La représentation
La salle était pleine de monde. Deux hommes approchaient. Ils ne se connaissaient pas et ne s'appréciaient pas tellement malgré la jovialité des propos échangés. Le plus jeune était habitué à ces événements alors que l'homme en uniforme contrastait et était mal à l'aise ici.
- Prenez place et patientez jusqu'à la fin de la représentation, je vous prie.
L'individus'empressa d'occuper le siège qu'on lui avait désigné et le jeune homme s'assit à son tour avec élégance. Il laissa sa mauvaise humeur en même temps que l'assistance abandonna ses rires et ses paroles.
Enfin.Le silence.
Puis, devant tous, la scène s'ouvrit sur un piano et tous regardèrent l'éclat sombre du projecteur sur la surface lisse de l'instrument. C'était à ce moment qu'elle entra. Elle était ravissante comme à chaque fois, vêtue d'une longue robe noire, qui s'agitait au rythme de ses pas. Le jeune homme contemplait à nouveau ses cheveux d'or et ses yeux gris, de la couleur des nuages avant la tempête. Ils'étonnait toujours qu'elle soit si petite et paraisse si chétive...
Elle s'assit et ils ne distinguaient plus la silhouette du piano. La musicienne et l'instrument formaient un tout. L'ombre d'un sourire se dessina sur son visage d'ange et les premières notes surgirent avec entrain. Elle discourrait avec une éloquence et une virtuosité qui les transportèrent. Elle jouait avec douceur et force, comme pour choyer les auditeurs, puis l'allégresse prenait le pas et toute cette fougue écrasait le souvenir délicat de cette femme fragile qui avait rejoins l'imposant piano. Les sons papillonnaient et le jeune homme se rappelait la musicienne, sa sœur, quelques années plus tôt.
De jour comme de nuit, elle jouait.
Jusqu'à l'aube et jusqu'à perdre la raison. Elle était belle ainsi.
Elle était déjà une enfant irrationnelle. Avec son génie et son mystérieux caractère. Ses mots n'avaient de sens que pour elle-même et, finalement, elle communiquait avec la musique. Mais quand ses crises et son potentiel s'exprimaient complètement, plus personne n'était là pour élucider ses phrases. Le jeune homme se sentait loin d'elle. Il l'adorait sans la comprendre.
Elle avait grandit pour devenir une adolescente vive mais empreinte de mélancolie. Ce tourment aussi, il ne l'expliquait pas. L'essentiel, c'était qu'elle n'avait cessé de jouer. Son objectif n'avait pas changé puisqu'elle se dédiait toujours plus à son labeur. Elle disait que la beauté du monde se ternissait avec les mots et que seule la musique pouvaient traduire la splendeur de ce qu'elle percevait. Pour rendre compte de cet éclat, elle devait devenir meilleure.
Les images s'ajoutaient aux sons. Le jeune homme imaginait un bal masqué, coloré et joyeux. Les différentes tonalités le berçait des humeurs de sa sœur. Elles mêlaient joie et mystère, basculant dans la déception quand par malheur, ou par chance, un danseur parvenait à se hisser derrière le masque d'un autre. Puis toutes ces saveurs printanières furent subitement soufflées par une brise imaginaire.
La musicienne buta sur une note qu'elle répéta, encore et encore. Elle avait tout simplement oublié la suite de sa partition. L'accord transperça le jeune homme en même tant qu'elle agaça sa jeune sœur, qui se rappelait avec exaspération une scène de l'avant veille. Elle se remémorait avoir répété le morceau jusqu'à ce même accord. Elle avait dû s'arrêter à cause de son stupide voisin et de sa musique insipide et monotone. Le morceau complexe qu'elle apprenait avait le malheur de ressembler à un passage de l'agrégat de sons que son voisin aimait écouter.
Impossible de se concentrer. Elle était confuse et remarquait avec horreur que ses doigts connaissaient instinctivement l'épouvantable morceau du voisin. Elle s'agaçait toujours de voir que le mur fin qui les liait l'un à l'autre tremblait sous le vacarme des basses. Elle s'était lassé de ce concert déplorable et l'avait défié. Elle avait joué avec colère et il lui avait répondu avec amusement. A chaque fois,elle ressentait l'écho de cette moquerie, et elle n'avait pas insisté. Il se contentait d'écraser le son de son instrument par des enceintes lourdes et puissantes. Alors, elle s'était levé pour battre ce personnage qui la détournait de son objectif. Elle n'avait pas supporté qu'on l'ignore. Elle découvrit un garçon avachi. Ellen'avait pas réfléchie et l'avait frappé encore et encore, comme ce même accord qu'elle continuait de marteler. Elle avait ensuite éteint l'affreuse musique et était repartie s'entraîner.
Elle improvisait pour remplacer les notes perdues, abandonnant sa sage interprétation de Schumann, ignorant le public et ses attentes. Elle laissait place à une inspiration monstrueuse d'une beauté sombre et libre. La musicienne glissait d'une touche à l'autre, tantôt la caressant, parfois l'agressant d'une violence inouïe qui tirait à l'instrument le cri qu'on lui avait ordonné.
De l'ivoire et de l'ébène.
Une mélodie tourmentée.
Les doigts fins couraient sur le clavier, poursuivit d'une folie meurtrière. La joie bancale de la jeune femme vêtue de noire, désenchantée, mit l'assistance mal à l'aise. La pianiste faisait peur avec cette assurance nouvelle. Tous sentaient son exaltation et sa détresse,toute la puissance de sa divinité et la faiblesse de son esprit dérangé.
Les notes glacées s'engouffraient dans les têtes, sautillantes, riantes,respirant une joie sincère, celle de l'accomplissement de soi.
La mélodies'arrêta, hésita, et vacilla vers l'ébène.
Le frère de la pianiste pensa alors. « J'aimerai tellement que quelqu'un te sauve, Jeanne ».
A coté, de lui, l'homme en uniforme était stupéfait devant ce splendide déferlement d'angoisse et d'affliction. Il laissa échapper deux mots « pauvre enfant ». Elle leva aussitôt son regard clair comme si elle l'avait entendu. L'homme sursauta à ce contact même si elle regardait seulement dans sa direction. Elle ne voyait plus personne.
Les deux hommes réalisèrent du même coup que cette femme avait tué un homme pour la seule faute d'avoir dérangé sa concentration primordiale. Ils l'aimaient pourtant dans sa folie.
Les applaudissement les rappelèrent à la réalité. Les divagations de la pianiste étaient de merveilleux chef-d'œuvres qui s'éloignaient irrémédiablement. Cela les rendait triste.
La salle se vida et il ne restait qu'eux trois. Quand le silence reprit ses droits, l'homme en uniforme se leva enfin. Ils'approcha de la pianiste qui n'avait pas bougé.
« Jeanne Dusselier, vous êtes placé en garde à vue à compter de cette heure pour avoir agressé Brice Manant, pour une durée maximum de 24h, prolongeable, par décision du procureur de la république.Vous avez le droit de garder le silence et de choisir un avocat »
L'homme passa les menottes, emprisonnant les mains blanches de la pianiste.
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