Pilules et bonbons
Raphaël restait plongé dans la noirceur hypnotique de son café. La couleur était si sombre et lisse qu'il y contemplait son reflet et celui du ciel, couverts de nuages.
–Raph !
Il sursauta et l'onde se brouilla. Léna s'approcha de lui, belle et vive. Il ne put s'empêcher de sourire en reconnaissant sa vieille amie.
– Léna ! Je suis si content que tu aies pu venir. Comment vas tu ?
– Je vais très bien, sourit-elle, et toi ? Tu as complètement disparu de la circulation...
Elle remarquait son teint creusé et pâle. Elle insista.
–Est-ce que tout va bien ?
Il répondit d'un hochement de tête, sans réelle conviction. Un silence gênant naissait alors que Léna cherchait des mots appropriés. Une façon d'accompagner son ami, presque un étranger.Elle se serait sentie intrusive en lui posant plus de questions, qui au fond, ne l'intéressaient pas vraiment. Il ne dirait rien puisque de toute façon, Raphaël n'avait jamais expliqué ses tristesses passagères.
–Je travaille toujours au labo... reprit-elle
–Avec les mêmes histoires et...
Son regard s'arrêta un instant sur sa main brune. Sous la peau fine, il devinait avec déception les articulations créées artificiellement.
–Tu as donc continué...
–Oui, je m'améliore. Mes doigts ont la force d'un bœuf et sont plus résistants que n'importe qu'elle main naturelle. .
« S'améliorer ». Elle utilisait toujours ce terme comme si son corps originel n'avait été qu'une esquisse de ce qu'elle appelait « l'homme supérieur ». Raphaël avait entrevu l'idéal qu'elle approchait avec ses collègues ; un homme pragmatique et intelligent, d'une beauté jeune et lisse. Il se rappelait avoir été des leurs, s'activant dans sa longue blouse. Ensembles, ils étaient très enthousiastes et frénétiques à la moindre découverte qui surgissait de leur cerveaux ingénieux.
Leur passion étaient de repousser un plus plus loin les limites humaines et ils faisaient preuve d'une ardeur déraisonnable à chaque pied de nez fait à la mort, contrainte de s'éloigner.
Il suffisait de jeter l'organe flétri et de le remplacer par un simulacre stérile.
Les scientifiques rigolaient avec arrogance, persuadés de la toute puissance de leur seuls dieux : la science et la technologie.Raphaël ignorait ce qui s'était rompu en lui, d'où lui était venu le dégoût qui le paralysait quand il voyait son reflet et ce corps trop parfait, presque exubérant qui était le sien.
Mais quand il retrouvait Léna, il se laissait séduire par cette fièvre idéaliste. Raphaël contemplait son visage lisse et hâlé, ses yeux bruns en amande maquillés de noir, ses sourcils fins et arqués, son petit nez pointant vers le ciel, ses lèvres pleines qu'il avait aimé embrasser. Il cherchait dans ce magnifique masque, ce qu'elle avait gardé de son enfance.
Il se demandait ce que Léna percevait, ce à quoi elle réfléchissait en le regardant aussi longuement. Il savait qu'elle était plus rapide, plus forte, plus intelligente, infiniment supérieure à lui.Elle commanda une simple limonade et sortit d'une petite boîte, une douzaine de médicaments.
Léna était maniaque. Comme à son habitude, elle libéra les gélules colorées et les organisa par ordre de teintes. Raphaël se rappelait leur goût sucré comme celui des friandises dont ils raffolaient. Cela l'amusait de les voir toutes alignées devant eux. Chacune correspondaient à une fonction améliorée ou à un organe implanté et, à la couleur d'un laboratoire. Léna détestait dépenser son argent et elles'évertuait à choisir les centres avec le meilleur rapport qualité-prix. Comment s'attendre à la fidélité des patients quand les industriels de la chirurgie se déchiraient pour offrir des tarifs toujours plus bas ? Bien sûr, Léna connaissait tous les filons, et ne se laissait pas berner par les offres les plus alléchantes. Elle se réjouissait comme une enfant de posséder tant de petits bonbons aux couleurs voyantes. Elles étaient si nombreuses qu'elle-même ne pouvait se souvenir du lien entre les anti-rejets et les membres implantées.
Elle avalait la pilule blanche.
–Tu sais, Raph, la labo s'est étendu. Les projets se multiplient et s'enchaînent.
Pilule jaune.
–Et moi, je suis au cœur du changement. Je me demande comment les choses seront dans dix ans.
Pilule orange.
–Nous évoluons dans une bulle du futur. Du moins, c'est ce que je me dis chaque matin en allant travailler. Cela me fascine tellement que j'y reste parfois la nuit. Et, c'est quand on en sort qu'on se rend compte que nos vieux travaux sont dans les rues.
Elle continuait de parler des incroyables progrès de la technologie, par intermittence, constamment coupée par de nouvelles gélules à ingérer. Rouge. Violet. Bleu. Vert. Jamais de noire. Car cette couleur est trop mal connotée en occident pour devenir l'habillage d'un médicament.
–Veux tu venir chez moi ?
La proposition était venue conclure sa longue tirade. Bien que tout à fait innocente, il savait très bien ce qu'elle lui demandait. Il hocha de nouveau la tête, distant.
Ils marchèrent un moment dans leur ville natale, traversant les quartiers de verre avec la nonchalance de l'habitude. Raph se laissait porter par les mots et les sourires de la scientifique. Il aimait rester avec elle. Partout autour d'eux, le spectacle des quotidiens suivait son cours. Raphaël assimilait les structures cristallines à l'expression du narcissisme moderne. Chacun laissait voir son travail, ses habitudes, ses amies et ses amants, ce qu'ils mangeaient, avec une transparence pudique. Ils se changeaient à la vue de tous et s'énervait de voir les gens les scruter. Schizophrénie. Ils se montraient mais tenaient le respect de la vie privée comme droit fondamental. Ils se battaient becs et ongles contre les lois de contrôle comme s'ils étaient inconscients de leur propres comportements.
Raphaël lança un regard à la dérobée. Il pouvait en une seconde seulement reconnaître ses semblables. Personne n'avait prévu ce lien qui se créait entre les augmentés, comme si un instinct artificiel s'était mêlé aux gènes biologiques. Léna imaginait en plaisantant un conflit apocalyptique entre les augmentés et leur éternels opposants. Il suffirait d'un signe, d'une initiative invisible pour que tous se réunissent pour défendre leur droits en bas d'une rue ou devant la mairie. Elle ne voyait pas à quel point le conflit était imminent et présent dans les têtes. A quel point les choses filaient rapidement à la catastrophe. Il la regarda, se demandant si sa soif de découverte l'avait transformée en une créature complètement intellectualisée Ressentait-elle toujours son être ou est ce qu'elle se résumait seulement à sa foutue boîte crânienne qui analysait plus qu'elle ne ressentait ?
A nouveau, leur longue conversation s'interrompit par une invitation, celle de franchir la porte de l'appartement de Léna. Cette fois ci, le silence s'étendait, devenant si présent qu'il leur semblait à tous les deux impossible de le rompre. Aucun mot n'était adapté, et de toute façon, ils s'étaient déjà tout dit. Chacun pouvait témoigner de la vie de l'autre comme s'ils ne s'étaient jamais séparés. L'appartement était le même que dans son souvenir, ordonné et propre, à l'exception des feuilles gribouillées de schémas complexes qu'elle avait disséminées aux quatre coins. Ces quelques lignes lui apparaissaient comme les seuls signes de l'appropriation de l'espace, comme les rares marqueurs visibles de son identité. Doucement, Léna retira son manteau, sa veste, son pull et enfin le débardeur qui couvrait sa peau, ne gardant qu'une petite brassière blanche qui contrastait avec la couleur de sa peau. Raphaël souriait de la retrouver si frileuse, réfugiée dans toutes ses couches de tissu comme un oignon couvert de peaux et si fiévreuse avec ce corps brun perlé de sueur. Ils avaient tous les deux beaucoup marché, beaucoup parlé.
A présent qu'ils étaient face à face, dans ce silence convenu, Raphaël comprenait qu'elle le « voyait » tout entier et qu'elle savait tout de sa détresse. Elle l'avait compris au moment même où elle l'avait aperçu penché, presque aspiré par l'obscurité de sa tasse. Léna chercha deux verres d'eau pour étouffer la chaleur de la pièce, puis, tandis qu'il le vidait à petites gorgées salvatrices, son amie se glissa derrière lui pour l'enlacer, écrasant sa poitrine chaste sur le dos élancé. Raphaël céda, sans grande résistance, le corps de poupée contre le sien. Il accepta de la toucher, puis de la posséder.
La nuit céda la place à l'aube nouvelle même si dehors, les lumières urbaines n'avaient jamais faibli. Raphaël se réjouit de disparaître sous ce magnifique ciel irisé de teintes pastel. Il souriait, dessinant une grimace douloureuse sur son visage pâli. Cela faisait plusieurs jours qu'il négligeait ses bonbons. Il griffonna une explication pour son amie, assoupie sur l'oreiller. Ses dreadlocks formaient des câbles à tout moment prêts à étrangler son cou délicat. Elles s'animeraient pour éliminer à jamais ce qui lui restait de son humanité. Raphaël se sentit l'envie de retourner auprès d'elle, de se recoucher sur son épaule. Il se détourna néanmoins et posa hâtivement la note sur la table basse, si vivement qu'il renversa le verre d'eau à demi-vidé de la veille.
Le verre se brisa avec fracas et le liquide se répandit jusqu'au mur. Il s 'activa silencieusement, prit le temps de cacher les tessons et d'éponger ce fichu liquide qui avait imprégné un coussin. Il vit trop tard un fin filet d'eau courir jusqu'à une feuille abandonnée. Il s'élança à quatre pattes pour stopper le flux, s'enfonçant un morceau de verre dans le genou. Il retint un cri de surprise et recula brusquement sa jambe blessée vers le mur. A son grand désarroi, il enclencha un interrupteur qui rendit la lumière aveuglante, tenta au hasard de l'éteindre mais ses doigts trouvèrent un autre bouton. La pièce prit vie. Ses murs s'illuminèrent de scènes forestières et de cris d'oiseaux. Raphaël se figea, partagé entre ce cadre enchanteur et la peur d'être découvert. Il éteignit les projecteurs, se releva enfin et s'enfuit jusqu'à la porte qui claqua très doucement. L'apparition avait duré moins d'une seconde mais elle lui avait paru une éternité.
A présent qu'il était sorti, il avait retrouvé son calme et sa détermination.
Il sortit une cigarette qu'il passa entre ses lèvres.
Il partait seul, tellement absorbé par sa mélancolie qu'il ne remarqua pas Léna derrière lui. Elle l'arrêta d'un cri.
–Raph, qu'est ce que c'est que ça ? Tu me recontactes seulement pour profiter d'une dernière nuit avant de me faire tes adieux et de me péter mon plus beau verre ? Pour la deuxième fois, en plus.
Raphaël se pétrifia. Il aurait voulu fuir à toutes jambes mais restait immobile et silencieux dans le vestibule. Puis, penaud et honteux, il se laissa reconduire dans l'habitacle.
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