U - Ultimatum (Partie 1 sur 2)
Une des premières choses qui avait mis la puce à l'oreille de Greg, c'était qu'il n'y avait aucun miroir dans la chambre de Mycroft, ni dans sa salle de bain. Le seul miroir de la maison - il avait bien cherché - se trouvait dans l'entrée.
Puis vinrent les absences. Il arrivait à Mycroft de lui envoyer un SMS pour lui dire qu'il ne pourrait pas le voir ce soir, et un ou deux jours passait sans nouvelle de lui. Parfois, un rendez-vous était annulé à la dernière minute, alors que Gregory savait que le politicien avait libéré son emploi du temps.
Au début, il se dit simplement que Mycroft était quelqu'un d'important, et donc de très occupé, et ne s'en formalisa pas.
Tout en serait resté là, s'il n'y avait pas eut ce regard. Ce regard que Mycroft arborait toujours, après l'une de ces absences. Il y avait quelque chose qui rendait Greg affreusement triste, dans ce regard-là, quelque chose qu'il n'arrivait pas à comprendre.
Et Mycroft était toujours si silencieux, après ces éloignements, si renfermé. Pâle, aussi, et - mais peut-être n'était-ce que le fruit de son imagination - toujours un peu plus maigre qu'avant.
Parfois, son amant fixait le vide de longues minutes, et Greg savait que quelque chose le mangeait de l'intérieur, quelque chose qui faisait mal au politicien et qui, par extension, le blessait, lui.
Il lui arrivait d'angoisser, en se demandant si Mycroft n'allait pas le quitter. Que lui arrivait-il, lorsqu'il s'éloignait de lui ? Où allait-il ? Qui voyait-il ? Et pourquoi ?
Au début de leur relation, son amant avait été si clair sur son désir de vie privée qu'au cours des six premiers mois, Greg n'osa pas poser de questions. Mais les absences se firent de plus en plus fréquentes, de plus en plus longues. Les traits de Mycroft s'étaient tirés. Et Greg avait peur.
Il était certain que Mycroft ne lui parlerait pas. Pas comme ça, pas aussi facilement. Après tout, c'était un Holmes.
Il devait comprendre ce qui arrivait à son amant, avant que ce regard-là l'empêche définitivement de dormir. Alors, en désespoir de cause, il demanda conseil à son ami le plus proche et certainement le plus qualifié sur la question, John Watson.
Dans la salle bruyante de leur pub habituel, le médecin écouta longuement Greg lui exposer ses inquiétudes. Le policier s'attendait à quelques blagues - après tout, il venait tout juste de le mettre au courant, pour sa relation - ou au moins, quelques paroles de réconforts. Mais John était grave, et triste.
-Greg... dit finalement le petit homme, on va faire un essai. La prochaine fois que Mycroft reviendra d'une de ces... absences...
Il plongea la main dans sa poche, et en ressortit une barre chocolatée.
-Demande-lui de manger ça. Devant toi.
-Hein ? Quel rapport ?
John soupira, et passa ses mains sur son visage. C'était rare de le voir si grave, si sérieux.
-Si c'est ce que je pense, tu comprendras, Greg. Ce ne sont pas des choses qui se cachent éternellement, aussi fort qu'on le veuille. Crois-moi. Ça doit beaucoup l'angoisser, que tu comprennes... Ce qui explique peut-être le fait que les crises se soient faites plus fréquentes.
-Les crises ? Répéta le policier, mortellement inquiet, en fourrant la barre chocolatée dans sa poche.
-Tu l'aimes ? Demanda brusquement le médecin.
-Mais... Mais... John ! C'est Sherlock, qui pose les questions gênantes, d'habitude...
John sourit.
-En effet, s'amusa-t-il. C'est juste que je pense que Mycroft va avoir vraiment besoin de toi.
-Eh bien, je serai là, qu'est-ce que tu veux que je te dise, répondit l'inspecteur en cachant sa gêne dans sa chope de bière.
John eut un sourire entendu. Il y a des choses qui n'ont pas besoin d'être dites pour être comprises.
~
Mycroft entendit quelqu'un frapper à la porte.
Non, non, pas maintenant...
S'il l'ignorait, la personne finirait forcément par partir. Oui, forcément. Il n'avait qu'à rester dans son canapé, et ne plus bouger. S'il bougeait, il savait que ça le reprendrait, la pulsion, dégoutante, honteuse. Il ne devait pas bouger. Respirer, penser à respirer, aussi. Garder le contrôle. Voilà...
-Mycroft ! Appela une voix.
C'était Gregory.
GREGORY !
NON ! Si Gregory entrait maintenant, il le verrait, il comprendrait, et Gregory ne pouvait pas le voir comme ça, il ne pouvait pas, pas dans cet état-là, non... Il avait trop besoin qu'il reste avec lui, trop besoin de sa chaleur, de son sourire et de sa nonchalance, il ne fallait pas qu'il le voie comme ça...
La respiration de Mycroft s'accéléra. De plus en plus profonde, de plus en plus rauque. Incontrôlable. Elle prit encore de la vitesse, comme un animal affolé fuyant un chasseur. Les mains crispées sur ses temps, les yeux écarquillés au maximum, Mycroft essaya désespérément de reprendre le contrôle. Mais l'angoisse était plus forte, l'angoisse montait, montait, comme une vague énorme, comme un monstre infernal, inexorable, une force abominable issue des profondeurs - forgée par les profondeurs - qui submergeait tout, balayait tout sur son passage. Un sentiment de froid intense irradiait de son cœur. Sa respiration s'accéléra encore. Le monde était flou. Il allait mourir ! Il allait mourir !
-MYCROFT ! MYCFOFT !
Il ne se rendit compte qu'à ce moment-là que Gregory répétait son nom. Il était entré ! Il était là, devant lui, avec lui...
Le policier s'assit sur le canapé, et attira son amant contre sa poitrine. Mycroft s'y blottit instinctivement. Greg le serra contre lui, une main autour de sa taille, et l'autre dans ses cheveux.
-Ça va aller, My, ça va aller... Détends-toi... Je suis là. Tout va bien. Je suis là, My...
-Tu... Tu... balbutia Mycroft en s'agrippant à lui. Tu dois... Tu ne dois pas... Pars, Gregory, pars...
-Je ne vais nulle part, darling.
Le mot pénétra le voile de panique qui étouffait la conscience de Mycroft.
-Darling ?
Sa respiration s'était calmé. Le monde était redevint à peu-près net.
-Oui, bon, répondit Greg, on ne va pas en faire tout un plat. Darling.
Mycroft s'écarta légèrement de lui pour reprendre ses esprits. Il était décoiffé, et son visage était rouge, désemparé, ses yeux brillants, ses mains légèrement tremblantes. Le cœur de Greg se serra. Ordinairement, Mycroft était toujours tiré à quatre épingle, toujours soucieux de son apparence. Le voir porter des vêtements froissés, et les cheveux en batailles - dans des circonstances qui n'impliquaient pas de préliminaires amoureux - semblait horriblement faux, contre-nature.
-Je t'ai dit que je ne pouvais pas te voir, aujourd'hui, lança l'objet de ses pensées d'une voix à peu près stable, sans le regarder.
Greg sortit la barre chocolatée de sa poche. Il avait compris - il avait internet, comme tout le monde - mais il avait besoin de confirmation, et il avait besoin que ce soit Mycroft qui lui explique.
-Mange, lui dit-il.
Mycroft tourna la tête vers lui, et vit la barre qu'il lui tendait. Plusieurs émotions se succédèrent sur son visage, à une vitesse et une intensité qui effrayèrent le policier. Avidité. Dégoût. Rejet.
-Mange, répéta Gregory. S'il te plait.
-Non. Je n'ai pas faim.
-Mange, répéta l'inspecteur. S'il te plait.
-NON ! Répondit Mycroft en envoyant valser la barre chocolatée du revers de sa main.
Tous les deux choqués par cet accès de violence, ils échangèrent un regard stupéfait. Mycroft se mordit les lèvres et recula sur le canapé. Greg s'aperçut que les mains de son amant tremblaient. Les larmes lui montèrent aux yeux. Voir Mycroft dans cet état lui était physiquement douloureux.
-Va-t'en... Murmura Mycroft. Demain, tout ira bien. Oublie, oublie tout, et demain, je serais de nouveau présentable, je pourrais sortir avec toi, je pourrais...
-Mycroft, dit doucement Greg, je ne vais nulle part, et je n'oublie rien.
Il se rapprocha de lui, et passa un bras autour de ses épaules. Mycroft, tendu, se laissa faire.
-Explique-moi, demanda gentiment le policier.
-Je ne veux pas. Il ne faut pas.
-Il ne faut pas quoi, My ?
-Que tu me regardes comme... Comme ça. Dégoûté. Toi, ou Sherlock. Personne ne doit jamais savoir.
-My, répondit l'autre en le serrant plus fort, je ne te regarderai jamais comme ça. Jamais. Je t'en fais la promesse. Et je ne dirais rien à personne. Mais il faut que tu m'expliques...
Mycroft lâcha un long, long soupir. Il ne voulait pas parler. C'était dangereux.
Mais sa bouche s'ouvrit d'elle-même.
-Ça a commencé très tôt, murmura-t-il. Après des... des ennuis avec ma petite sœur. J'ai dû m'occuper d'elle. J'ai dû mentir à Sherlock. À mes parents. Pour les protéger. Leur mentir, tout le temps. Je me regardai dans la glace, et je me répétais que je ne me sentais pas coupable, chaque matin, que j'avais fait au mieux. Mais ça ne marchait pas. Alors, par frustration, par dépit, je me mettais à manger. Ça venait par vague, par crise, je sentais l'anxiété monter, monter, et soudain il y avait un trou dans mon ventre qu'il fallait absolument combler, n'importe comment, avec n'importe quoi... Alors je mangeais jusqu'à ce que mon ventre me fasse mal, jusqu'à ce que mon estomac soit plein, jusqu'à la nausée. Et après, j'étais encore plus mal, plus horrifié, plus dégoûté d'avoir perdu le contrôle...
Gregory ne dit rien, ne fit rien pour briser le silence que son amant laissa passer, si lourd de conséquences.
-Je n'ai jamais pu convaincre mes parents d'employer des professeurs privés, reprit Mycroft d'une voix atone, comme s'il déclarait des faits, des données qui ne le concernaient pas. Alors, Sherlock et moi, on est allé à l'école. Je ne savais pas, avant, à quel point le reste du monde était lent, stupide, et cruel... Je ne savais pas que pour eux, j'étais une bête de foire, j'étais un monstre, j'étais différent. Anormal. Parce que j'étais intelligent. Parce que j'étais gros. Je n'ai jamais été particulièrement sensible, Gregory, mais personne ne peut vivre dans un rejet permanent, des enfants comme des adultes, et ne pas se l'approprier. Je pensais que j'étais fort. Mais quand je me regardais dans la glace, le matin, j'étais « Fatcroft ». J'avais menti à tout le monde. Je manipulai tout le monde. Je prenais de plus en plus de responsabilité dans des réseaux alternatifs que je créais moi-même, des activités qui me rendais puissant, mais qui pesait de plus en plus lourds... Je me regardais, et je me trouvais dégoutant, et je ressentais encore le trou, le trou sans fond... Et il fallait que je mange, que je mange... Et je me sentais si mal de céder à cette pulsion... Quand j'en ai eut enfin le courage, j'ai commencé à me faire vomir. Pour stabiliser mon poids.
Gregory ne disait toujours rien. Les mots sortaient tous seuls de la bouche de Mycroft. Il n'aurait jamais cru que parler de ces choses - en parler, enfin ! - puisse être si libérateur. C'était comme si à chaque parole, une petite miette de sa peine s'en allait. Ça ne suffirait pas à l'effacer en entier, mais le fardeau s'en trouvait tout de même moins lourd à porter.
-Mais ça ne suffisait pas. J'étais toujours gros. Il a fallu que je mette au point un procédé, quelque chose qui me permette de continuer mon ascension dans la sphère politique. Alors, j'ai banni tous les miroirs, sauf un. Et j'ai interdit à tout autre que moi de monter à l'étage de ma maison. Là-haut, je pouvais être n'importe qui. J'avais le droit d'être vulnérable. Le matin, je m'habillais, me lavais, me peignait, en étant qui je voulais, avec mes horribles angoisses, et mon dégout sporadique. Dès que je posais le pied sur la première marche de l'escalier qui descends, alors, je mettais le masque, j'étais Mycroft Holmes. Lorsque j'étais Mycroft Holmes, je n'avais pas le droit de faillir. Je n'ai pas le droit de faillir. Je lis la peur dans le regard des gens, et je m'en sers pour alimenter cette armure, ce rôle. J'ai du pouvoir. Je suis fort. Et puissant. Et ça marchait ! Les crises se sont espacés, et ont presque disparu. Jusqu'à...
Sa voix s'était étranglée avant de se taire.
-Jusqu'à ? insista doucement Greg.
-Toi.
-Moi ? Répéta le policier, des larmes dans la voix.
-Toi. Je ne sais pas trop ce qui m'a pris, ce jour-là... C'était la première fois que je rejoignais Sherlock sur une scène de crime. Je t'ai vu, toi. Et je t'ai voulu, immédiatement.
-Oui, je me souviens avoir pensé à peu près la même chose, intervint Greg, amusé et touché.
-J'avais remarqué... ironisa le politicien. Mais tu... Avec toi...
Il soupira.
-Au début, j'avais l'intention de garder mes distances, comme dans toutes mes relations. De rester Mycroft Holmes, fort et puissant. Parce que c'est cette image de moi qui t'as séduite. C'est cette image que tu connais. La seule que tu peux aimer. Mais tu... Tu étais trop, Gregory. Je voulais tout de toi. Je t'ai emmené dans ma chambre. Je t'ai fait monté à l'étage, l'étage où personne n'a le droit d'aller. Je t'ai fait entrer là où je suis vulnérable, là où je ne peux pas me cacher. Et j'ai compris trop tard. Que j'étais fichu. Je ne pouvais pas te dire de partir, je ne pouvais pas. Mais à chaque fois que je te vois, à chaque fois que je te fais l'amour... Je ne peux pas m'empêcher de me chercher dans tes yeux, de chercher « Fatcroft », de traquer la moindre étincelle de dégoût et de rejet. J'ai peur que tu me vois tel que je suis. Ma peur alimente ce trou dans mon ventre, qui m'angoisse encore plus... Et c'est un cercle infernal...
-Oh, My, je suis tellement...
-Ne dis pas désolé.
Greg le serra un peu plus contre lui, le temps que les larmes qui avaient perlé au bord de ses yeux coulent et se fondent dans ses habits.
-Qu'est-ce que tu fais, quand tu t'absentes ? Demanda-t-il enfin.
-Je reprends le contrôle de mon corps. J'essaie de le discipliner.
-Ne dis pas des choses comme ça, je t'en prie...
Mycroft se sépara de lui, et se remit debout, encore un peu tremblant.
-Pars, Gregory.
-Depuis combien de temps n'as-tu pas mangé, My ?
-Est-ce vraiment important ? Tant qu'il y aura ce trou, dans mon ventre, je ne mangerai pas. Je refuse de céder à cette pulsion. Je refuse de m'abaisser à ça. Mon corps abdiquera avant ma volonté.
-Depuis combien de temps ?
-Gregory...
Le policier se leva, et se dirigea vers la cuisine. Il ouvrit le frigo et les placards, un par un. Pas de nourriture.
Pris d'une horrible intuition, il ouvrit le couvercle de la poubelle.
Toutes les boites de nourritures avaient été entassées à l'intérieur, compressées, écrasées pour pouvoir être contenue dans le sac.
-Pars, Gregory, déclara doucement Mycroft, dans son dos. Tu ne peux rien pour moi.
-My, darling, répondit l'intéressé, la gorge serrée, ça ne t'a sûrement pas échappé que les humains ont besoins de manger, pour vivre. Et que tu es humain. Et que j'aimerais bien que tu vives. S'il te plait.
Mycroft soupira, et pressa ses poings fermés sur ses yeux, pour retenir une pulsion d'il ne savait quoi. Quelque chose de destructeur, ça, il en était sûr.
-Pars, dit-il d'une voix rauque. Pars, où je te mets à la porte.
-Si tu me mets à la porte, My, déclara Gregory en s'approchant de lui, tu sais bien que tu ne me reverra plus.
Les mots firent une descente brûlante dans le cœur de Mycroft, traçant dans leurs sillages de profonds sillons, directement dans la chair.
-Pars, sanglota Mycroft, les mains sur le visage.
Il se haïssait, de se montrer si faible, si lâche, si diminué. Il se haïssait de perdre Gregory. Il se haïssait de ne pas être à la hauteur.
Des mains entourèrent ses poignets, éloignant doucement ses mains de son visage.
-Heureusement pour toi, déclara Greg, tu n'as pas vraiment la force de me mettre à la porte, actuellement...
Mycroft se libéra. Son premier instinct fut de fuir. Se soustraire au regard de son amant.
Il se rua sur les escaliers, les grimpa, et ferma la porte de sa chambre à clef. Puis il s'adossa derrière le battant et se laissa glisser jusqu'au sol, le front posé sur les genoux.
Qu'est-ce que j'ai fait, mon Dieu, qu'est-ce que j'ai fait ?
Il avait tout raconté à Gregory. Jamais plus il n'oserait le voir en face.
Sa respiration commença à s'accélérer. L'angoisse, qui ne le quittait jamais vraiment, reprit son emprise glacé, asphyxiante.
Il s'enferma dans l'étreinte de ses bras, et attendit que ça passe.
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