G - Gueule de bois
Il y avait quelque chose qu'il n'avait pas très bien compris.
Et ça, c'était très, très, très rare pour Mycroft Holmes. En fait, il ne se souvenait même plus de la dernière fois où ça lui était arrivé. Peut-être lorsqu'il avait insisté pour que son précepteur lui explique les équations à plusieurs degrés lorsqu'il avait neuf ans. Et encore, c'est parce que le précepteur expliquait mal.
Mais là... Là, non, son esprit n'arrivait pas à relier ensemble les éléments pour former un tout cohérent. Peut-être à cause de cette douleur horrible qui pulsait au fond de sa tête...
Premier élément : il n'était pas dans son lit.
Deuxième élément : il n'était pas chez lui.
Troisième élément : il était vêtu d'un pyjama ridicule qui ne lui avait jamais appartenu.
Mycroft se redressa, déclenchant aussitôt un pic de douleur terrible, pile entre ses deux yeux.
-Doucement ! Lança une voix amusée.
Mycroft focalisa aussitôt son attention sur celui qui venait de pénétrer dans la pièce, un verre d'eau à la main. C'était... Ah, oui, l'inspecteur qui donnait à Sherlock son comptant d'enquêtes. Gregory Lestrade. Il se souvenait l'avoir choisit avec soin, lorsque son petit frère s'était lancé en tant que détective. Mais qu'est-ce qu'il fichait ici ?
Non, se rectifia Mycroft, ce n'était pas l'inspecteur qui était décalé, c'était lui. Il se trouvait dans la maison de Lestrade, dans son lit, plus précisément. Il jeta au policier un regard suspicieux. Il était en pyjamas lui aussi, les cheveux en bataille, pas rasé. Il avait dormi sur le canapé, s'il en croyait sa posture un peu raide.
-Buvez, lança l'objet de ses pensées en lui tendant son verre d'eau. De l'aspirine.
Mycroft inspecta suspicieusement le contenu du verre. Lestrade rit.
-Vous ne croyez pas que si je voulais vous empoisonner, j'en aurais eu tout le loisir hier soir ?
-Hier soir ? Répéta Mycroft avant d'avoir pu s'en empêcher.
Il se fustigea intérieurement. Il détestait admettre qu'il ne possédait pas une information. Il fallait vraiment qu'il soit déboussolé pour s'être fait avoir aussi facilement.
-Oh, répondit le policier (un peu stupidement), vous ne vous en souvenez pas ?
Il parut pensif un court instant, et puis, finalement, soulagé.
-C'est pour le mieux, dit-il enfin. Buvez votre verre, croyez-moi, ça va vous faire du bien. J'ai l'habitude des gueules de bois.
Une gueule de bois. Voilà une expression que Mycroft n'aurait jamais cru appliquer à lui-même un jour. Mais pourquoi diantre avait-il bu de l'alcool ?
-Votre portable n'a pas arrêté de vibrer, déclara l'inspecteur, visiblement hésitant. Ils doivent avoir besoin de vous, là-bas.
Mycroft jeta un coup d'œil au réveil. 11H56. En effet, ils devaient bien paniquer.
Il reposa le verre sur la commode sans l'avoir bu, se leva en ignorant superbement la douleur, et entrepris de remettre ses habits, soigneusement pliés au bord du lit. Lavé depuis peu, constata-t-il. À la machine. Dommage, un si beau costume à jeter...
Il finit d'attacher sa cravate, se saisit de son téléphone, envoya un sms à Anthea pour qu'elle vienne le chercher, et, comme s'il était chez lui, sortit de la chambre et se rendit jusqu'à la porte d'entrée, l'inspecteur sur les talons.
-Inspecteur Lestrade, déclara Mycroft en ouvrant la porte, je veux un rapport de tous les évènements s'étant déroulés hier soir dans lequel vous et moi sommes impliqués. Envoyez-moi un mail d'ici 16h30.
-Quoi ? Mais...
Mycroft n'entendit pas la fin. Il avait claqué la porte.
Il rentra dans la voiture, où l'attendait Anthea, qui ne fit aucun commentaire, et rangea le problème de sa mystérieuse gueule de bois dans un coin de son esprit pour y revenir plus tard.
Un souci à la fois.
~
À 16h30 précisément, Mycroft s'assit derrière son bureau, chez lui. Il avait résolu le problème du missile nucléaire manquant, et négocié avec succès un échange d'espion avec la Russie. Il disposait donc de deux heures de libre avant son entretient avec le premier ministre.
Deux heures à consacrer à cet énervant problème du trou dans sa mémoire, ou « comment ai-je pu atterrir dans le lit d'un inspecteur de bas étage ? ».
Il se replongea dans ses souvenirs.
Que s'était-il passé, hier ? Sa tête le lançait, il n'arrivait pas très bien à se souvenir... Mais il fallait qu'il fasse un effort. Il avait l'impression que quelque chose de grave était arrivé. De vraiment grave.
Ah, oui. Il s'en souvenait, maintenant.
Il avait fait une erreur de jugement.
Il avait sans le vouloir impliqué John Watson dans une opération clandestine qui avait faillit lui coûter la vie.
Et son petit frère lui avait dit qu'il ne voulait plus jamais le revoir.
Ce n'était pas l'une de leur dispute habituelle. C'était beaucoup, beaucoup plus profond que ça. Jamais Sherlock n'avait eut ce regard-là en lui parlant. Ni ces mots là. Aussi loin qu'ils avaient été dans leurs disputes, ils n'avaient jamais usé des faiblesses de l'autre, jamais pour faire mal. Avant hier. Avant que Sherlock lui dise qu'il ne voulait plus jamais rien avoir à faire avec lui, jamais. Et qu'il le pense. Et qu'il détruise les caméras, les traceurs gps, tout.
Après, qu'avait-il fait ? Il était rentré chez lui, oui, de ça, il se souvenait bien. La nuit tombait.
Il essayait de se convaincre qu'il lui suffirait d'attendre pour que son frère lui pardonne, ou du moins oublie.
Il avait erré dans sa maison en essayant de ne rien ressentir.
Et puis il avait reçu une lettre. Sherlock lui avait renvoyé toutes leurs photos de famille. En miettes.
Et c'est là que ça l'avait frappé. Son petit frère ne voulait plus de lui pour de vrai.
Il s'était assis quelque part, sur le sol, peut-être. Il se souvint d'une sensation de froid. Mais ça venait peut-être de son cœur.
Il se souvint très bien à quel point il était fatigué. Tellement, tellement fatigué. Las. Il avait échoué. Bien sûr qu'il avait échoué. Il n'avait jamais été à la hauteur. Il avait essayé de compenser par son intelligence, sa place à la tête du pays, son pouvoir, mais la vérité, c'est qu'il n'avait rien, rien de ce qui importait vraiment. Sa vie qui ne se résumait qu'à son frère ne se résumait plus à rien.
Et il était tellement fatigué...
À quoi bon ? Continuer, encore, et encore...
Il se souvint avoir vu son reflet, quelque part. Le sol ? Non, quelque chose de plus brillant. Une lame ? Un couteau de cuisine.
Ça faisait longtemps qu'il n'avait plus flirté avec la mort, histoire de ressentir. Histoire de se demander, juste pour voir, ce que serait le monde sans lui.
Maintenant, maintenant qu'il n'avait plus rien, il pourrait peut-être aller un peu plus loin ?
C'était là que s'arrêtait ses souvenirs.
Mycroft s'aperçut qu'il tremblait. Il avait froid, encore.
Il avait été si près de... de... de tout finir. Plus près que jamais.
Il ouvrit son ordinateur portable. Il avait reçu des dizaines de mail. Un seul sur l'adresse qu'il avait envoyée par sms à l'inspecteur.
« Pour : Mycroft Holmes.
Objet : Hier
Message : Non mais ça va pas, de partir comme ça ? On ne dit pas aux gens « écrivez-moi un rapport sur la nuit dernière, salut, au-revoir », bon sang ! »
Mycroft sourit. Il ne savait pas exactement pourquoi, mais il se figurait exactement la tête qu'avait eu le policier en écrivant ça.
« Je dois vraiment être une bonne pomme pour vous obéir tout de même. Enfin, voilà ce qui s'est passé hier soir.
J'étais tranquillement en train de me faire à manger, seul, chez moi, lorsque mon portable a sonné. C'était vous. Je me suis dit que si vous m'appeliez, c'est qu'il s'était passé quelque chose de très grave concernant Sherlock, alors j'ai décroché aussitôt. Mais vous aviez pas vraiment l'air dans votre assiette. Lorsque je vous ai demandé ce qui se passait, vous m'avait demandé qui j'étais. Et après vous avait dit quelque chose à propos d'une expérience, je n'ai pas bien compris. Juste que vous étiez très mal, et que vous aviez appelé quelqu'un au pif dans votre répertoire. Je vous ai demandé où vous étiez. Vous ne m'avez pas répondu. Alors je vous ai demandé d'aller devant le 221b, et je l'ai répété plusieurs fois, jusqu'à ce que vous acquiesciez. Puis vous avez raccroché. J'ai couru là-bas, et je vous ai trouvé devant la porte d'entrée, un peu hagard. Je vous ai demandé si ça allait, vous m'avez répondu qu'évidemment que non, et que j'étais un imbécile. Ne vous inquiétez pas, j'ai l'habitude. Je vous ai demandé ce qui n'allait pas. Vous avez répondu que ce n'était pas mes affaires. Je vous ai demandé ce que vous fichiez ici. Vous avez répondu que vous ne saviez pas trop. Vous aviez l'air vraiment perdu, sans écharpe, sans manteau, par le froid qu'il faisait, et sans votre éternel parapluie. Je vous ai demandé si vous vouliez bien me suivre, et vous m'avez suivi. Je crois que vous ne saviez pas très bien pourquoi non plus. Je vous ai passé ma veste, parce que vous aviez vraiment l'air de cailler, et on est allé dans le bar le plus proche, pour vous réchauffer. Je crois qu'à ce stade, vous vouliez vraiment vous en aller, soi-disant que c'était complètement stupide de m'avoir appelé, mais je vous ai un peu forcé à rester. En plus, il pleuvait dehors. Du coup je vous ai fait parler. Parait que je suis bon à ça. Peut-être parce que je n'ai jamais rien d'intéressant à raconter... Enfin, bref. Je suppose que vous voulez savoir ce que vous m'avez dit... Rien de grave, rassurez-vous. Basiquement : votre vie c'est de la merde, les politiciens qui vous entourent sont des imbéciles dont vous rattrapez les bourdes sans cesse, vous êtes fatigué, votre petit frère que vous adorez ne peut plus vous saquer, et vous avez quelque chose comme zéro estime de vous-même. »
Mycroft sourit. C'était un bon résumé de la situation.
« Bref, je vous ai dit que sans vous c'est nous qui serions dans la merde, ou quelque chose comme ça, que vous avez le droit d'être fatigué, que votre petit frère vous adore aussi mais qu'il est encore plus têtu et que c'était pas très stratégie de toucher à John, mais qu'il vous pardonnera forcément, et que faut être un peu con sur les bords pour mal se considérer lorsqu'on est un génie qui fait fonctionner tout un pays. Enfin, je ne l'ai pas formulé comme ça, mais vous voyez l'idée.
Après, il était vraiment tard, et sans le vouloir, je vous ai laissé beaucoup boire alors que vous n'aviez visiblement pas l'habitude, je suis vraiment désolé. »
Mycroft haussa un sourcil. Il ne voyait pas trop pourquoi l'inspecteur s'excusait d'une faute qu'il n'avait pas commise.
« Vous n'étiez pas en état de me dire où vous habitiez, alors je vous ai emmené chez moi. Au cas où vous vous le demanderiez, je vous promets qu'il ne s'est rien passé (même sous alcool fort, vous ne vous dégraderiez pas au point de coucher avec un « inspecteur de bas-étage »!).
Le reste, vous le connaissez.
Sinon, ne vous inquiétez pas, je ne dirai rien à personne, et j'agirai exactement comme avant (de toute façon, c'est pas comme si on se croisait souvent). J'espère très sincèrement que vous irez mieux. Vous êtes quelqu'un de formidable, Mycroft, ne l'oubliez pas.
Si vous vous sentiez de nouveau mal, et que vous avez besoin de parler de nouveau à quelqu'un sans importance, pour vous délester un peu, vous pouvez m'appeler. »
Et c'était tout.
De toute façon, qu'aurait-il pu mettre ? « Cordialement » ?
Mycroft resta un long moment immobile, derrière l'écran de son ordinateur.
« Si vous besoin de parler de nouveau à quelqu'un sans importance »... Cette phrase le titillait. Quelque part, passé son orgueil blessé, il sentait que Gregory Lestrade avait eu énormément d'importance, pour lui, hier soir.
Il tritura longtemps son téléphone avant de se décider à enfoncer les touches.
-Allô ? Mycroft ?
-Inspecteur Lestrade. Votre rapport est incompréhensible.
-Hein ?
-J'ai quelques points à éclaircir. Rendez-vous dans une heure. Devant chez vous.
Il coupa l'appel. Annula son rendez-vous avec le ministre.
Et s'aperçut qu'il souriait à s'en décrocher la mâchoire.
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