus bas, trop bas.
——————————————— II
Aussi loin qu'il s'en souvienne, Taehyung avait toujours été passionné par l'art. Enfant, il passait des heures et des heures à gribouiller des traits hasardeux sur des feuilles, qu'il glissait ensuite soigneusement dans une petite pochette que lui avait offert sa mère pour l'anniversaire de ses quatre ans. Il adorait créer, redessiner le monde à sa manière, modifier les aspects qu'il trouvait laids pour les embellir. Cette sensibilité lui avait value beaucoup d'admiration et de fierté face aux adultes. Ses dessins, il aimait les montrer avec son atypique sourire rectangulaire. Ses dessins, c'était sa manière à lui d'exister, de s'imposer.
Et puis, un jour, ses parents s'étaient séparés. Ils avaient brisé leurs années de mariage, et après cela, Taehyung n'avait plus jamais réellement osé retoucher à un crayon. Pourquoi, même maintenant il l'ignorait. C'était comme si cette rupture avait rompu quelque chose en lui aussi. Comme si les traits qu'il traçait sur le papier étaient soudain devenus faux, vides de sens. Alors, le petit garçon, il avait arrêté de dessiner.
Cela n'avait alarmé personne. Après tout, il était encore jeune, si jeune, et cette passion, elle était sûrement passagère. On se disait qu'il se construisait, et que c'était normal d'expérimenter diverses choses, que ce n'avait rien de mauvais qu'il délaisse ses crayonnés maladroits.
Mais voilà, quelque part, en arrêtant de dessiner, le petit garçon avait cessé d'exister. Il s'était effacé silencieusement, et il était devenu celui qui observait. Simplement. Sans chercher plus. Son adolescence, il l'avait passé à admirer sans un mot les mêmes œuvres d'art qu'il ne pourrait plus jamais créer. Il avait comblé son absence d'identité dans l'admiration qu'il éprouvait envers tous ces artistes qui sculptaient la roche, peignaient le vide pour le rendre vivant, retraçaient leurs émotions et leurs sentiments sur des feuilles.
Quand on lui avait demandé où il voulait aller après le lycée, la première réponse qui lui était venue à l'esprit était "l'art". Mais il ne l'avait pas dit, parce qu'après tout, c'était désormais infaisable. Cela faisait bien trop longtemps qu'il n'avait pas tracé autre chose que des lettres sur le papier. Taehyung, il n'était plus de ceux qui créaient, mais de ceux qui faisaient vivre les créations à travers les regards. Alors finalement, il s'était dirigé vers une licence d'histoire. Un peu par défaut peut-être, mais aussi parce qu'il aimait ça.
Après tout, il y avait quelque chose de similaire, entre l'histoire et l'art. L'un faisait l'autre. Les deux se complétaient, se nourrissaient mutuellement.
Et lorsqu'il était rentré dans l'amphithéâtre bondé la première fois, il n'avait pu que constater avec une certaine forme de soulagement qu'il avait fait le bon choix. Les légendes et mythes l'avaient passionné, la façon de vivre des hommes avant lui l'avait fasciné. Il s'était mis à observer le monde d'un œil nouveau, moins flou, plus précis. Son regard restait absent, mais il y avait cette lueur de sensibilité dans ses yeux noirs qui comblait le vide.
Il n'était pas malheureux, Taehyung. Il était effacé, mais ça ne l'empêchait pas de vivre pleinement dans son cœur.
Et puis, les choses avaient commencé à dégénérer. Les premières réformes, les premières manifestations... Comme chaque fois, il avait observé les évènements avec un air détaché. L'idée de s'opposer ne lui serait jamais venue à l'esprit, pas alors qu'il n'avait jamais rien contesté de sa vie. Taehyung, c'était celui qui laissait faire. C'était le garçon qui portait un regard sur tout, passif, sans jamais que l'idée même de donner son avis ne lui effleure l'esprit.
Avant, il s'exprimait par le dessin.
Depuis qu'il avait arrêté, il avait simplement cessé de s'exprimer.
Quelque part, il trouvait un réconfort à cela. Refuser de regarder la réalité en face, de mettre en évidence que le gouvernement était en train de les manipuler, de les opprimer, ça avait quelque chose de rassurant. C'était anxiogène, de se confronter aux travers du monde. Si destructeur. Qu'il était milles fois plus simple de simplement fermer les yeux.
Et cela, Taehyung savait très bien le faire.
Parfaitement, même.
Il ne faisait que ça.
Du moins, c'était avant qu'il ne rencontre Jungkook.
——————————————— III
Le faible bruissement de la pluie qui tombait contre les carreaux comblait le silence omniprésent dans la pièce, venant bercer le jeune homme.
Habituellement, Taehyung adorait la pluie. Il aimait son bruit léger, son écho régulier qui venait s'échouer contre la vitre de verre. Ça lui donnait l'impression qu'il n'était pas seul. Lorsque les gouttes d'eau tombaient du plafond du monde, il avait le sentiment d'avoir une présence rassurante à ses côtés qui l'écoutait silencieusement, comprenait toutes ses peines sans un mot et partageait sa douleur.
Seulement, là, même la clameur de l'averse ne parvenait pas à reposer son âme tourmentée. Au contraire, elle ne le blessait que davantage, semblant lui rappeler, encore et encore, que toutes les personnes qu'il avait trompé reposaient désormais là où on ne prendrait même pas le temps d'honorer leur mort et où on les laisserait dépérir avec indifférence.
L'offensive à Jeodong avait eu lieu, et depuis, le ciel n'avait cessé de se lamenter.
Chaque goutte de pluie tombée semblait rappeler au héros combien il était indigne de l'être. Ces gens qui étaient morts, Taehyung les avaient dupés. Il leur avait montré sa présence pour leur donner de la force, il leur avait dit qu'il les accompagnait pour embraser leur courage, et finalement, il avait l'affreuse impression de les avoir menés à la mort.
Ils n'ouvriraient plus jamais les yeux.
Jamais.
Assis face à son bureau sur lequel le vieux poste de radio lâchait de temps à autre des petits geignements, il passa sa main dans ses cheveux pour agripper douloureusement ses mèches noires. Il tira dessus avec désespoir, priant pour que la douleur fasse taire ses pensées coupables, renvoie à l'oubli les derniers évènements. Il aurait voulu hurler. Hurler sa peine, sa haine de lui-même, sa colère. Soulager une bonne fois pour toutes les abominations qui tournaient sans cesse en lui pour le torturer chaque jour un peu plus.
Héros, quelle blague.
Ce mot sonnait si faux à ses oreilles.
« Tu te dis héros, mais à vrai dire, tu ne sauves personne. »
Jimin avait raison. Il avait affreusement raison.
Taehyung sursauta en sentant soudain des bras venir l'étreindre doucement par derrière, avant que l'odeur délicate de Jungkook ne vienne lui soulager le cœur. Il ne l'avait même pas entendu rentrer. À ce rythme, ses pensées moroses allaient finir par le dévorer.
Il amena délicatement sa main à celle de son amant, et demanda sans oser le regarder :
– Tu as passé une bonne journée ?
– Hm.
Le nouveau venu déposa un chaste baiser sur le front de Taehyung, puis décala une chaise pour venir s'asseoir à ses côtés.
– Et toi, tu vas bien ?
Le héros n'aimait pas le regard qu'il lui portait. Pas celui qui s'affichait actuellement. Ses prunelles reflétaient toute l'inquiétude du monde, comme si d'un moment à l'autre, Taehyung pouvait s'effacer et disparaître à jamais. Probablement avait-il été témoin de son mal-être, qu'importe. Le jeune homme haïssait l'idée d'être la cause de ce trouble dans ces yeux qu'il aimait tant.
– Pourquoi ça n'irait pas ? rétorqua-t-il en lançant un petit sourire, feignant une joie qui n'était plus authentique depuis trop longtemps.
Habituellement, il était un bon menteur. Excellant dans l'art de cacher les choses, de détourner la réalité, de faire croire ce qui était faux, il avait toujours cherché à se protéger avec ses mots. Qu'il était plus simple d'afficher un simple sourire plutôt que d'expliquer ses tourments internes. Taehyung était un excellent acteur. Il le fallait bien, pour continuer d'être le héros.
Seulement, cette fois-ci, quelque chose dans le regard de l'homme qu'il aimait lui disait qu'il n'avait pas su être aussi convaincant que d'habitude. Après tout, depuis le temps qu'ils se connaissaient, il avait fini par le cerner, lui aussi.
Avant, Taehyung avait même l'impression qu'il le connaissait presque mieux que lui ne se connaissait.
Jungkook vint saisir doucement la main de son partenaire dans la sienne, et murmura d'une voix bien trop délicate pour que sa question en soit réellement une :
– J'ai entendu parler de l'offensive à Jeodong. Ça te tracasse ?
Oui. Oui, ça le tracassait. Ça le détruisait même, le bousillait de l'intérieur lentement.
Et si seulement il n'y avait que ça...
Il aurait tant voulu dire à son amant combien les paroles de Jimin le torturaient, combien son propre reflet le révulsait, combien entendre le mot "héros" placé à côté de son nom le rendait malade. Il aurait tant voulu redevenir un enfant et se laisser choyer par ses caresses et ses mots doux, puis s'endormir dans ses bras avec la sensation d'être compris, enfin.
Mais il ne pouvait pas.
Parce que Jimin, jamais il n'avait craché son venin en présence de quiconque. Il avait toujours attendu d'être seul avec son ancien ami, et personne n'était témoin de la violence de ses mots, coupants, tranchants, destructeurs.
Parce que Taehyung, il s'interdisait bien des choses de lui-même. Il se remettait toutes les fautes du monde sur les épaules, alourdissant chaque fois un peu plus la charge trop lourde qu'il pensait naïvement pouvoir soutenir seul.
Et parce que Jungkook, ça lui ferait du mal. Ça le blesserait, de savoir son amant dans un tel état ; de savoir que dans le mal-être où il avait plongé, même ses convictions devenaient floues. Et au final, cela ne ferait que les briser tous les deux. Ça, le héros ne le voulait pas. Quitte à sombrer, il lui était impensable d'emporter le jeune homme aux yeux inquiets avec lui.
Lors de leur première rencontre, Taehyung s'approchait sommairement des vingt et un ans. Les premiers signes du malaise de la société étaient apparus depuis quelques mois, et il les observait d'un regard absent, comme il l'avait toujours fait dans sa vie. Après tout, c'était comme ça qu'il vivait le mieux.
Jungkook, lui, était tout son contraire. C'était le genre de type à descendre en tête de file dans la rue, à faire des longs discours pour expliquer ô combien le gouvernement se foutait de leur gueule, ô combien c'était inacceptable, et ô combien il ne faudrait au grand jamais laisser passer ça. C'était un garçon coléreux, révolté, qui ne supportait pas la passivité face aux réformes qu'on essayait de faire passer discrètement. Peut-être même trop impulsif.
Depuis, il s'était calmé. La guerre civile l'avait sûrement abîmé lui aussi.
Et pourtant, qu'il était beau dans sa splendide agitation, dans sa rage instable ! Taehyung se souvenait encore du premier jour où il l'avait vu. Là, brûlant de détermination au milieu de la foule, gueulant des injures qui paraissaient presque belles dans sa bouche tant elles brillaient de sincérité. Chacun de ses mots sonnaient justes tant il en était lui-même persuadé en les disant, et dans ce monde de mensonges et de comédies grotesques, son honnêteté avait résonné si belle.
Ils ne s'étaient pas parlés ce jour-là. Ni le jour d'après ou le suivant encore. La première fois que leurs regards s'étaient croisés, la nuit avait enveloppé depuis un bon moment la ville de Séoul, et l'air froid d'hiver dissuadait tous ceux qui n'étaient pas assez fous pour sortir dans l'obscurité glaciale. Taehyung n'était pas de ces gens-là.
Ce soir précis, il avait voulu marcher, s'aérer l'esprit et oublier qu'on venait de lui annoncer le décès prochain de son père. Ce soir précis, comme un coup du destin, Jungkook était sorti gauchement d'un bar de la même rue, l'arcade sourcilière éclatée et la lèvre en sang. Il avait marché d'une démarche maladroite jusqu'à la ruelle la plus proche, et s'était effondré contre le mur.
Et face à ce spectacle, Taehyung n'avait rien pu faire d'autre que de venir l'aider.
Après ça, les deux hommes avaient gardé contact. Involontairement au début, se reconnaissant simplement lorsqu'ils se croisaient dans la rue, s'échangeant quelques mots pour se saluer. Et puis, ces mots étaient peu à peu devenus des phrases, des discussions passionnées.
Ils avaient pris l'habitude de se retrouver dans un parc non loin de l'université de Taehyung et du lieu de vie du révolté. Au début, les discours engagés de Jungkook n'avaient pas vraiment affecté l'étudiant en histoire. Il les avait écouté avec convenance, sans jamais les laisser entrer dans sa tête et bouleverser sa manière de vivre. Puis, à force de mots, d'honnêteté déroutante et d'heures passées à ses côtés, l'intérêt avait naquit peu à peu.
Il était si beau, Jungkook, lorsqu'il expliquait avec passion les travers du monde. Il les exposait, certes, mais à côté, il donnait aussi l'impression que les choses pourraient changer, qu'il suffisait de se battre. Ça semblait presque simple dans sa bouche.
Et cet espoir qu'il donnait, c'était tout ce que Taehyung avait besoin d'entendre.
Alors il avait cessé d'observer, et il avait suivi ce jeune homme ardent dans ses idées, dans ses manifestations rebelles, dans son engagement. Jours après jours, il s'est épris de lui, de ses coups de gueules et ses moments de douceur, de ses idéos et ses rêves fous de changement, de ses traits à la fois masculins et délicats, de sa façon de voir de monde.
Jungkook, c'était celui qui agissait. Celui s'exprimait, qui se révoltait, qui gueulait pour exister, qui refusait de soumettre. C'était ce garçon qui faisait la moue lorsqu'il n'avait pas raison, qui détestait avoir tort, mais qui l'acceptait néanmoins en ronchonnant. C'était ce type au regard fier, à l'honneur bien tracé, aux idées bien claires. C'était tout ça, mais c'était aussi celui qui savourait chaque instant de sa vie à pleines dents, qui riait toujours en décalage avec les autres, celui qui avait ce regard pétillant et ce sourire vif aux lèvres lorsqu'il rencontrait une réussite dans sa vie, celui qui était fier et bien heureux d'exister, même dans ce monde aux maux nombreux et aux valeurs bancales.
Jungkook, c'était celui qui vivait.
Et maintenant qu'il se retrouvait à ses côtés dans ce petit appartement caché dans une foule d'immeubles plus vieux les uns que les autres, Taehyung se demandait ce qu'il était devenu, ce Jungkook là. Il se demandait où étaient passés son ardeur, son insouciance qui lui donnait la force de se battre, ses discours passionnés.
Le Jungkook à ses côtes, il était plus sérieux. Plus silencieux. Il ne gueulait plus d'insultes à chaque fois qu'il passait devant un commissariat, ne s'énervait plus des heures durant sur un article tel ou tel de la loi. Ses sourcils s'étaient légèrement froncés, ses traits s'étaient endurcis, et une lueur au fond de ses yeux s'était éteinte.
Il avait perdu sa splendide naïveté qui lui donnait l'espoir de changer le monde, et il était devenu un adulte. Un adulte désillusionné, un adulte meurtri par la guerre, qui cherchait silencieusement à se raccrocher à ses convictions de jeune homme.
Il avait gardé ses idées, mais il avait laissé derrière lui son ivresse de changer les choses et son regard positif sur l'avenir.
Et cela, ça attristait profondément Taehyung, qui se haïssait de ne pas avoir su préserver cette insouciance autrefois si brillante dans les yeux de son amant.
Face à l'absence de réponse du héros, Jungkook s'approcha silencieusement de lui, et vint s'asseoir sur ses jambes avant de le prendre sans ses bras avec une précaution rare, comme si le moindre faux mouvement suffirait à le briser. Il le serra contre lui, enfouissant sa tête dans son cou. On aurait dit qu'il avait peur qu'il lui échappe. Qu'il le délaisse, l'abandonne à son tour, le laisse seul avec son univers plein de désillusions.
Parce que Jungkook, il n'était pas aveugle.
Il avait beau garder le silence, il voyait bien le mal-être qui rongeait chaque jour un peu plus l'homme qu'il aimait. Il l'observait, impuissant, sombrer là où même ses étreintes et ses baisers peinaient à le réconforter. Pourquoi sombrait-il, il ne savait pas. Il n'osait pas le lui demander. Il craignait que cela ne brise davantage le héros, et que celui-ci finisse par abandonner totalement le monde autour de lui.
Il le voyait juste périr peu à peu, et cela l'attristait profondément.
Autrefois, le jeune homme qu'il avait été aurait sûrement forcé la confrontation et serait directement allé chercher au cœur du problème ; mais aujourd'hui, l'adulte qu'il était devenu n'était plus que capable de lâcher dans un souffle, avec une peine dissimulée au fond de sa voix, et une supplication cachée :
– Ne lâche pas. Ça va aller.
Taehyung ne répondit rien, se contentant de serrer son amant contre lui avec l'affreuse sensation que son cœur se déchirait dans sa poitrine. Il crut sentir une larme rouler sur son épaule et partir s'échouer sur son tee shirt dans le silence le plus parfait, mais il n'eut rien le temps de dire que Jungkook reprit, le visage toujours caché dans son cou :
– On va y arriver, Tae. Je te le promets. Rien n'est éternel.
Et cette nuit-là, en faisant l'amour sous le bruissement de la pluie, Jungkook voulut lui faire passer tout son amour, sa peine et ses espoirs. Il voulut lui dire de ne pas abandonner, qu'il était là, et que ça allait passer. Que la vie reprendrait. Peu importe comment, mais qu'elle reprendrait.
Et cette nuit-là, en faisant l'amour sous le bruissement de la pluie, Taehyung supplia pour ne plus penser. Qu'on fasse taire enfin le vacarme épuisant qui retentissait dans sa tête depuis bien trop longtemps, qu'on le laisse enfin se reposer et prendre une pause dans son rôle de héros.
Et sous le ciel couvert de Séoul, ils s'unirent avec une fièvre de désespoir, d'amour et de peine si forte que plus rien ne semblait exister autour d'eux. Ils réussirent à oublier le monde qui les entourait et la rude réalité un instant, rien qu'un seul, petit et éphémère ; mais magnifique.
——————————————— IV
Le tic-tac de l'horloge retentissait à nouveau dans la pièce, fatiguant plus qu'il ne l'était déjà Taehyung. L'esprit morne, il écoutait d'une oreille absente le débat qui avait lieu entre son amant, son ancien ami, et celui qui gérait toutes leurs opérations depuis le début. Pour l'occasion, les tables avaient été rassemblées en cercle, et cela ne faisait qu'augmenter sa sensation d'inconfort, lui permettant de ressentir pleinement le regard de Jimin face à lui. Ce regard si culpabilisateur.
– On a vraiment une chance, réitéra Namjoon une énième fois sous le regard méfiant de Jungkook. La zone est très peu surveillée, et si on arrive à s'infiltrer et à pirater leurs données, la guerre pourrait prendre un autre tournant.
– C'est peut-être un piège, tempéra l'ébène en jetant un coup d'œil au héros.
Celui-ci haussa les épaules d'un air épuisé. Jungkook lui demandait son avis, mais qu'en savait-il, de si c'était un piège ou non ? La seule chose dont il était persuadé, c'est que quelques semaines plus tôt, ils n'auraient pas été seulement quatre autour de cette table. Hoseok aurait été avec eux, lui aussi.
– Ou peut-être pas. Et même si ça en était un, on doit tenter le coup. C'est notre dernière chance. Il n'y aura bientôt plus d'avenir pour nous si on ne fait rien.
La voix de Namjoon s'était faite plus grave, plus insistante. Il avait raison, tous le savaient. La situation était désespérée.
Au fil du temps, la résistance s'était perdue. Elle ne savait plus où frapper, et ce temps de réflexion profitait au gouvernement qui n'en manquait pas une pour les affaiblir. Bientôt, les dernières ruines de la société libre qui avait autrefois été s'évanouiraient en même temps que les derniers combattants sombreraient, et le nouveau pouvoir pourrait alors prendre pleinement place sans craindre un mouvement d'opposition. Il leur était alors désormais primordial d'agir. Et d'agir vraiment, avec autre chose que des missions suicides seulement guidées par une soif de vengeance destructrice.
Taehyung ferma les yeux un instant en sentant une vive douleur lui traverser le crâne. Il se prit la tête entre les mains en silence, et mordit durement sa lèvre pour contenir la vague de mal-être qui semblait tout ravager sur son passage. C'est vrai, ils étaient en train de perdre. Il avait beau continuer de jouer son rôle de héros, cela ne garantissait en rien une victoire future. À croire que même ça, il était incapable de le faire correctement. La rébellion vacillait, lentement, jours après jours, et l'échéance où elle ne tiendrait plus se rapprochait inexorablement. Ça semblait presque inéluctable.
Alors à quoi ça rimait, tout ça ? Il continuait de se battre pour quoi, au juste, Taehyung ?
Le soupir de son amant à ses côtés le raccrocha à la réalité, et il entendit celui-ci lancer d'un ton désemparé, vaincu :
– Tu as raison... T'as un plan, au moins ?
Namjoon hocha la tête pour seule réponse, et se baissa pour sortir deux gros dossiers de son sac. Il les posa sur la table dans un bruit désagréable, puis planta son regard dans celui de Jungkook qui lui faisait face. Après un léger raclement de gorge, il commença :
– Le quartier de Goyang n'est pas surveillé h24, il y a simplement des patrouilles régulières. Le seul bâtiment où les policiers sont toujours, c'est celui qu'on vise, justement. Il faudrait réussir à s'introduire lors des horaires sans surveillance, et là, nous n'aurions plus qu'à forcer l'entrée dans l'immeuble et récupérer ce dont nous avons besoin.
– Les policiers présents appelleront des renforts.
– Je sais. C'est pour ça qu'il faudra faire vite.
Un silence inconfortable prit place suite à ces déclarations. Jimin ne disait rien, comme souvent, l'air de penser milles choses qu'il était impossible de déchiffrer. Jungkook pesait le pour et le contre, les sourcils inclinés de façon anxieuse, le regard sérieux. Namjoon attendait. Et Taehyung, lui, sentait déjà sa gorge se nouer à l'idée de cette nouvelle offensive.
– Je suis partant. Le nombre et l'effet de surprise seront notre force, on a une chance, fit finalement la voix de Jungkook.
Namjoon afficha un sourire presque invisible, et posa son regard sur le blond qui se contenta de hausser les épaules.
– Je vous suis.
– Bien. Taehyung ?
Le héros hocha la tête en silence, l'estomac douloureusement crispé. Il n'avait pas le choix de toute façon. Cela faisait bien longtemps qu'il n'avait plus la main sur les décisions de la résistance.
– Parfait.
Namjoon afficha un air satisfait, puis se releva en laissant ses papiers traîner sur la table.
– Je vous laisse lire tout ça, j'y explique les détails du plan. Jungkook, tu resteras ici avec Jimin pour gérer la situation en cas de problème. Taehyung, cette fois-ci, tu iras avec les combattants. Ta présence sera précieuse pour leur moral. Je dirais même indispensable.
Le jeune homme aux cheveux ondulés déglutit difficilement, tentant d'oublier la désagréable sensation de son cœur qui se serrait douloureusement dans sa poitrine.
Le regard de Jimin lui faisait mal, si mal. Il ne disait rien, et pourtant de centaines de reproches silencieuses semblaient se glisser dans ses prunelles pour venir abîmer Taehyung, lui répéter encore et encore combien il était immoral, combien il avait du sang sur les mains, combien pour rien au monde il ne méritait le titre de héros.
Ce regard, le jeune homme aurait voulu le faire taire.
Il aurait voulu devenir aveugle, ne plus voir ni la guerre et ses atrocités, ni ces yeux pleins d'accusations de son ancien ami.
Il aurait voulu devenir sourd, ne plus avoir à entendre ni le bruit des balles et les cris du monde, ni la voix si destructrice du blond.
Il aurait voulu devenir muet. Ne plus pouvoir parler et lâcher des discours vides de sens. Ne plus être obligé de prononcer ces mensonges qui lui brûlaient la gorge. Dire qu'ils pouvaient y arriver pour donner de l'espoir, quelle foutaise.
Taehyung n'y croyait plus.
Il était à bout.
Épuisé.
Éreinté.
Mais il n'avait pas le droit de lâcher.
——————————————— V
Jimin avait toujours été là dans la vie du héros. C'était comme un vieux tableau au coin d'une maison qu'on ne voit même plus à force de passer devant, comme une figure rassurante, tellement habituelle qu'on oublie qu'elle se trouve à nos côtés, mais pourtant bel et bien là. Et puis, le jour où cette figure disparaît, on se retrouve alors troublé. On perd nos repères, on s'égare, on la recherche inconsciemment dans tous les recoins de notre vie, espérant la voir réapparaître et redevenir cette présence invisible mais si indispensable.
Le blond, lui, n'avait jamais disparu. Il avait simplement changé. La figure rassurante était devenue pesante, opprimante, angoissante. Ses regards autrefois si réconfortants avaient fini par se faire destructeurs, et parfois, Taehyung se disait qu'il aurait préféré le voir partir de sa vie plutôt que de devoir supporter ses mots tranchants et blessants.
D'autres fois, il se demandait si quelque part, les paroles blessantes que lui lançait son ami n'étaient pas juste la manifestation de ses propres pensées à lui. Il ne savait pas si il avait fini par être d'accord avec les reproches de Jimin à force de les entendre ou si celles-ci étaient déjà là en lui avant le début de cette haine vicieuse.
Tout était flou, dans sa tête.
Tellement que ça lui faisait presque mal.
Et là, alors qu'il se retrouvait une nouvelle fois seul avec son ancien ami, de nombreuses interrogations mêlées à une angoisse silencieuse revenaient à la charge dans son esprit fatigué. Il se posait des questions. Il avait à la fois terriblement peur que Jimin ouvre la bouche pour cracher à nouveau son venin, mais d'un autre côté, il ne pouvait s'empêcher de se demander si il pourrait lui fournir des explications. Lui dire à lui, face à face, pourquoi il semblait si haineux de sa personne.
C'est dans cet état confus qu'il fit quelque chose qu'il n'avait pas fait depuis bien longtemps, et qu'il osa engager la conversation en posant ses prunelles sombres sur le blond :
– Dis, Jimin...
Celui-ci redressa le regard vers le héros, et ne réagit pas plus, comme attendant la suite.
Taehyung tenta de mettre de côté le malaise qu'il ressentait sous ces yeux froids, puis demanda simplement d'une voix neutre :
– Tu me détestes ?
Ça y est.
Il avait posé cette question qui le tourmentait depuis des mois. Et ça avait beau faire mal, de prononcer à voix haute l'idée que son ancien ami n'éprouvait désormais plus que de la haine pour lui, il ne put s'empêcher de ressentir un poids s'enlever de ses épaules. Comme un soulagement, il avait enfin mis des mots sur une de ses plus grandes peines, peur et incompréhension.
Et quand bien même la réponse serait douloureuse, quand bien même elle risquerait de le détruire davantage, il ne regrettait pas d'avoir posé cette question.
Jimin plongea son regard dans celui de son vis-à-vis, interdit. Il le dévisagea comme s'il le voyait pour la première fois, faisant battre anxieusement le cœur de celui-ci, puis après un moment, il répondit d'un ton interdit :
– ... Non.
Taehyung sentit son cœur se serrer, mais cette fois-ci, la sensation n'était pas douloureuse. C'était presque doux, tendre, réconfortant. Il aurait tant aimé profiter de ce ressentit plus longtemps.
Malheureusement, le plus petit ne semblait pas être de cet avis.
– Je ne te déteste pas, je déteste ce que tu es devenu, reprit-il sans pitié, avec des mots coupants. Regarde-toi, Taehyung, tu es si ridicule. Tu joues le héros alors que tu n'arrives même pas à te sauver toi-même. Pour qui tu te prends, au juste ?
Ça faisait mal.
Si mal.
– Tu sais ce qui va se passer, quand tu sombreras devant tous ? Tu le sais ?
Qu'importe, il ne voulait pas savoir. Il ne voulait plus rien entendre. C'était beaucoup trop douloureux, d'écouter ces mots cruellement vrais sortir de la bouche de quelqu'un qui était son ami.
– Je vais te le dire, moi. Quand tu sombreras, tu nous entraîneras tous dans ta chute. L'image du combattant de l'espoir qui s'effondre, ça marquera la fin de tout. La résistance mourra. Et pas seulement elle, Namjoon aussi, moi aussi ; Jungkook aussi. Tu vas tous nous détruire, Taehyung. Et c'est ça, que je déteste.
Le jeune homme aux cheveux ébènes ferma douloureusement les yeux, son cœur semblant le brûler à chaque nouveau battement, sa tête ne cessant son vacarme impitoyable. Il n'avait jamais voulu tout ça. Jamais. Et savoir que Jimin avait raison était un supplice pour lui.
Au début, ce n'était pas si dur, d'être le héros. C'était même plutôt glorifiant. Il se sentait fort, les premiers mois après avoir reçu ce titre suite à un concours de circonstances qui l'avait amené à sauver la vie de centaines de personnes. Peut-être même que ce nom lui était monté à la tête un moment, et qu'il l'avait laissé bousculer certaines de ses convictions d'adolescent. Il y avait quelque chose de grisant, à être appelé "le sauveur" par une foule de personne, à être admiré et idéalisé ainsi. Et puis, ces acclamations, elles étaient devenues pesantes, opprimantes, étouffantes. Elles lui mettaient sur les épaules un avenir qui n'était pas de son ressort, et le forçaient à garder la tête haute même dans ses moments de faiblesse.
Taehyung, il s'était perdu. Il s'était oublié dans son rôle de héros, d'abord charmé par sa grandeur, puis détruit par sa dimension accablante.
Et désormais, il se retrouvait coincé, prisonnier de la vision que chacun semblait avoir de lui.
Une larme roula silencieusement sur sa joue, venant s'échouer sur son tee-shirt blanc délavé dans la discrétion la plus parfaite. Il avait si mal.
– Je ne l'ai jamais voulu... murmura-t-il d'une voix brisée par la peine qui lui enserrait le cœur. Je ne veux pas vous détruire...
Le blond continua de le toiser d'un regard insensible. On aurait dit que la détresse de son ami ne l'atteignait pas, qu'il était indifférent à ses tourments internes. Si on lui demandait, Jimin assurerait que ce n'était pas le cas. Et pourtant, si il était réaliste, il constaterait avec horreur que la guerre semblait avoir eu raison de sa notion de "compassion".
Il se leva finalement, et vint se poster face au faux héros en silence. Il observa son visage fatigué, ses épaules abaissées, combien tout son corps semblait crier à quel point il était épuisé. Et puis, sans bouger, il lui lança simplement :
– Tu sais, la plupart des grands héros l'ont été après leur mort.
Taehyung osa relever faiblement le regard vers son ancien ami. Il sentit un frisson désagréable remonter le long de son dos, et, n'osant réaliser ce que voulait dire la phrase qu'il venait de prononcer, il rétorqua du bout des lèvres :
– Pourquoi tu...
Il ne finit par sa phrase, ses mots venant mourir dans sa gorge. Mais Jimin, il avait bien compris l'interrogation murmurée.
– Ce que je veux dire, c'est que tout n'est pas perdu, Tae. Tu peux encore nous sauver.
Le jeune homme sentit sa lèvre inférieure trembloter légèrement, et il lui sembla soudain que l'air dans la pièce était devenu glacial. Il avait froid, si froid. Il avait peur de comprendre où voulait en venir son ami, si c'était bel et bien l'hypothèse qui était en train de s'imprimer dans son esprit.
– Si tu baisses les bras parce que ton mental craque, le mental de tout le monde suivra, et tout ce pour quoi nous nous sommes battus partira en fumée, continua impitoyablement la voix cruelle de Jimin. Alors que si tu tombes au combat, tu deviendras un martyr. Les gens garderont l'image du combattant courageux qu'ils ont de toi, et ta mort leur donnera la force de se battre, de te venger. Et peut-être même de retourner le cours de la guerre.
Il avait la gorge sèche, ses yeux le brûlaient. Taehyung comprenait qu'il ne s'était pas trompé, que le plus petit l'incitait bel et bien à mourir.
Mourir. Ce mot qui semblait auparavant si inaccessible pour lui résonnait dans sa tête sans qu'il ne l'entende vraiment, se rejouant encore et encore durement.
– Réfléchis-y, Taehyung. Parfois, il arrive que son rôle de vivant se termine plus tôt que prévu.
Et malgré son regard vide, et son cœur douloureux, peu importe combien sa torture était dure, combien les phrases de son ami étaient cruelles, quelque part, Taehyung était soulagé.
Parce que pour la première fois depuis trop longtemps, on lui proposait une solution.
——————————————— VI
Le regard rivé sur le plafond miteux de sa chambre dont il connaissait les fissures par cœur, Taehyung attendait. Quoi, cela n'avait pas d'importance. Peut-être qu'il se réveille de son cauchemar qui durait depuis tellement de temps qu'il était incapable de compter. Peut-être que le monde se réveille lui aussi et se soigne de ses maux d'un coup, que la société se recolle, que la guerre civile cesse comme par magie.
Si seulement...
Il ferma les paupières un instant, et l'espace de quelques minutes, le jeune homme réussit presque à oublier la réalité dans laquelle il vivait. Comme s'il n'existait plus, comme si sa vie n'avait jamais eu lieu, comme si rien de tout ça n'était réel. Et c'était si bon.
Mais parce qu'aucun rêve n'est éternel, parce que chaque songe a une fin, la voix de son amant retentit alors, le sortant de ses espoirs irréalisables.
– Tu es prêt pour demain ?
Demain. Demain, il y avait l'offensive à Goyang. Demain, il devrait revêtir son masque de héros et se poster fier et droit devant l'assaillant. Demain, le pays prendrait peut-être un nouveau tournant.
Mais Taehyung, il n'avait plus la force. Supporter toute cette mascarade, ça lui semblait désormais impossible. Pas après les paroles anéantissantes que lui avait lancé Jimin l'autre jour. Il était bien trop épuisé pour ça.
Il entrouvrit ses lèvres gercées une première fois, avant de les refermer comme un mourant prendrait son dernier souffle. Puis, lentement, il articula ces simples syllabes :
– Je n'y irais pas.
Non, il n'y irait pas. S'il se levait une nouvelle fois pour s'y rendre, il était presque certain que les dernières barrières de son moral s'effondreraient, et il était terrifié à l'idée que le scénario de Jimin se réalise. La simple idée d'entraîner tous ces gens et son amant dans sa chute le détruisait.
Il entendit Jungkook bouger, mais ne détourna pas le regard pour le voir. C'est sa voix qui parvint à nouveau à ses oreilles, déconcertée et anxieuse :
– Qu'est-ce que tu racontes, Tae ? Ils ont besoin de toi, ils n'auront pas le courage nécessaire si tu...
– Je n'y irais pas.
Taehyung avait prononcé les mêmes mots, mais parce qu'il avait l'horrible sensation qu'aucun autre ne réussirait à franchir sa gorge. Il était faible, affreusement faible, et dans l'état déplorable où il se trouvait, même lever le bras lui semblait insurmontable.
Il était si fatigué.
Jamais il ne s'était sentit aussi affaibli et vulnérable, comme si le moindre mouvement aurait raison de ses dernières forces.
Il voulait juste se reposer.
Le silence s'installa un instant, long, pesant, et Taehyung en arrivait à se demander si Jungkook n'avait pas quitté la pièce lorsqu'un poids vint s'allonger sur le lit à son tour, et le prendre dans ses bras avec une délicatesse triste. Il ferma les yeux aussitôt pour profiter de l'étreinte de l'homme qu'il aimait, et entendit à peine le murmure étouffé par la peine de celui-ci retentir dans la pièce vide après quelques secondes de silence. Un simple mot, deux simples syllabes mises côte à côte, mais qui lui retirèrent néanmoins un poids de la poitrine :
– D'accord.
Il pourrait enfin se reposer.
——————————————— VII
La première chose que Jungkook avait remarqué lorsqu'il avait rencontré Taehyung, c'était son silence. Il ne disait presque rien, se contentant d'écouter les autres comme si une force supérieure lui avait interdit de donner son avis. C'était perturbant, troublant, presque agaçant pour le jeune homme qu'il était.
Lui qui avait pour habitude de gueuler ses opinions sur tous les toits, il ne comprenait pas comment on pouvait se complaire ainsi dans le mutisme, et se taire de cette manière malgré les problèmes évidents de la société. Il y avait quelque chose d'irritant à se dire que certaines personnes se voilaient la face ainsi et laissaient faire sans poser de question.
Pour le jeune adulte qu'il était, c'était à cause de ces personnes-là que les hauts-placés se permettaient ainsi d'entreprendre des reformes aussi restrictives et autoritaires.
Et puis, sans savoir vraiment pourquoi, il lui avait semblé comprendre. Taehyung, il voulait simplement vivre sans se torturer l'esprit avec des problèmes qui n'étaient pas de son ressort. Il désirait juste ce que chaque humain cherche tout au long de sa vie : le bonheur. Et sa manière à lui de le chercher, c'était de fermer les yeux sur certaines choses. Par égoïsme peut-être, mais l'égoïsme n'était-il pas de toute manière le propre de l'homme ?
Taehyung lui était alors apparu comme quelqu'un de touchant. Après tout, c'était juste un jeune homme effrayé à l'idée de s'imposer, d'accepter les travers de tout ceci. Ils avaient juste deux façons différentes de vouloir progresser dans leur quête du bonheur.
Et rapidement, sans qu'il n'ait vraiment le temps de réaliser, Jungkook était tombé amoureux. Il s'était épris de cet univers caché qu'il voyait briller dans les yeux de Taehyung, de la richesse de ses pensées, de la clarté de son sourire qui lui donnait presque une allure enfantine.
Alors lorsqu'en plus, il l'avait rejoint dans ses combats idéalistes, tout avait semblé si beau. Il les voyait déjà, fiers et victorieux, à vieillir ensemble dans un monde qu'ils auraient construit après tous ces affrontements. Il s'imaginait la société juste dont il rêvait, Taehyung à ses côtés.
Ça avait presque semblé si proche.
Et puis, il y avait eu les morts. Les premières responsabilités qui leur tombaient sur les bras. La naissance de la culpabilité. Jusqu'à ce que finalement, Taehyung devienne un héros en lui-même.
Au début, Jungkook avait été heureux pour lui. Il avait tout donné pour l'épauler, et ensemble, ils avaient flotté sur un petit nuage où leur victoire ne faisait aucun doute. Son amant en était vide redescendu. Et cela, il ne l'avait pas vu immédiatement.
Lorsqu'il l'avait réalisé, il était déjà trop tard.
Taehyung s'était déjà enfoncé dans ses pensées sombres et destructrices, dans un silence presque parfait qui donnait à Jungkook l'affreuse sensation d'être incapable de l'aider. Il n'était même pas certain de la source du mal.
Il se contentait donc de l'étreindre, impuissant, en suppliant tous les dieux pour que son amant se défasse de ses enfers internes, priant pour revoir un jour le sourire si pur dont il s'était épris.
Priant pour réussir à le sauver.
Jungkook, c'était celui qui aimait. C'était ce jeune homme au cœur pur et sincère, qui souffrait quand l'autre souffrait, et qui souriait quand l'autre souriait. C'était cet amoureux transit qui cherchait désespérément un moyen d'apporter du bonheur dans la vie de celui dont il était épris, qui était prêt à subir milles tourments si c'était pour lui. C'était ce garçon aux sentiments honnêtes, qui n'avait jamais cessé de veiller sur Taehyung.
Et même maintenant qu'il se trouvait là, debout dans la chambre plongée dans l'obscurité, au matin de l'offensive de Goyang et alors que la respiration endormie de son amant retentissait calmement dans la pièce, il ne pouvait que se persuader que ce qu'il s'apprêtait à faire, il le faisait pour Taehyung.
Dans ses mains, il tenait un masque noir bien connu. Celui que le héros portait à chacune de ses apparitions pour ne pas respirer pleinement les fumées toxiques ni montrer l'entièreté de son visage lors des opérations. Celui qui n'était distinctif que par quelques signes tracés en blanc dessus, mais que tout le monde connaissait.
Habillé tout de noir, Jungkook s'apprêtait à prendre la place du héros.
Pour le laisser se reposer, pour qu'il puisse respirer, et pour continuer à soutenir la résistance malgré tout et espérer pouvoir lui offrir ce monde dont ils rêvaient tant, il était prêt à se faire passer pour lui.
Il pourrait même le faire cent fois si il lui demandait.
Son regard tendre se posa sur le visage endormi de Taehyung et du bout des doigts, il vint effleurer tendrement la joue de celui qu'il aimait tant.
Un sourire triste se dessina sur ses lèvres. Puis, sans un mot, il se redressa et sortit de la pièce après un dernier regard pour l'homme à qui il avait choisi de dédier sa vie.
——————————————— VIII
Jungkook n'était jamais revenu.
Au début, lorsqu'il avait émergé de sa nuit, Taehyung n'avait pas tout de suite saisit. Le matelas à ses côtés était certes froid, mais c'était normal : son amant devait s'être rendu au QG de la résistance pour suivre le plan comme prévu. Voilà tout. Et lui, il pouvait enfin profiter d'un repos inespéré.
Et puis, il y avait eu le premier doute. Il s'attendait à voir arriver d'un moment à l'autre Namjoon qui viendrait lui ordonner de se rendre à Goyang comme décidé de base, mais celui-ci ne vint pas. Même lorsque le Soleil était apparu au-dessus des immeubles, indiquant que la mâtinée était bien avancée et que l'offensive devait être finie, personne ne vint sonner à sa porte pour lui reprocher sa lâcheté et sa désobéissance. Ni Jimin, ni Namjoon, ni qui que ce soit d'autre.
Alors, Taehyung s'était dis qu'on l'avait enfin laissé respirer. Qu'on avait enfin compris combien il avait besoin d'une pause. Combien il avait du mal à soutenir son rôle de héros. Peut-être que Jungkook leur avait expliqué sa situation, qu'en savait-il. Tout ce qui avait importé, c'est qu'il avait pu se reposer.
Mais était ensuite venu la radio. Ce fichu poste, cette affreuse vieillerie, qui avait à nouveau décidé de se réveiller sans que personne ne lui demande. Il y avait eu les grésillements. Les voix hachées des fréquences brouillées. Et puis cette voix, parasite et emportée, qui avait commencé à parler de l'offensive de Goyang. De la semi-réussite qu'elle représentait, et de l'infime espoir qu'elle donnait. Des pertes dont elle était la cause, et des corps que l'on recherchait toujours au milieu des ruines après que le gouvernement ai fait péter le bâtiment. De la présence du héros dans celui-ci. De sa participation dans cette offensive.
Lorsqu'il avait entendu cela, Taehyung s'était figé. Il avait posé son regard fixe sur le petit poste grésillant, les oreilles sifflantes, le cœur semblant battre au ralenti dans sa poitrine.
Il n'y était pas allé. Il ne s'y était pas rendu, à cette offensive désespérée. Alors comment se faisait-il que son titre figure malgré tout dans les discours qui parcouraient les fréquences de la résistance ?
La peur vint se loger dans son estomac, rapide, présente, dévorante. Il se releva précipitamment, le sang battant à ses tempes, et ouvrit avec hâte l'armoire dans laquelle était rangée sa tenue de héros. La tenue qui faisait qu'on le repérait, qu'on savait qu'il était là, qu'il était présent. Elle n'y était pas.
Jungkook n'était pas là non plus.
Et Taehyung réalisa alors qu'il aurait dû être de retour, si l'offensive était désormais terminée.
Il ne sut pas comment ni combien de temps après il arriva au QG, le cœur battant à tout rompre dans sa poitrine et trempé par les averses qui s'abattaient depuis quelques temps.
Tout ce qu'il su en arrivant, c'est que le regard de Namjoon trempé de larmes n'aurait pas dû être. Il ne pleurait jamais, Namjoon. Pas lui. Il se contentait d'exposer les faits et les stratégies avec ce calme et ce détachement qui lui étaient propres, sans jamais montrer d'implication émotionnelle dans quoique ce soit. Pleurer ? Non, jamais. Pas sous le regard des autres en tout cas.
Il s'était passé quelque chose.
Et puis, il y avait eu Jimin. Jimin et ses yeux culpabilisateurs. Jimin et ses yeux brillant de colère à travers l'humidité, qui s'étaient posés sur Taehyung dès qu'il avait franchit la porte du QG. Jimin et son regard qui lui disait « C'est de ta faute, c'est à cause de toi tout ça. » Jimin et ses larmes, silencieuses, furtives, qui glissaient sur ses joues en laissant un sillon macabre derrière elles. Jimin et sa voix tranchante. Glaçante. Brutale. Sans appel.
– Il est mort, Taehyung.
Le tintement des horloges continuait de retentir, lointain, incertain, flou, et pourtant le temps semblait s'être figé.
Taehyung aurait bien voulu qu'il s'arrête.
Il aurait aimé ne pas avoir à entendre la suite, qui faisait déjà bien trop écho dans son cœur avant même que Jimin ne la prononce.
Il aurait aimé que tout se stoppe brutalement, le tic tac de ces horribles horloges, les larmes de Namjoon qui n'osait même pas le regarder, les pensées dans sa tête qui venaient lui dire la vérité, le détruire plus qu'il ne l'était déjà – si cela était possible –, la voix du résistant qui parlait à travers la radio du QG, le tintement de la pluie contre les pavés, le vrombissement étouffé de la vie au dehors.
Sa vie, peut-être.
Mais s'il eu l'impression que le temps se détendait un instant, il ne tarda pas à reprendre sa route cruelle lorsque ces derniers mots franchirent les lèvres de Jimin :
– Jungkook est mort. Il a pris ta place, et il est mort.
La faible lueur encore présente dans l'obscurité vacilla, chancela, et Taehyung perdit alors toute lumière.
——————————————— IX
Taehyung avait toujours été un peu peureux. Petit, il était ce gamin accroché aux jupes de sa mère qui regardait le monde avec de grands yeux à la fois fascinés et apeurés, rêvant de le découvrir malgré l'angoisse évidente qui s'insinuait en lui à l'idée de s'y confronter. Il était ce petit garçon qui courait se planquer dans les bras réconfortants de son père lorsqu'on l'embêtait, qui pleurnichait en silence lorsqu'on le séparait trop longtemps de ses parents, qui craignait de se retrouver seul dans l'immensité de la vie mais qui attendait à la fois ce moment secrètement, gribouillant ses rêves sur quelques feuilles de papier.
Il était cet enfant qui regardait le monde avec innocence, insouciance, et qui se disait qu'il n'avait pas l'air si mal, après tout. Sa petite main fermement accrochée à celle de sa mère, il songeait souvent à sa beauté, et il souriait en se disant que quand il serait grand, il pourrait contribuer à le rendre meilleur encore.
Taehyung, c'était celui qui rêvait.
C'était ce gamin idéaliste pour qui l'humain n'était que bon sens et bienveillance. C'était cet adolescent désillusionné et déçu face à l'égoïsme et la bêtise de l'homme. C'était ce jeune adulte désabusé, éteint, qui avait préféré laisser ses rêves d'enfant derrière lui parce que les regarder en face était devenu trop douloureux. C'était cet amoureux transit qui avait osé espérer à nouveau dans les bras de celui qu'il aimait.
Et c'était ce héros détruit, brisé, éreinté, qui n'arrivait même plus à esquisser l'ébauche d'un sourire tant le poids qu'il sentait peser sur ses épaules était lourd.
– Tu vas te faire tuer.
Il ne répondit pas. Les mots auraient de toute façon été inutiles face à ça. Ce qui venait de franchir les lèvres de Namjoon, ils le savaient tous. Aussi bien celui-ci qui venait de parler et qui jaugeait le héros d'un air plus sérieux que réellement inquiet, que Taehyung lui-même à qui ces mots ne faisaient même plus peur, ou que Jimin qui était assis dans un coin de la pièce en silence comme à son habitude.
Taehyung comptait aller venger son amant défunt, et il était évident qu'il ne reviendrait pas.
Tous en étaient parfaitement conscients.
– Tu ne devrais pas.
La voix de Namjoon qui retentissait à nouveau dans la pièce lui parut lointaine, semblant parvenir au ralentit à son cerveau.
– Tu es le héros, Taehyung, ne l'oublie pas.
Ne l'oublie pas.
Ça non, Taehyung ne l'avait pas oublié. Il s'était laissé dévorer par ce titre, il lui avait accordé assez d'importance pour s'enterrer plus bas que terre, et il s'était perdu à travers lui. Pour maintenir ce rôle de héros, il avait fini par s'oublier. Il avait fait taire l'homme suppliant qu'on le laisse respirer. Il avait enterré le petit garçon qui parlait de l'avenir en souriant. Il avait mis de côté qui il était, lui, et avait tout enfermé bien profond pour préserver la face, et apparaître toujours comme le sauveur, l'espoir, le héros.
Mais il n'en pouvait plus.
Il en avait assez.
Et une dernière fois dans sa vie, il avait envie de laisser l'humain s'exprimer et d'être égoïste.
Son dernier excès lui avait coûté la vie de Jungkook, alors il n'avait plus rien à perdre après tout.
Il lui sembla que ses yeux s'humidifièrent, et il s'étonna de sentir une larme silencieuse rouler sur sa joue, choyer sa mâchoire et s'échouer dans son cou.
– J'irais, souffla-t-il simplement en plantant son regard abîmé dans celui de Namjoon. Tu ne m'en empêchera pas.
La larme termina lentement son chemin jusqu'à venir mourir sur son tee-shirt, et Taehyung se demanda depuis combien de temps il n'avait pas pleuré. Depuis combien de temps son mal-être était devenu si dévorant qu'il étouffait même ses émotions les plus noires, lui refusant même le luxe de laisser sa peine sortir. Trop longtemps, sûrement. Ce petit sillon glacé laissé sur sa joue semblait presque être une bénédiction.
Il n'y eu pas d'autre larme, ce soir là.
Et il n'y en aurait jamais d'autre.
Namjoon fronça les sourcils face à la réponse du héros, et commença :
– Tu ne peux pas-
–Laisse, Namjoon.
Taehyung ne posa même pas son regard sur celui qui venait de couper le plus grand, un frisson glacial lui remontant le long du dos tandis que Jimin continuait :
– Laisse le y aller.
Il lui fallut une bonne dizaine de secondes avant qu'il ne se tourne vers le blond. Une autre pour qu'il comprenne. Et une dernière pour qu'il accepte.
Le martyr.
S'il n'avait pas eu le visage aussi lourd, il aurait bien esquissé un sourire amer.
Au final, jusqu'au bout, Jimin n'aurait cessé d'être cette petite voix qui l'enfonçait encore plus qu'il ne le faisait déjà lui-même. Ce petit murmure dans un coin de sa tête qui lui balançait son venin à la figure dès qu'il pouvait, qui lui rappelait ses travers à chaque instants et qui lui reprochait d'être, tout simplement. Même aux portes de la mort, il semblerait que leur amitié ne soit plus qu'un beau souvenir dans un coin de sa tête.
Il aurait pu lâcher une autre larme, si cela avait été possible.
Après celle pour Jungkook, une pour leur complicité passé.
Il aurait pu terminer de se détruire s'il lui restait encore quoique ce soit à briser en lui.
Il aurait pu se décider enfin à haïr le blondin, et emporter son souvenir dans sa tombe comme celui d'une personne détestée.
Mais il n'en fit rien.
Au lieu de ça, il se dit que s'il avait échoué dans son rôle de héros, peut-être qu'il réussirait au moins dans son rôle de martyr, et cette idée allégea un peu le poids beaucoup trop lourd qui lui pesait sur la poitrine.
Taehyung, c'était beaucoup de choses et pas grand-chose à la fois.
Ça avait été celui qui dessinait et qui rêvait, puis c'était devenu celui qui observait, qui se taisait, qui vivait en silence. C'était ce petit enfant accroché aux jupes de sa mère, c'était ce gamin qui riait avec Jimin dans la cour de récréation, c'était cet étudiant discret au sourire si particulier, et c'était ce jeune homme qui aimait comme il était aimé. C'était ce garçon qui s'était perdu. C'était celui qui s'était égaré, et qui avait fini par se perdre de vue.
C'était tout ça et rien à la fois.
Parce que Taehyung, ça n'était pas le héros. Taehyung, ce n'était qu'un homme parmi tant d'autres, avec son histoire, ses rêves, ses blessures. Même lorsque les projecteurs ne lui avait pas paru destructeurs au début, même lorsqu'il s'était senti pousser des ailes sans se douter de la chute qui l'attendait, il n'avait jamais été autre chose d'un individu perdu dans l'immensité du monde.
Kim Taehyung, tout simplement.
Et alors qu'il avait oublié depuis longtemps ce jeune homme qui se cachait derrière le masque faussé du héros, il lui semblait désormais le toucher du bout des doigts.
Parce qu'il aimait Jungkook.
Parce que ce qu'il allait faire, il allait le faire pour laisser parler cet amour bâillonné et mis au second plan depuis trop longtemps.
Parce que pour la première fois depuis des longs mois, il allait agir pour lui et non pour son odieux rôle qu'il traînait comme un prisonnier traîne sa sentence.
Parce que dans l'amour qui lui étreignait le cœur, il se retrouvait, lui, Kim Taehyung.
Parce que dans l'idée qu'il pourrait bientôt se libérer de toute souffrance et serrer son amant contre lui sans aucune ombre à l'esprit, il se sentait bien, enfin.
Parce que de toute façon il ne voyait pas sa vie sans Jungkook.
Parce qu'il s'autorisait à exister.
Parce que ce qui peut-être une raison de vivre est en même temps une excellente raison de mourir.
Le petit enfant rêveur lui souriait enfin.
——————————————— X
Dans la pièce vide autrefois habitée par deux hommes qui s'aimaient malgré tout, un léger bruit retentit. La petite radio laissée là sur la table grésilla, émit des bruits intelligibles, puis se raccrocha encore une fois elle-même à une fréquence, laissant résonner la voix d'une femme qui rempli la chambre en même temps que son discours.
Dans les mots parfois coupés et saccadés qui s'échappaient du poste, on y acclamait un acte courageux et brave.
On y déplorait la perte d'un grand homme.
On appelai à la vengeance.
On appelai à rendre justice à la mort du héros.
La mort du martyr.
FIN
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro