Deuxième partie
Sur le coup, Jimin fut si étonné qu'il s'immobilisa et sa main d'addict caressa nerveusement le film plastique du paquet intact de cigarettes dont il venait de faire l'acquisition. Il se rappela rapidement l'endroit où il se trouvait et laissa l'idée de fumer se dissiper peu à peu de son esprit. Sa patiente continuait de jacasser un brouillon de mots qu'il écoutait à peine et pourtant il savait qu'elle répondrait à la moindre des questions que sa curiosité soudaine s'apprêtait à formuler. Parce que c'était une femme isolée, vivant dans un endroit isolé et que sans ces quelques mots d'un semblant de conversation, elle n'était rien. Jimin ne manquait pas particulièrement d'empathie à ce constat. Il était juste habitué à son propre néant, il ne savait plus trouver cela désolant. Mais maintenant, il voulait la questionner et qu'elle ne lui résiste sur aucun détail. Il n'avait pas besoin d'être cynique ou manipulateur pour cela. Ses patientes aimaient particulièrement quand il se montrait un peu fouineur. Il n'avait donc aucune raison à se résoudre au silence. Pourtant, cela lui faisait mal de céder à cette curiosité, qu'il savait ne pouvant être tout à fait innocente :
- Ce sont vos fils ? Demanda-t-il en pointant le petit cadre photo accroché au-dessus de la cheminée.
Il savait que ce n'étaient pas ses enfants. Mais il posa tout de même la question. Parce qu'il voulait la faire parler à propos de ce garçon, sur le côté gauche du petit groupe de jeunes hommes qui posaient devant le véhicule agricole. Les couleurs étaient devenues fades et la photo était si vieille que leur visage paraissait flou et vitreux. Comme tout vieilli, comme le temps fait trembler tout ce qui a été... :
- Pardon ? Oh, ça. C'est mon fils, là, au milieu, avec sa bande de copains. C'était il y a peut-être vingt ans déjà...
Elle fixa l'image avec un sourire tendre avant de soupirer :
- Ah... Mes garçons... Tous si charmants.
Jimin connaissait suffisamment les garçons à cet âge pour savoir qu'ils n'avaient sûrement rien de charmants. Mais il ne voulait pas troubler la croyance attendrie de la femme en le relevant. Pourtant, son regard s'arrêta longuement dessus, comme si, pour un moment, il lui aurait coûté de s'en détacher. Yoongi avait l'air... Il avait l'air plus jeune. Charmant. Oui, le mot charmant semblait être un terme juste maintenant qu'il le tournait et retournait dans son esprit. Yoongi semblait joliment malicieux, tout plein de son envie de satisfaire, de son envie d'être apprécié... Exactement comme il l'était encore aujourd'hui. Son sourire était grand offert mais pourtant discret, comme un détail qu'il fallait relever. Mais bien-sûr, ce n'était pas vraiment le type de subtilité qui échappait à quelqu'un comme Jimin. Cela ressemblait à une invitation, peut-être un cadeau. Il faisait beau ce jour-là. C'était probablement l'été car ils étaient tous torses nus, posant devant une montagne de bottes de foin qu'ils venaient de charger sur la remorque, exploit qu'ils prenaient temps d'immortaliser. Le genre de souvenirs d'enfance que Jimin ne pouvait pas comprendre et ne pouvait pas trouver émouvant. Un des garçons avait son bras posé autour de la nuque de Yoongi dans une étreinte amicale et le jeune homme souriait à la caméra, les bras sagement croisés sur son torse. On avait l'impression qu'il était en train de rire car ses yeux étaient plissés de joie :
- Ils étaient souvent à la maison quand ils étaient petits. Ils aimaient cet endroit. Je leur faisais des collations, de la limonade... C'est fou comme le temps passe. Regardez-moi maintenant, je suis déjà devenue une vieille dame qui ressasse le passé.
Oui, Jimin comprenait mieux que personne comme le temps était volage, comme le temps était un traître. Par le passé, il se confortait dans l'idée qu'il n'y avait rien à vivre et à consommer dans la hâte. Il pensait que la jeunesse et la frivolité était quelque chose que l'on pouvait posséder comme une part inhérente de nous. Il aimait à envisager le temps, le sien, comme ce futur doux auquel il rêvassait parfois et les promesses surannées d'un amour éternel. Il pensait qu'il pouvait s'allonger-là, s'y laisser flotter et emporter au fil de sa course et qu'il arriverait quand même là où il l'avait espéré. Mais c'était avant d'entendre la mort chuchoter dans son oreille. A présent, il aurait voulu le posséder entièrement pour ne plus le redouter ainsi. Il aurait voulu retourner à l'époque où il ignorait que sa vie s'écrirait selon un « avant » et un « après », muraille entre lui et le reste du monde. Oui, Jimin aurait aimé ne pas connaître aussi bien le temps :
- N'est-ce pas le neveu des Perkins que je vois ici ?
- Mais si, bien-sûr. Oh, Yoongi a toujours été le plus mignon de tous. Il venait souvent nous aider à la ferme, les étés. Il s'arrête encore de temps en temps pour me saluer. Il n'a rien oublié. Il a toujours l'air très occupé, croulant sous le travail mais, même quand il est épuisé, il prend le temps de boire un verre avec nous et de discuter un peu... C'est un garçon qui aime les gens.
Jimin détestait le mélange de chaleur et de déception qui l'avait traversé alors qu'il apprenait qu'il n'était pas le seul à recevoir les visites de Yoongi. Jimin aurait voulu que sa galanterie lui soit réserver avec exclusivité. Il voulait que le biologiste ne répare plus que sa maison, que ses vieilles briques et les méandres de tuyauteries complexes qu'elle renfermait et qui lui restaient mystérieux. Il désirait qu'il ne s'abreuve plus que du café qu'il lui servait dans sa vaisselle de jeune marié, quand il lui volait avec préméditation de longues minutes de ses journées, pour que les gouttes brunes ne se frayent un chemin laborieux dans le labyrinthe de calcaire. Il se demanda à quoi la vie ressemblerait de nouveau s'il ne sentait plus son regard pesant dans son dos, lorsqu'ils se retrouvaient piégés dans le tabou de leur désir respectif. Il aurait aimé pouvoir finir par apprécier la sensation mais il ignorait s'il serait capable de s'y habituer un jour :
- Oui... Il a toujours été le plus gentil de tous. C'était un garçon intelligent, vous savez. Il est parti à la ville un temps pour étudier on ne sait trop quoi mais... Il n'a jamais aimé la vie là-bas. Il nous est revenu. C'est un gars d'ici. La vie a été rude avec lui mais il est d'ici, c'est comme ça.
Jimin n'avait pas l'impression qu'il pouvait comprendre la fierté qu'ils avaient à se proclamer douloureusement de cette campagne sombre et boueuse, comme une mauvaise herbe qui ne pousse que dans son terroir natal. Ce déterminisme lui semblait sans doute insipide car il n'avait jamais eu besoin de cette histoire. Mais souvent, les gens qui méprisaient ce genre de communautarisme identitaire le trouvaient tout aussi bête quand Jimin évoquait sa vie maritale précoce. Son attachement maladif à l'alliance qui encerclait son annulaire gauche était-il une chaîne ? Peut-être. Peut-être qu'il y avait des moyens de s'enchaîner qui donnaient un certain sens à la vie et qu'ils ne supportaient pas la possibilité que des gens puissent se repaitre de cette lecture simplifiée d'eux-mêmes. Peut-être que ces gens-là avaient raison au fond et que c'étaient eux qui étaient terriblement idiots. Peut-être que Jimin était juste un de ces incapables qui étaient dans l'impossibilité de savourer la complexité réelle de la vie :
- Où vit le reste de sa famille ?
Elle sembla surprise. Peut-être parce que Jimin n'avait jamais montré beaucoup d'intérêt à ses histoires par le passé. Ou peut-être parce qu'elle aurait pensé qu'il savait déjà plus qu'il ne l'aurait dû, pour un étranger. L'infirmier avait l'air d'un garçon intelligent, pour sûr et elle n'ignorait ses liens privilégiés avec la police locale :
- Il a toujours vécu chez les Perkins. Ils sont sa seule famille.
Quelque part, Jimin se sentit stupide. Et trahis par sa propre arrogance d'avoir cru pouvoir lire à travers les artifices de ses sourires. Il était facile de croire en sa joie. Yoongi vous faisait aimer y croire. Il avait trompé Jimin de tellement de manières possibles qu'il avait la sensation de ne plus pouvoir lui échapper. Car il voulait à présent connaître toutes les formes, toutes les ombres et tous les traits de son portrait. Juste comme en cet instant il ne pouvait déjà plus quitter des yeux cette photo et empêcher les questions de glisser d'entre ses lèvres sans retenue, comme si d'une certaine façon, elles pouvaient le ramener à lui. Il aurait dû avoir honte :
- Pourquoi avez-vous dit que la vie avait été dure avec lui ?
- Je vous demande pardon ? Lui demanda-t-elle de reprendre, toujours étonnée qu'il anime de son propre chef la conversation, lui qui était d'un naturel si discret.
- Vous avez dit que sa vie n'avait pas été simple, répéta-t-il avec son calme ordinaire : Pourquoi ?
Le regard de Jimin se verrouilla sur le sourire figé du jeune scientifique. Il était presque douloureux à regarder, trop éclatant :
- Sa mère est partie à sa naissance. C'était encore une petite fille. Un jour, elle est partie et personne n'a jamais demandé où exactement. Elle était trop jeune pour être mère. C'est la grand-mère qui a pris le relais. Cette femme n'a jamais été très tendre et puis, elle était trop vieille et malade pour s'occuper d'un bébé. Elle l'avait surnommé « le bâtard ». Oui... Elle l'appelait ainsi. Nous l'avons tous appelé ainsi durant un temps. C'était devenu un surnom, plus vraiment péjoratif, vous voyez ? Sans doute que ça l'était dans sa bouche à elle mais pas pour nous. Enfin... C'est vrai que ça ne devait pas être agréable d'être interpellé comme ça, c'est vrai... Vous savez, c'était ainsi, à l'époque. A sa mort, c'est son autre fille qui l'a récupéré. Elle était déjà mariée au Perkins, établie. C'était la meilleure solution. Et nous étions si jalouses de ce petit garçon ! Il était tellement gentil. Il l'a toujours été. Un ange, curieux du monde, calme et rêveur. Yoongi a une place particulière ici. Chaque maison à sa façon de l'aimer. Il est comme un fils pour beaucoup et il aura longtemps une place réservée à nos tables.
Jimin resta silencieux quelques instants. La gentillesse de Yoongi n'était sans doute pas un choix. Et pourtant, il ne pouvait s'empêcher de la désirer encore et totalement. C'était la première fois qu'il se trouvait aussi avare. Sa main empoigna distraitement le paquet de cigarettes dans sa veste et il se fit la réflexion qu'il lui fallait vraiment partir cette fois. Il reconnaissait la douceur de ce désir qu'il sentait naître contre ses lèvres. De retour dans sa voiture, il s'alluma fébrilement une clope pour en faire passer le goût amer et laissa sa tête tomber en arrière contre le siège conducteur. Quand il fumait, il pensait systématiquement à Namjoon. Il avait commencé à piquer les cigarettes de sa mère pour ces après-midis à traîner ensemble. Il avait eu besoin d'avoir la sensation d'avoir son truc à lui. Jimin avait toujours été mal dans sa peau, d'une nature sauvage avec ceux qui s'approchaient trop prêt de lui. Il n'était pas sûr de bien saisir la raison pour laquelle le grand mec sympa de l'école voulait soudainement tout connaître de lui. Jim ferma les yeux, il tira sur la cigarette et il frissonna comme s'il pouvait sentir son souffle dans son cou quand il y laissait des secrets : « Je pourrais te redessiner les yeux fermés si je le devais... ». Namjoon parlait toujours à Jimin ainsi, avec un air de défi, et les souvenirs de lui, d'eux, étaient si limpides en lui que ça lui faisait autant de bien que de mal. Il ignorait comment l'obsession de son mari pour ses cigarettes avait bien pu commencer. Peut-être que ça s'était développé au même rythme que sa propre addiction à la nicotine. Mais peut-être aussi que Jimin avait été d'abord addict à sa fascination quand il le regardait fumer. Il ne s'en souvenait pas. Ça n'avait pas d'importance. Il aimait la sensation de le garder prêt de lui ainsi. Le corps entier de l'infirmier finit par se détendre alors que la douleur s'infiltrait en lui et dissiper son trouble. Il démarra sa voiture et se mit en route.
Jimin se souvenait parfaitement du jour où Namjoon était décédé. C'était il y a quatre ans, un jour d'une banalité insultante. C'est drôle, aujourd'hui encore, Jimin se souvenait du moindre détail de la matinée jusqu'au moment même où sa collègue était venue l'interrompre dans sa tâche. Il avait été incrédule en traversant le couloir jusqu'au téléphone fixe, retournant le « Jimin, téléphone. C'est pour toi, ils veulent te parler. » sans que sa perspicacité légendaire n'arrive – pour une fois - à le préparer pour cette annonce. Il avait collé le combiné contre son oreille et il avait écouté avec sidération : rupture d'anévrisme, mort sur le coup à la fin de la pause déjeuner. Jimin avait trouvé ça tellement bête de mourir comme ça, sans crier garde, sans mot, sans justification, après avoir engloutis un jambon beurre. Il avait eu du mal à y croire. Namjoon était pourtant sportif, tombait rarement malade, avait le teint vif, ne fumait pas, buvait avec modération. Il n'était pas le bon candidat. Et dire que c'était Jimin qui, depuis des mois, enchaînait les scanneurs pour ses maudites migraines et que Namjoon se faisait un sang d'encre à chacun de ses rendez-vous à l'hôpital... Qui l'aurait cru ? S'il y en avait un des deux qui aurait dû mourir, c'était Jimin. C'était dans la logique des choses. Mais non, ça avait dû tomber sur Namjoon. Quelle perte de temps et quel manque de goût de la part de la Faucheuse, franchement. Encore aujourd'hui, ça agaçait franchement Jimin.
Jimin s'était montré d'une force remarquable pour affronter notaires et pompes funèbres. Perdus dans les vêtements trop larges de son mari, il s'était assis sagement dans tous les bureaux, avait lu, rempli et signé les documents qu'on lui présentait. Il avait fumé sur tous les parkings des administrations, le teint pâle comme la mort, sans jamais déranger le monde du son d'un sanglot. On lui avait reproché d'être presque trop timoré, le veuvage devant faire du bruit pour honorer le mariage. Ils ne savaient que faire de leurs discours réconfortants quand il leur semblait si insaisissable. Mais Jimin avait toujours été comme ça, méthodique et pudique. A l'école des infirmiers déjà, ses professeurs avaient remarqué une assiduité à toutes épreuves. En réalité... Il voulait que tout ceci se termine le plus rapidement possible. Il voulait qu'on le laisse seul avec le souvenir bien vivant de Namjoon. Il voulait qu'on lui foute la paix. Il voulait qu'on lui foute la paix avec ces histoires morbides de reconstruction, de deuil, de résilience. Il voulait qu'on lui foute tellement la paix que, s'il décidait de se laisser crever tout seul chez eux en serrant les albums photos, personne ne puisse être là pour l'en dissuader. Il se fichait de savoir ce qu'on pensait de lui. Il se fichait des rumeurs d'assassinat que sa belle-mère ferait circuler à son sujet. Il se fichait aussi de l'empathie des gens et de leur foutu espoir. Il se fichait d'aller de l'avant, de refaire sa vie, du temps qui allait lui échapper alors qu'il se noierait dans le chagrin. Il se fichait du soleil qui taperait contre ses rideaux fermés et de la vie qu'il allait bien falloir continuer à vivre malgré tout. Tout ça, il n'en voulait rien. Tout ça, c'était entre lui et Namjoon, personne d'autre. Point final. Point...
Ce n'était qu'à la chambre funéraire, devant sa dépouille, qu'il s'était senti enfin complet. Rien ne comptait plus à ses yeux que ce dernier moment avec Namjoon. Il avait eu la sensation qu'ils étaient enfin de nouveau réunis, que c'était si simple, que ce n'était pas vrai, que c'était encore lui. Il était resté avec son corps pendant les trois jours précédents la cérémonie, à passer sa main dans ses cheveux avec douceur. Il était passé par toutes les émotions, assis devant la dépouille froide de son mari, entièrement dépossédé. Il n'avait jamais eu de si belles choses à dire à propos de l'amour qu'à ce moment-là. Il aurait même réussi à faire rougir le romantique qu'était Namjoon. Mais chacun de ses mots tombait dans l'ignorance désinvolte de la Mort et il aurait eu envie de l'empoigner par les épaules et le secouer pour qu'il dise quelque chose, qu'il lui dise qu'il l'aimait encore. Il avait fini par blottir son visage dans son cou, se réfugiant dans sa douleur, et il avait l'impression qu'ils allaient le tuer s'ils venaient lui reprendre son corps. Il aurait voulu le ramener chez eux et qu'il puisse le serrer contre lui, dans leur chambre, comme avant. Qu'ils s'endorment encore ensemble dans leur foyer jusqu'à ce qu'il disparaisse et s'évapore entre ses bras désespérés. Rentrer dans la pièce avait été terriblement facile pour quelqu'un qui court à un cadavre. Mais il avait sans doute dû ressembler à une bête sauvage au moment où on l'en avait fait sortir. C'était en tout cas ce que disait sa mère ; qu'elle n'avait jamais eu tant de peine à regarder la souffrance de son enfant qu'en cet instant précis. Jimin ne s'en souvenait plus. Il n'y avait que des images de Namjoon allongé là et de sa stupide incompréhension intersidérale.
Namjoon était mort. Et Jimin était encore là et ça n'avait plus de sens tout d'un coup. Il était là, tout seul dans la vie, comme un cheveu sur la soupe et rien, absolument rien, n'avait plus aucun sens. C'était pourtant Namjoon qui l'avait demandé en mariage... Et il s'était octroyé le droit de stupidement crever sans même un au revoir pour Jimin ? Pour Jimin qui avait passé toutes ces années à l'apprendre par cœur ? C'était une mauvaise blague, n'est-ce pas ? C'était tellement ingrat. C'était à s'en cogner la tête contre les murs.
On disait que la mort faisait partie de la vie, de ces épreuves auxquelles on n'échappe pas. Mais Jimin ne pouvait pas croire que ce qu'il ressentait était humain. Si jusqu'ici, il s'était parfois laissé séduire par la croyance utopiste que les souffrances étaient des exercices qui vous rendaient plus vigoureux, la mort de Namjoon l'avait brusquement ramené à un enseignement bien plus pessimiste. Elle ne lui avait cédé aucune force. Jimin ne grandissait pas. Jimin ne s'élevait pas, ne devenait pas plus sage ou moins bête. Il n'apprenait pas non plus à voir la vie différemment, à la vivre plus intensément, à la consommer jusqu'à sa dernière goutte de substance. La mort ne lui avait pas appris à être heureux ni à aimer. Jimin avait perdu Namjoon. Et personne ne lui rendrait jamais ça. Pas même le temps qui avait fait un jour naître l'Univers et toutes ses choses qui paraissaient absurdes de complexité. C'était juste une torture bête et méchante. Il en devenait stupide. Il était la dernière mémoire aberrante de leur histoire. Quand Jimin mourrait à son tour, plus aucune trace d'eux. C'était comme dire à Jimin que tout ce qui avait fait sa vie n'était rien d'autres qu'une fine couche de souvenirs, éphémères et futiles, prisonniers de sa boîte crânienne. Et la seule façon de ne pas perdre le fil de son existence et de tomber soi-même dans l'oubli était de se laisser hanter par une identité qui avait un jour été sienne.
La mère de Namjoon avait tenu à enterrer son fils en grande pompe, dans un cercueil dernier cri qui aurait fait rire aux éclats Namjoon s'il avait été présent. Pendant la cérémonie, ils avaient lancé un diapositif sur le vidéoprojecteur de la salle et Jimin n'avait pu s'empêcher de plaquer une main devant sa bouche en découvrant avec horreur les montages de leurs photos de mariage, entourées dans un gros cœur rouge, sur une chanson commerciale américaine. Il n'aurait même pas osé accrocher ça dans ses toilettes. C'était si grotesque qu'il s'était demandé si l'on ne cherchait pas à lui faire une farce de mauvais goût, en déshonorant la mémoire de son mari. Mais les larmes dans les yeux de sa belle-famille semblaient bien réelles, alors il s'était abstenu de tout commentaire. Namjoon ne ressemblait pas à tout ça. Jimin s'était alors souvenu de l'enterrement d'une tante lointaine auquel ils avaient assisté ensemble - plus par soucis de protocole que par affection - l'année de leur mariage. Horrifiés par tant de révérence et d'impersonnalité, Namjoon et lui s'étaient promis mutuellement de ne pas se regarder mourir avec autant d'orgueil, quand ils seraient vieux. Ils s'étaient promis de mettre leur corps dans un sac poubelle et de les balancer quelque part. Mais Jimin se voyait mal devoir expliquer à sa belle-famille qu'il devait mettre le corps de leur fils dans un sac plastique et allait le déposer au fin fond d'une forêt. Surtout pas après le diapositif kitsch de la cérémonie. Et ça n'aurait certainement pas calmé les soupçons qui planaient sur lui. Alors il avait accepté les couronnes de fleurs en plastique et trouvait une forme de réconfort dans les épitaphes pompeuses. Namjoon était mort, Jimin pouvait bien souffrir un peu.
Le marbre de la pierre tombale était si lustré que Jimin avait pu observer tous les visages bouffis de l'assemblée attroupée derrière lui, lors de la cérémonie. Les gens adoraient Namjoon. Sa mort avait amassé des foules que son timide et passable mari avait dû saluer, perdu dans son costume sombre. Même dans la mort, Namjoon arrivait à raviver l'anxiété sociale chez son mari. C'était sans doute le prix à payer pour avoir épousé un extraverti. Il avait dévisagé son propre reflet dans l'éclat froid du marbre. Une question planait et elle était encore destinée à Namjoon : et qu'est-ce qu'on va devenir maintenant ?
Ils avaient placé son corps dans le caveau familial des Kim, dans la province d'origine de la famille, dans un village qui ne représentait rien ni pour Namjoon ni pour Jimin. Cette décision rendait difficile pour Jimin la possibilité d'aller se recueillir régulièrement et c'était sans doute ça qui avait conforté sa belle-famille dans ce choix. Il se souvenait de la route qu'il avait fait, de nuit, pour s'y rendre, abrutis par les pleurs. Il se demandait aujourd'hui encore comment il était parvenu à ne pas se tuer sur ces petites routes sinueuses, à travers son épuisement. Ça avait été de la folie de conduire dans cet état. Il avait dû s'arrêter régulièrement pour chasser le rideau de larmes qui floutait sa vision. Peut-être qu'à cette époque, la perspective de se planter dans un fossé ne lui semblait pas si dramatique. Sa belle-mère s'en serait très bien satisfait. Mais il n'avait pas le cœur à se battre, bien que ce choix de sépulture le rendit malade les premiers temps. De toute façon, aller sur sa tombe pour parler à des bouts de chairs nécrosés n'avaient guère plus de sens que de s'adresser aux murs de leur maison. C'est ce dont il essaya de se convaincre. Et pourtant, une dépouille, un squelette, un morceau de phalange sous cette dalle de ciment, tout ceci semblait tellement plus réel que de s'accrocher à du vide. Ses beaux-parents lui avaient par ailleurs fait savoir qu'il n'y aurait pas de place pour Jimin ici dans le futur, quand viendrait son tour. Etonnement, c'était au décès de Namjoon que la haine qu'ils nourrissaient pour leur gendre avait explosé au grand jour. Peut-être que si personne ne pouvait comprendre ce que Jimin ressentait après avoir perdu celui qui partageait sa vie depuis si longtemps, lui ne pouvait pas comprendre ce que perdre un enfant signifiait pour eux. Sa belle-mère avait eu besoin d'un coupable. Sa méchanceté avait sans doute contribué au traumatisme de Jimin, bien qu'il ne se soit jamais exprimé clairement à ce sujet. Peut-être que dans un sens, elle avait fini par le convaincre que les cigarettes qu'il s'enfilait pour les beaux yeux de Namjoon avait achevé son fils chéri. Peut-être que Jimin avait eu besoin de cette culpabilité pour créer un lien un peu tangible avec cette mort si brutale. Personne ne le savait vraiment. Jimin ne parlait jamais du décès de Namjoon. Quand Jimin avait découvert l'intérieur lugubre du caveau par l'interstice de la trappe, il s'était demandé si - de toute façon - il aimait suffisamment Namjoon pour finir dans ce trou à rats, aux côtés de son horrible belle-mère. Pourtant, il lui semblait inconcevable de laisser Namjoon ici tout seul.
Jimin était retourné en ville un temps après l'enterrement. Il s'était promené dans leur ancien quartier de jeunesse, comme s'il espérait le croiser encore, sortant de l'épicerie avant de pousser la porte de l'immeuble où ils avaient eu leur premier appartement. Ou de croiser son fantôme. Ou bien une hallucination. Honnêtement, il aurait été prêt à toutes sortes de folie pour pouvoir le revoir quelques instants. Il était allé s'installer à leur table, dans le restaurant indien où ils avaient l'habitude de manger. Il n'y avait toujours personne et il se demanda s'il était le seul client depuis qu'ils avaient déménagé, il y avait de ça des années. Il avait fixé la fenêtre de leur ancienne cuisine en attendant le serveur, comme s'il espérait les revoir ensemble, s'embrasser derrière les rideaux. L'employé ne semblait pas étonné de le voir seul. Pourtant, Jimin était certain qu'il n'était jamais venu manger sans Namjoon ici. Il avait encore son alliance au doigt et il était seul. Il avait songé qu'il ne souhaitait pas qu'on pense que lui et Namjoon s'étaient disputés, bien que maintenant qu'il soit veuf, cela n'avait plus d'intérêt aux yeux de personne. Mais ça en avait visiblement encore beaucoup pour Jimin alors il n'avait pu s'empêcher d'expliquer, comme pour s'excuser de cette absence :
- Mon mari vient de décéder.
L'homme l'avait fixé étrangement, presque avec dédain, gêné sans doute par la confession sinistre. Il avait raison d'être agacé. Jimin s'était fait la réflexion qu'il ne connaissait même pas son nom et qu'il venait de lui avouer le plus grand drame de sa vie. Ce n'était certainement pas ce qu'on attendait d'un client du service du midi, même de la part d'un habitué. Peut-être qu'il avait eu envie d'en parler, à cette époque de sa vie. Juste prononcer cette phrase, essayer de la comprendre, de comprendre ce que ça pouvait bien vouloir dire. Il ne s'était pas attendu à ce qu'on ne s'étonne pas de l'absence de Namjoon à ses côtés quand ce vide était quelque chose de tellement énorme pour lui. Il avait commandé un plat de curry en sanglotant avant de quitter l'endroit précipitamment en bredouillant des excuses pitoyables. Il avait pleuré toutes les larmes de son corps, de retour dans leur voiture.
Au village, la douleur se fit plus perfide. Son corps avait vieilli de plusieurs années en quelques semaines. Il s'était raidi, son dos était constamment douloureux, ses membres courbaturés. Il fumait démesurément dans l'espace clos de leur petite cuisine et il croyait pouvoir distinguer les traits de son visage dans les obscurités brumeuses. Il voulait se laisser hanter. Il cultivait dans sa solitude un espoir malade. Tout à coup, le futur était le passé et le présent des ellipses d'un plus grand récit, d'un récit où il le cherchait en toutes choses. Il attendait Namjoon, jour et nuit. Et bientôt sa vie ne ressembla plus qu'à ça, qu'à une attente sans fin, sans retour et sans échappatoire.
La pluie s'abattait sur le pare-brise avant de la voiture avec une telle violence à présent qu'il semblait à Jimin qu'on lui enfonçait des clous dans le crâne. Heureusement pour lui, il commençait à connaître par cœur les routes onduleuses qui menaient aux hameaux voisins. Cela faisait quelques semaines maintenant qu'il avait pris le remplacement de sa collègue, partie en congé maternité, pour les consultations à domicile. Taehyung avait parié qu'il finirait une balle entre les deux yeux dès la première semaine mais visiblement il s'était fourvoyé. Il aurait dû savoir que Jimin n'était pas du genre à passer des paris qu'il ne savait pas gagnés d'avance. L'infirmier n'avait pas vraiment eu peur, pour être tout à fait honnête. Il ne croyait pas qu'ils avaient le cran suffisant pour appuyer sur la gâchette. Jimin n'avait jamais été très impressionnable, en règle générale. A l'époque, quand ils laissaient des cadavres d'animaux devant leur porte pour les intimider, il sortait emmitouflé dans son pyjama et ramasser le corps avec détachement, comme on récupère son journal dans sa boîte aux lettres. Il nettoyait le sang infiltré dans le goudron comme il aurait nettoyé une vilaine plaie au travail. Puis il s'asseyait devant chez lui et s'allumer sa première cigarette de la journée, avec nonchalance. Jimin n'était pas vraiment du genre à laisser penser aux gens qu'ils pouvaient l'atteindre d'une quelconque façon. Son calme apparent, sans faille, le rendait intouchable. Ils avaient d'ailleurs fini par se lasser.
Jimin aperçut les phares d'une voiture au loin mais n'y prêta pas vraiment attention. Il était fatigué. Il sursauta quand la voiture derrière lui klaxonna et fit un appel de phare. Il regarda dans son rétroviseur, agacé. Mais lorsqu'il reconnut la carrosserie cabossée, il pilla sur le bord de la route et se gara tant bien que mal au-dessus du fossé inondé. Il attrapa nerveusement sa veste qu'il enfila négligemment par-dessus son uniforme hospitalier. Il s'observa quelques secondes dans le rétroviseur, abasourdi par les battements de son cœur. Il avait l'impression que son crâne allait exploser tant il avait mal. Les gouttes de pluie sur la fenêtre étaient lourdes, comme des coups de marteau. Il tenta de se calmer, prit une respiration et sortit de la voiture. Yoongi claquait déjà sa portière pour venir à sa rencontre, les cheveux dégoulinants joyeusement sur son visage et dans son cou, son sourire lumineux aux lèvres. Il était joli. Il était si joli que ça faisait mal à Jimin :
- Nom de dieu, j'ai bien cru que je ne vous rattraperais pas ! Vous êtes fou de rouler à cette vitesse par un temps pareil, ma parole !
Jimin ne répondit pas. Il s'arrêta à quelques pas de lui, hésitant un instant. L'air malicieux de Yoongi dans la tempête ne faiblissait pas. Cela faisait quelques temps qu'ils ne s'étaient pas approchés, plus d'une semaine peut-être que Yoongi n'avait pas toqué à sa porte. Et c'était presque trop facile pour Jimin que de rester caché derrière sa porte, mais il ne pouvait pas lui en vouloir :
- Je suis content de vous voir, lâcha le biologiste avec sincérité.
Ils connaissaient l'endroit inévitable vers où se dirigeait leur esprit. Le silence n'avait jamais été aussi lourd entre eux et Jimin en voulait à Yoongi pour tout ce qu'il pouvait lire dans ses yeux. Il aurait dû faire semblant, comme lui. Il ne voulait pas qu'il se noie ainsi dans des mondes imaginaires où leurs deux corps basculer contre la voiture, les lèvres de Jimin cherchant à goûter enfin son sourire espiègle, sa main se serrant dans ses mèches obscures. Il aurait été facile de s'enivrer du soleil de Yoongi, de sombrer en lui. Jimin le savait parce qu'il avait aussi été facile de s'aimer quand Namjoon insistait pour qu'il accepte les fleurs, quand il lui disait « viens, tu verras, ça sera drôle » et que Jimin en détestait chaque seconde, quand ils passaient des pactes qui étaient voués à l'échec. L'amour était presque trop facile à présent et c'était injuste. Ça rendait Jimin malade. Jimin détestait les choses simples qui avaient l'air compliquées, à présent.
- Pourquoi êtes-vous resté ici ?
Jimin tourna la tête pour croiser le regard de Yoongi. Le jour déclinait progressivement. Ils remontaient lentement le sentier qui amenait à la source d'un petit ruisseau, en direction de leurs voitures. Ils déambulaient sans grande conviction sur un chemin boueux qui serpentait jusqu'à quelques fermes dont on voyait les fenêtres s'éclairer. C'était comme s'ils voulaient ralentir encore le temps, étirer ce moment, se retenir l'un l'autre. Les machines de traite ronronnaient au loin, un chien aboyait. L'air était glacé et le vent et la pluie - qui s'étaient tant déchaînés contre leur visage - semblaient avoir poli leur peau rougie. Yoongi et lui étaient restés immobiles sur la berge pendant longtemps. Ils ignoraient la durée exacte et il y avait quelque chose d'effrayant à essayer d'en faire le calcul. Un certain temps en tout cas car l'humidité avait fini par transpercer la matière étanche de leur manteau. Yoongi n'avait rien dit. Il avait observé le réseau de jolies rigoles se dessiner sur le visage du veuf, comme des larmes – enfin - pour ses yeux inexpressifs. Il avait juste laisser son regard vagabonder sur son expression pudique, comme sur un paysage pluvieux se découpant par une fenêtre. Jimin aimait la délicatesse dont Yoongi faisait preuve avec lui. Cela était devenu une routine, l'hydrobiologiste qui toquait à la porte les après-midis où Jimin n'allait pas au travail. Il arrivait toujours soigneusement préparé, avec un nouvel alibi : une expédition scientifique, une invitation en promenade, un échange de bouquins, une salade en trop. Honnêtement, Jimin ne se souvenait pas de toutes les excuses que Yoongi avait pu lui bricoler pour apaiser sa culpabilité. Jimin avait dû mal à accepter. Il se refusait d'ailleurs à attendre sa prochaine visite. Il trouvait toujours des choses à faire pour paraître surpris et occupé quand il arrivait. Il ne s'autorisait pas à accepter ses invitations sans une longue hésitation. Il avait besoin de croire que Yoongi n'était pas devenu important, que Namjoon occupait encore toute la place qui était son dû :
- A la mort de votre mari, je veux dire. Pourquoi ne pas être rentré auprès de votre famille ?
Il y avait très peu de gens qui osaient évoquer le décès de Namjoon devant Jimin. Jimin parlait de Namjoon constamment pourtant. Il parlait de lui au présent de l'indicatif. Il parlait de lui comme s'il l'avait quitté le matin même, avant d'aller au travail. Il parlait de lui comme s'il reviendrait un jour. C'était comme ça. Les gens avaient fini par ne plus le noter. A son décès, il avait fait passer un message dans la presse locale pour s'assurer que tout le monde apprendrait ainsi la nouvelle et ne lui parlerait plus jamais de cet évènement après lui avoir présenté leurs sobres condoléances. Tout le monde semblait un peu déçu d'apprendre que c'était le charmant policier rieur qui était parti pour laisser derrière lui un veuf pâle et chétif dont la gravité faisait froid dans le dos. Et Jimin ne pouvait que leur donner raison. Il n'était rien de plus qu'une autre âme endeuillée de ce paysage dur et froid. Tout le monde avait fini par oublier. Seule la haine bien vivace des braconniers qui avaient été coffrés par Namjoon autrefois semblait raviver sa mémoire, comme un vieux ragout réchauffé. En un sens, Jimin aurait trouvé de mauvais goût que leurs cœurs s'apaisent à tout jamais. Ça le rassurait : il n'était pas le seul à maintenir des bribes de Namjoon dans cette réalité. Partager ce délire avec des gens, même abjectes, constituaient une forme de soulagement pour lui :
- C'était le projet de Namjoon, cet endroit.
Yoongi plissa ses yeux comme il faisait souvent quand il voulait encourager Jimin à se dévoiler davantage mais il se tut pour fumer. En réalité, Jimin n'était pas vraiment un mystère pour lui. Il le comprenait avec peu de mots, la plupart du temps. Il était presque sûr que la nuit, dans son lit, il serrait le souvenir de son mari dans ses bras. Mais étrangement, ça n'avait jamais fait peur à Yoongi :
- Qu'est-ce qu'il reste de lui, ici ? Voulut-il savoir
Jimin tendit la main vers lui, sans un mot mais il comprit. Il lui tendit le mégot encore brûlant et il le regarda fumer. L'infirmier tira plusieurs fois dessus, comme pour se soulager un peu et laissa de grandes traînées blanches sortir de ses narines pour conclure. Il observa la cigarette un instant avant de la redonner au biologiste. Il se tourna vers le chemin, comme s'il allait reprendre leur marche lente, mais il ne bougea pas :
- Moi.
Il disait cela avec la conviction d'un martyr mais il refusait que ça puisse changer. Yoongi ne l'effacerait jamais même s'il réparait la maison, même s'il fleurissait la cour et remplissait le frigo. Namjoon était mort pour aucune raison valable. Jimin lui faisait justice. C'était la faute de Namjoon, tout ça. Il lui avait fait miroiter cette foutue éternité, il n'avait pas le droit de laisser Jimin tout seul comme un con maintenant. Il était inscrit dans sa chair. Dans cette chair que personne d'autre n'embrasserait plus jamais. Personne ne remplacerait ses baisers sur son corps. La peau de Jimin était une relique de lui, à présent.
A sa grande surprise, Yoongi lui prit simplement la main et la plaça dans sa poche de manteau, le rapprochant doucement de lui :
- Rentrons, il fait froid.
Il avait raison... Jimin détestait le froid. Ils se mirent en marche et Yoongi ajouta :
- Vous savez, vous me faites un peu penser à un conservateur de musée.
Jimin commençait à avoir les lèvres violettes et il tremblait, frigorifié. Yoongi le serra un peu contre lui pour le soutenir alors qu'il approchait très certainement l'hypothermie. Il eut un petit sourire malicieux quand il poursuivit :
- Et j'aime beaucoup ce qu'il reste de vous ici. Tenez, vous me rappelez cette chanson.
Et il se mit à chantonner Anyone Who Knows What Love Is Will Understand avec une justesse étonnante sur le chemin du retour :
- C'est assez inapproprié, si je puis me permettre.
- Vraiment ? Questionna Yoongi avec son espièglerie habituelle.
C'était étrange de sourire maintenant, de partager cette peine avec leur affection naissante. Jimin se fit la réflexion que Yoongi avait dû se prendre pas mal de gifles par des gens qui ne comprenaient pas son fonctionnement. Mais Jimin trouvait ça joli, cette joie de rire de tout. Et puis, il aimait bien son répertoire. Des larmes lui montèrent aux yeux sans prévenir et il s'empressa de demander :
- Reprenez, je vous écoute.
Yoongi eut un sourire en coin mais n'émit aucune protestation. Il reprit la chanson là où il l'avait laissé et ils repartirent en direction de la maisonnée. Ce n'était pas correcte mais c'était atrocement réconfortant.
Ils dinèrent ensemble parce que de toute évidence, si Jimin pleurait comme ça, il n'allait rien manger de bon. Et Yoongi n'arrivait pas à concevoir qu'on pouvait se réveiller en forme le lendemain si on se couchait sans avoir profité d'un repas agréable. Il remonta les manches de sa polaire, alluma la petite radio et se mit à cuisiner sous le regard de Jimin qui grelottait sur sa chaise en formica :
- Etes-vous gelé ou inconsolable ? Questionna-t-il, inquiet
- Les deux, avoua Jimin, trop fatigué pour mentir.
Il regarda par-dessus son épaule comme pour vérifier ses dires :
- Vous pouvez aller prendre une douche et vous changer le temps que ça chauffe. Je n'y vois pas de problème.
Il y avait ça de bien avec le biologiste : il n'avait pas de problème avec les larmes. Jimin se sentait à l'aise de pleurer devant lui. De toute façon, cela faisait quatre ans qu'il s'efforçait de tout contenir en lui, il n'avait plus aucune ressource pour se retenir à présent. Mais la bienséance ne l'autorisait pas à laisser son invité cuisiner pour lui alors qu'il se détendait sous l'eau chaude. Il fallait qu'il fasse au moins semblant :
- Je n'ai pas envie d'être en pyjama devant vous, rétorqua aussitôt Jimin, comme si les attendus sociaux avaient encore de l'importance après tout ce qu'ils s'étaient dit.
Yoongi leva un sourcil, intrigué par cette pudeur dont il ne connaissait rien. Ou était-ce une forme de snobisme ? Sans doute Jimin pouvait-il être un peu snob. Mais quelque part, sa retenue avait sans doute à voir avec une sorte de séduction qui ne déplaisait pas du tout au biologiste. Il aimait penser que Jimin voulait lui plaire. Il camoufla un sourire en revenant à la découpe de ses champignons et plaisanta :
- Vous ne voulez pas que je vous vois en pyjama ?
Jimin avait la tête qui tournait à force de pleurer mais dans le brouillard de son esprit, il y avait l'espièglerie de Yoongi et ses boucles noires dans cette nuque qu'il rêvait de caresser doucement. C'était comme s'ils se connaissaient depuis si longtemps déjà, ce soir. Il avait presque l'habitude de son dos qui se découpait en contrejour sur le plan de travail de la cuisine :
- Je ne me montre jamais le premier soir en pyjama. C'est un principe, plaisanta l'infirmier.
Yoongi pouffa et releva :
- Alors c'est notre premier soir ?
Il ne sembla pas remarquer le fard que piqua Jimin et remua ses casseroles avec un calme sidérant. C'était apaisant à regarder. Jimin renfila son manteau qui traînait sur sa chaise et se laissa bercer par les bruits et les odeurs de la cuisine de Yoongi. Il ne savait pas s'il voulait que ce soit leur premier soir. Leur premier soir à eux deux. C'était terrifiant. Et puis pourquoi la cuisine de Yoongi devait-elle être aussi réussie à chaque fois ? C'était frustrant.
Le lendemain matin, quand Yoongi déposa Jimin devant l'hôpital, l'infirmier se sentait affreusement mal. Il lui demanda de se garer dans un coin du parking à l'abri des regards et Jimin eut presque envie de rire de lui-même. De qui se cachait-il encore ? Ce n'était pas comme si les habitants du hameau l'appréciaient. Il n'avait pas de réputation à conserver. Ils pouvaient bien s'imaginer que le jeune veuf du village soigner son deuil en se faisant sauter par le premier qui avait bien voulu de lui, qu'est-ce que ça pouvait bien faire ? Mais dans un sens, c'était avoué que Namjoon n'était plus là, qu'il n'avait plus d'emprise sur la vie de Jimin et ça... Ça, c'était tout à fait inacceptable.
Yoongi s'était réveillé avec le cœur léger, bien loin de la lourdeur de sa déprime habituelle, quand il avait senti le corps de Jimin à côté du sein et la douleur du biceps sur lequel il s'était endormi, dans ce canapé inconfortable. Ils avaient veillé suffisamment tard pour pouvoir inculper le sommeil de les avoir couchés par inadvertance l'un contre l'autre. Il avait regardé le plafond avec un sourire niais et il avait murmuré quelque chose qui ressemblaient à des remerciements à un Dieu quelconque. Jimin savait ce qu'il s'imaginait en cet instant. Il devinait sans peine le fantasme qui défilait dans son esprit parce que... Parce que ce n'était pas bien dur à deviner, parce que ce n'était pas bien original, parce que Jimin savait ce genre de choses par cœur, bien malgré lui : Yoongi aurait fait un boucan d'enfer dans sa cuisine en sifflant Come and Get Your Love tout en leur concoctant un petit-déjeuner. Puis il aurait proposé d'aller prendre une douche brûlante car Yoongi n'envisageait pas une réalité où Jimin quittait son domicile avec le ventre vide et les pieds gelés. Bien-sûr, ils n'auraient pas résisté à l'envie de s'embrasser langoureusement contre le carrelage rose de la salle de bain parce qu'ils en avaient irrésistiblement envie depuis le jour où ils avaient posé les yeux l'un sur l'autre. Jimin ne pouvait nier cette vulgaire attraction qui lui courrait de la tête aux pieds parfois. Et comme Yoongi était un scientifique, il aurait été consciencieux et il n'aurait omis l'étude d'aucune parcelle de peau du corps de Jimin. Enfin, Jimin ne savait pas si Yoongi aimait faire l'amour sous la douche. Lui et Namjoon avaient sans doute eu cette habitude parce que c'était plus rapide comme ça, avant de courir à la voiture les cheveux encore humides pour partir à l'heure au travail. Mais ça, c'était lui et Namjoon, pas lui et Yoongi. Après tout, il ignorait tout de la sexualité des autres. Il ignorait tout de la sexualité de Yoongi et ça le rendait nerveux rien que de songer un corps nouveau dont il ne connaissait rien. Mais imaginons qu'ils auraient fait l'amour sous la douche, comme lui et Namjoon le faisaient autrefois : et bien, dans ce cas-là, Jimin aurait été tellement en retard au travail qu'il devrait téléphoner au médecin pour simuler une terrible migraine alors que pour la première fois depuis quatre ans, il aurait été occupé à essayer de jouir, bien loin de cette affreuse impression qu'on lui enfonçait des clous dans le crâne. Oui, c'était le plan du parfait matin avec Jimin selon Min Yoongi, à en juger cette stupide béatitude qu'il avait sur la trogne. Mais ce n'était absolument pas ce que Jimin avait en tête. Parce que dès l'instant où il avait ouvert les yeux, dès l'instant où il avait senti son souffle sur sa nuque, l'ombre de son corps par-dessus le sien, l'effroi l'avait envahie, comme pour le rappeler à l'ordre. Jimin s'était levé précipitamment comme s'il avait commis une terrible profanation et était parti sans un mot se doucher. Il avait frotté sa peau en priant pour que la subtile odeur de Yoongi ne puisse substituer celle de Namjoon et peut-être qu'il avait pleuré, apeuré à cette idée. La première année après sa mort, il avait eu une peur d'ouvrir les fenêtres pour renouveler l'air, rien que pour cette raison. Une chance que l'isolation de la bâtisse était catastrophique. Alors qu'il se brossait les dents, il pouvait presque apercevoir Namjoon passer derrière lui, son reflet glauque sur le miroir embué, pour lui claquer une bise sur la joue et renifler son cou à la peau fraîchement lavée jusqu'à ce qu'il râle. Il ferma les yeux. Pas maintenant.
Quand il redescendit, Yoongi était assis sur le canapé, les cheveux en vrac et les yeux dans le vide, sans doute concentré à faire redescendre son érection matinale. Jimin s'en voulut un peu. Il avait l'impression de les trahir doublement. Mais Yoongi ne fit pas de commentaire, il assura son sourire en coin habituel et la distance rassurante du vouvoiement. Ils grimpèrent dans la voiture et Jimin tâcha de faire honneur à la tartine que Yoongi lui avait confectionné pour le trajet mais la boule dans sa gorge l'empêcher de déglutir. Le biologiste sembla remarquer car il précisa en se garant :
- Vous pouvez laisser si vous n'avez pas faim.
Jimin détacha sa ceinture et déposa la tartine sur le tableau de bord, soulagé. Il demanda :
- Ça ne vous dérange pas si je fume ici ?
Il pleuvait un peu dehors. Yoongi essaya de paraître détendu. Bien-sûr que non, tout ce qui pouvait faire rester Jimin un peu plus longtemps ne le dérangeait pas :
- Non, bien entendu.
Il aurait voulu sortir une cigarette pour accompagner Jimin mais sa bouche était terriblement sèche. Jimin ne sembla même pas le remarquer et ça fit un peu mal à Yoongi :
- Vous ne mettez pas de musique ? Releva nerveusement l'infirmier.
Yoongi observa la poste radio de son véhicule en se demandant ce qu'ils devaient écouter dans ces circonstances. Peut-être quelque chose de calme, qui apaiserait le cœur de Jimin. Etonnement, il pouvait ressentir d'ici ce que Jimin pouvait traversait : la solitude, la confusion, l'abandon, les questions sans réponses... Mais Yoongi n'était pas sûr de savoir quel genre musical pouvait s'accorder avec cette détresse-ci. Et il savait comme la musique était importante alors il ne voulait pas faire d'erreur dans un choix hasardeux.
Yoongi ne connaissait pas assez Namjoon pour affirmer qu'il aurait eu la grandeur de cœur de dire à Jimin de passer à autre chose, d'être heureux avec un autre, de se souvenir de lui un peu différemment maintenant que le temps avait filé. S'il y avait une chose qu'il connaissait de Namjoon c'était qu'il était réputé pour avoir aimé son mari aveuglément. Namjoon avait eu raison. Jimin était quelqu'un qu'on avait envie d'aimer aveuglément, Yoongi le concevait assez bien. Il se demandait si lui venait à mourir, ce qu'il aimerait que Jimin fasse de son absence. Il eut envie de rire quand il se fit la réflexion qu'il aimerait qu'il continue d'aller voir les cours d'eau qu'il avait passé sa vie à étudier. Il était terriblement fier d'avoir transmis certains de ses savoirs-faires à Jimin, c'était pathétique. Pas étonnant qu'il ait fait un burn-out. Il était mal barré pour sa rémission :
- Il y a un marché de producteurs locaux samedi prochain. Ça vous plairait d'y aller ? Demanda-t-il.
Jimin passa une main dans ses cheveux blonds et Yoongi se demanda comment diable il était possible qu'il n'ait pas penser à fourrer ses doigts dans ses maudites mèches lorsqu'ils s'étaient réveillés ce matin et qu'il en aurait eu l'occasion :
- Ça dépend. Il y a de bonnes raisons d'y aller ?
Moi, voulut répondre Yoongi mais ce n'était pas le moment de brusquer Jimin dans un moment pareil. Il réfléchit donc un instant :
- Il y a une buvette avec un vin blanc pas trop mal et un stand qui vend des huîtres.
- Des huîtres dans un marché de pays ?
Il était vrai qu'ils étaient bien loin de l'océan :
- C'est vrai, ce n'est pas très logique, s'excusa le biologiste : le vin non plus n'est pas d'ici d'ailleurs.
Jimin soupira et Yoongi se demanda si c'était vraiment les circuits-courts qui le tracassaient à ce point ou le fait de revoir le biologiste. Il préféra penser que c'était la faute de l'économie circulaire mais ses mains étaient moites sur ses cuisses alors qu'il attendait une réponse. Jimin finit par concéder :
- Va pour les huîtres.
Le fait qu'Hoseok jouait dans la fanfare avait totalement échappé à Yoongi quand il traversa la place pour retrouver Jimin qui s'était arrêté pour écouter les musiciens, deux cornets de frites dans chaque main. Alors qu'ils prirent place sur une table tremblante sous la tente qui avait été montée pour l'occasion, Yoongi lui demanda :
- Vous aimez bien ?
Jimin avait la désagréable habitude de devoir fumer avant de manger et Yoongi n'allait pas commencer sans avoir trinqué avec lui. Alors il attendait en salivant devant la nourriture. Jimin était tellement accro à la nicotine que le plateau d'huître et des frites huileuses lui paraissaient insignifiants comparé à sa clope et le biologiste trouvait ça particulièrement alarmant :
- Pas vraiment, admit Jimin. Et vous ?
Au vu des habitudes de Yoongi en termes de musique, il trouva sa question un peu culottée :
- Non, évidemment.
- Pourtant, celui qui joue du tambour vous dévore des yeux, plaisanta Jimin, hilare de sa petite trouvaille.
Yoongi devait admettre que la perspicacité de Jimin était parfois terrifiante. Il jeta un coup d'œil et surprit le regard interrogatif d'Hoseok sur lui. Cela faisait des années qu'il n'avait pas rougis mais il crut sentir ses joues chauffer de manière inattendue. Mais quand Jimin eut un rictus victorieux, il se demanda s'il n'aurait pas dû rougir plus souvent :
- Alors ? C'est quoi l'histoire ?
- Je satisfais votre curiosité si vous finissez enfin cette cigarette et qu'on attaque, proposa de marchander Yoongi dont l'estomac commençait à grogner.
- Vous êtes tellement impatient, pleurnicha Jimin qui n'avait pas l'intention de faire des compromis concernant sa consommation.
Ils se turent quelques instants où Jimin s'amusa beaucoup du regard du musicien en herbe sur le biologiste, tout en fumant scandaleusement lentement. Il questionna :
- Ça ne vous dérange pas qu'on vous voit avec moi ?
Si Yoongi n'avait pas eu de pudeur, il aurait avoué que tout ce qu'il voulait était d'être vu avec Jimin, qu'on associe Yoongi à Jimin et Jimin à Yoongi. Il n'avait pas envie de réécrire l'histoire pour autant. L'omniprésence de Namjoon avait sa place dans le cœur de Jimin et il ne voulait pas prétendre l'annuler. Alors certes, les regards sur eux étaient différents des regards attendris qu'on portait sur des jeunes amoureux qui avaient toute la vie pour s'aimer. Eux deux, ils étaient du recyclé, cabossés par la vie. Mais ça, ça ne dérangeait pas Yoongi. Il aimait réparer les choses malmenées par l'usage et le temps. Il préféra plaisanter :
- Je devrais être dérangé ?
Jimin sembla un peu outré et amusé de son audace. Il écrasa le mégot dans le cendrier, laissant le dernier voile de fumer s'écouler alors qu'il s'esclaffait, et la vision de son poignet ainsi élégamment ployé ébranla toute la rationalité du scientifique. Il se redressa, flatté malgré tout que Yoongi lui tende une belle réplique toute trouvée :
- Peut-être.
Ils trinquèrent à cette promesse qu'aucun d'eux n'étaient sûrs qu'ils tiendraient un jour. Jimin avala le vin en grimaçant. Yoongi avait un peu enjolivé la réalité mais il ne lui en voulait pas, il passait un bon moment :
- C'est fou comme les gens ont un sourire qui leur pend aux lèvres dès l'instant où l'on parle de vous, s'amusa Jimin. Ils vous aiment tous tellement. Il y a tant de dames qui attendent votre venue en se tortillant d'impatience dans leur fauteuil... Je suis un peu jaloux de votre popularité...
Yoongi marqua une pause quasi imperceptible dans son mouvement, comme s'il prenait conscience que Jimin commençait véritablement à connaître cet endroit intimement. Il rentrait chez les gens, il connaissait les ordonnances de tous les vieux par cœur, parcourrait les lieux-dits les plus reculés. Il n'était pas s'en savoir qu'il avait égaré des fragments de lui chez tout le monde ici. Tout à coup, il se sentit vulnérable à l'idée que l'infirmier l'ait cherché et découvert dans des espaces de lui sombres, profonds et poussiéreux. Il jeta un regard bref à Jimin et cela lui suffit pour comprendre que l'infirmier savait qui il était réellement. Yoongi n'avait plus vraiment honte de son histoire personnelle. Mais le regard intelligent de Jimin comptait différemment pour lui, bien qu'il ne pouvait le lui avouer. Et puis il y avait une certaine part d'érotisme dans toute l'attention que Jimin déployait pour le saisir lui, à travers leurs récits, malgré tout ce que sa culpabilité personnelle lui interdisait de faire. Yoongi préféra rester sur le ton léger de la plaisanterie :
- Est-ce que l'on parle si souvent de moi ?
Jimin sembla se prendre au jeu, un peu embarrassé, un peu rictus timoré aux lèvres. Il cacha son visage derrière son verre de vin :
- Je ne sais pas s'il est correct de poser ce genre de question, Yoongi, répondit-il évasif.
Yoongi sourit à son tour et piocha dans son cornet de frites. Jimin se demanda s'il rougissait de nouveau, flatté par la révélation et cette idée lui donnait l'impression d'imploser :
- Moi, je suis un citadin, les gens me détestent par principe, rit Jimin qui n'avait jamais refusé un peu d'adversité pour pimenter son quotidien morne.
- Les gens pourraient vous aimer. Vous pourriez devenir quelqu'un d'ici, vous savez, répliqua Yoongi, pensant à toutes ces petites grands-mères abandonnées dont Jimin refaisait attentivement les piluliers chaque semaine : Vous prenez soin d'eux.
Jimin ne sembla pas séduit à l'idée de perdre totalement l'avantage de cette détestation mutuelle légèrement surjouée. Sans doute encore un relent excentrique de sa dévotion pour son défunt époux. Namjoon était celui qu'on adorait, pas lui :
- Il y a un chat qui vient parfois dans la cour de la maison, chuchota Jimin en se pochant au-dessus de la table, comme s'il s'agissait d'une confidence de la plus haute importance.
Le biologiste releva les yeux et le fixa avec étonnement, comme s'il se demandait sérieusement si Jimin avait déjà vu des chats avant son déménagement à la campagne :
- Les chats font ce genre de choses, eut l'air d'expliquer Yoongi, haussant les épaules, évasif, ne voulant pas paraître snob.
Jimin pinça les lèvres en jaugeant le biologiste, légèrement irrité, mais il ne dit rien. Il se doutait qu'en tout bon naturaliste, Yoongi avait dû froidement classer depuis longtemps les chats comme les tueurs en série désignés de l'écologie. Et ils avaient sans doute raison... Mais on ne pouvait pas dire que la sixième extinction de masse était la grande préoccupation quotidienne de Jimin :
- Je veux dire que... Je fumais dans la cour et il est arrivé par je-ne-sais-où et il me fixait avez ses gros yeux globuleux. Justement, les chats font cela. Je connais les chats. Ils sont opportunistes de bien des façons mais... J'ai eu la subite envie de m'en faire un allié, vous comprenez ? Par chance, j'avais un peu de jambon au frais. Il a tout dévoré et c'était terriblement satisfaisant de le voir faire.
Yoongi l'observa, entre la fascination et la surprise. Il lui resservit du vin par automatisme, comme à présent persuader que l'ivresse réchauffait Jimin de son froid existentiel de bien des manières. Il aimait bien qu'il lui avoue son crime secret, d'essayer de séduire un chat par vengeance de tous ces gens qui le méprisait, le considérait comme un stupide citadin à la langue trop pendue. Jimin remercia, rassuré, et poursuivit sa confession :
- Vous savez, si les gens ne m'apprécient pas, ce n'est pas de leur faute. Je ne suis pas quelqu'un qu'on apprécie comme ça, au hasard... Mais j'ai tout de même acheté des croquettes, on ne sait jamais.
Le biologiste ne se souvenait pas avoir jamais ressenti cette envie puérile de le prendre par la taille et de l'embrasser sous les yeux écarquillés de tout le village. Il savait très bien que Jimin aurait aimé ça, exhiber à la foule comme celui qu'ils aimaient tous tant était en réalité prisonnier de ses griffes, abandonné à lui totalement. Yoongi savait qu'il aurait aimé ça lui-même. Il le savait dans tous les moindres détails, c'en était terrifiant :
- Est-il revenu ? S'enquit-il.
- Qui ?
Il y eut un silence :
- Le chat ?
Jimin rougit subitement. Yoongi eut la délicatesse de ne pas le relever
- Oh, oui, il vient parfois, oui. Ça me fait plaisir qu'il soit là.
Ils se turent quelques instants, perturbés. La fanfare démarra une nouvelle partition et Jimin sursauta presque. Il jeta un coup d'œil dans leur direction, ravi de trouver une distraction. Il se tourna vers Yoongi avant de commander, avec son autorité naturelle, un geste de vague de la main vers les musiciens :
- Je vous écoute, donc.
Yoongi ne put s'empêcher de jeter un regard préoccupé en direction d'Hoseok et eut le malheur de croiser encore une fois son regard interrogatif. Il ne lui en voulait pas de le fixer comme ça. Ça n'avait jamais été clair. Pas même leur dernière fois. Elle n'avait pas eu le goût net et irrévocable des adieux. Yoongi était mauvais à ce jeu-là :
- Nous n'avons plus quinze ans, avait lâché gravement Hoseok la dernière fois qu'ils s'étaient retrouvés dans sa chambre.
Yoongi s'était vaguement demandé où il voulait en venir, comme si le son de sa voix n'avait réussi qu'à écorcher à peine la surface des pensées qui défilaient dans son esprit. Hoseok était debout à côté du lit, entièrement nu, attentivement penché sur son reflet dans le miroir de la haute armoire qui siégeait lourdement dans la chambre de Yoongi. Le biologiste fixait ses fesses et ses longues jambes impudiques sans les voir vraiment, encore allongé dans les draps froissés. Il se demandait si c'était une forme de reproche qu'il leur adressait. Ils n'avaient plus quinze ans et pourtant, ils rejouaient encore la même scène. Mais l'adrénaline de l'adolescence s'épuisait, les secrets devenaient moins charmants et la précipitation lui causait des problèmes érectiles. Non, ils n'avaient définitivement plus quinze ans. Disait-il cela parce que Yoongi ne disait plus rien et qu'il fallait bien dire quelque chose, parce que c'était sans nul doute la fin ? Hoseok pouffa et se retourna vers lui :
- Cette époque me manque parfois. Est-ce que tu te souviens de la toute première fois où l'on s'est embrassé, Yoongi ? J'aimais bien la personne que tu étais à cette époque... Tu as toujours été le plus gentil de tous. Tu donnais l'impression d'être... Fragile ? Oui, fragile, nota-t-il pour lui-même, satisfait du choix du terme : Je me souviens de ce que je ressentais quand je te tenais dans mes bras. C'était comme si tu me croyais suffisamment pour te tenir alors que tu savais à quel point tu aurais pu te briser facilement. Je crois que ça me faisait me sentir important, ta fragilité.
Il y a cette chose remarquable à propos d'Hoseok. Il avait beau avoir choisi d'être vieux garçon de peur d'affronter sa dictatrice de mère, il avait cette capacité de ressentir et de parler avec la vulnérabilité de tous les grands maîtres du développement personnel. Il croyait être un crétin lui-même et que s'occuper de ses vaches le réduisait à un pas grand-chose de bien impression mais Yoongi n'aurait pas dit ça de lui. Il avait eu l'occasion d'en voir, des abrutis. Il avait couché avec suffisamment d'intellectuels à la fac pour ça. Hoseok n'en faisait pas parti, c'était chose sûre. Mais Yoongi ne voulait plus que l'écouter distraitement à présent. Il ne voulait plus laisser Hoseok être proche de lui. Ils ne se fréquentaient plus vraiment ces derniers temps. Il n'en ressentait pas l'envie. Hoseok s'assit sur le lit :
- Je me suis toujours demandé qui c'était.
- Qui quoi?
Mais quelque part, Yoongi savait déjà et il n'attendit pas de réponse. Un nom était remonté clairement à sa mémoire en un battement de cils. Dans son esprit, Yoongi contempla ce souvenir. Bien-sûr, il avait un léger goût d'amertume mais au fond, le temps était passé et le temps finissait par guérir beaucoup de blessures. Il pouvait toujours dire que « c'était il y a longtemps » et cela adoucissait tout :
- Ce n'était pas toi si ça peut te rassurer, le taquina Yoongi.
- Oh non, ce n'était pas moi, répéta Hoseok avec une certitude presque dérangeante.
Yoongi avait toujours été le plus gentil de tous, sans nul doute. Son cœur était pure. Parfois, Hoseok s'imaginait qu'il était à lui totalement. Il était certain qu'être aimé par Yoongi devait être un beau sentiment. Ça devait être doux, comme ses vieilles chansons qu'on ne pouvait pas vraiment détester. Mais il n'aurait jamais voulu l'aimer comme ça ; entrecoupé par les obligations familiales et les tabous. Ça lui aurait semblé bien trop cruel pour quelqu'un d'aussi charmant que Yoongi. Pourtant, ils avaient aimé s'imaginer les choses autrement. Peut-être avaient-ils aimé les moments où ce n'était plus tout aussi clair entre eux. Parfois ça l'avait été. Parfois, les frontières s'étaient floutées, parfois leur armure étaient tombées. Parfois les baisers d'Hoseok avaient été empreints d'une rage qu'ils s'interdisaient de nommer quand il sentait qu'un autre avait obtenu Yoongi et que son passage était encore frais dans le cœur trop tendre du biologiste. Même si c'était faux, même s'ils jouaient un peu la comédie, ils avaient l'impression que quelque chose leur avait appartenu. Peut-être qu'ils avaient aimé l'euphorie amère que ça leur laissait sur la peau, ces moments-là :
- Comment peux-tu le savoir ?
- Peut-être que tu pourrais me raconter l'histoire, proposa-t-il.
- Non, je veux dire... Comment as-tu su ?
Hoseok sourit rêveusement de nouveau :
- Parce que quand tu es rentré de la ville, tu étais différent. Tu étais en colère. Tu ne m'as plus jamais laissé te tenir dans mes bras comme si tu pouvais être brisé. Tu n'avais plus qu'une chose en tête, c'étaient tes rivières et tes marécages puants.
Yoongi rit franchement cette fois :
- Ils ne puent pas s'ils fonctionnent bien, contredit-il.
Hoseok s'allongea à ses côtés, approchant son visage du sien et leurs lèvres s'effleuraient à chaque nouveau mot qu'il prononçait :
- Ils puent la vase. Et après la débauche, chaque fois que l'on devait se retrouver, tu sentais exactement comme eux. Tu sentais ça partout, même ton ventre, même ton cou. Ça m'a toujours fasciné.
- C'est le charme du métier, se défendit-il avant qu'un baiser ne le censure.
Yoongi était bien tombé amoureux une fois. C'était à l'université. Enfin, il avait toujours eu du mal à comprendre ce que l'amour aurait dû être. Ce n'est pas comme si son enfance chaotique avait pu lui enseigner quoique ce soit à ce sujet. Les romans donnaient des métaphores filées qui n'aidaient guère à établir un consensus sémantique. A présent, en y repensant, ça n'avait peut-être pas été vraiment de l'amour. Plutôt un besoin d'admiration de la part que quelqu'un qui semblait si bien établie qu'il ne ferait plus aucun doute que Yoongi était enfin devenu quelqu'un de spécial. Et, il avait rencontré quelqu'un comme ça. Malheureusement pour lui, ce quelqu'un était assez intelligent et son langage suffisamment didactique pour remplir Yoongi de jolis mirages. Du point de vue d'un jeune thésard en hydrobiologie, il était le superhéros de l'écologie scientifique. Il était déjà chercheur en génie de l'environnement, il travaillait pour toutes les grandes firmes internationales et ne semblait pas avoir besoin de repos. Ce qu'il appelait sa « mission de vie » n'avait rien de comparable aux petits gestes répétitifs et insignifiants que Yoongi faisait pour allumer son microscope chaque matin et passait en revue les peuplements benthiques de ses échantillons.
Si Yoongi avait repris un master après avoir travaillé quelques années en tant que technicien de rivière, c'était simplement car il avait eu la sensation de manquer de certaines informations pour réfléchir efficacement et faire un travail nourrissant sur son bassin versant de prédilection. Il n'avait aucunement prévu de se déraciner plus longtemps pour se lancer dans un doctorat qui finalement avait peu de sens pour la vie qui lui plaisait. Cet homme avait pourtant réussi à faire croire à Yoongi qu'il devait continuer et s'épuiser dans les tourmentes de la recherche fondamentale, sans quoi il aurait gâché son potentiel. C'était dire comme il avait une force de persuasion sur Yoongi car il avait accepté de lui rester trois années supplémentaires. Ne vous méprenez pas, il n'avait rien contre la recherche fondamentale en soit. Il pouvait même assez bien en saisir la beauté. Mais on n'enlevait pas Yoongi à sa terre, à ses paysages, à ses gens... Il avait souffert dans la blancheur morne d'un laboratoire, essayant de se persuader que c'était dans cette quête d'une objectivité absolue qu'il trouverait son épanouissement. Il s'était moulé bêtement à la vision de la Science de cet homme, oubliant pourquoi il aimait l'hydrobiologie, mentant sur qui il était, juste pour être regardé.
C'était un homme très confiant, c'est vrai. Courageux jusqu'aux moments où il devait embrasser Yoongi en tout cas. Ils avaient rapidement pris l'habitude de se tenir la main dans l'ombre et de faire l'amour en silence. Toutes les excuses qu'il trouvait à propos du fait qu'il était son supérieur hiérarchique à l'université avaient semblé légitimes à Yoongi jusqu'à ce qu'il découvre comme sa relation à lui était opportuniste. Et puis, ça ne semblait plus tant le déranger quand il avait bécoté cette fille en master 1. Hoseok n'avait jamais eu grand-chose à offrir à Yoongi mais il ne lui avait jamais menti et Yoongi avait toujours eu le choix de consentir. Lui, était le contraire. Il brisait promesse sur promesse, comme pour enseigner à Yoongi comme il était incapable de le fuir malgré la douleur qu'il lui procurait. Mais il avait fini par le contredire. Yoongi ne connaissait peut-être pas grand-chose à propos de l'amour mais il connaissait bien l'émancipation. A la fin de sa thèse, il avait quitté l'établissement sans regarder en arrière. Il retournait à sa campagne pluvieuse. Il retournait à toutes les familles qui l'avaient traité comme l'un des leurs, toutes les mères qui l'avaient nourri, tous les pères qui lui avaient transmis le sens de la dignité, tous les frères et toutes les sœurs lui avaient enseigné la tendresse. Yoongi leur appartenait plus fort encore. Il était rentré sur ses terres et à chaque ferme où il passait annoncer son retour, leur affection l'avait réparé de tout ce qu'il avait cherché à anéantir. Et même lorsque ses convictions d'écologue rentraient en conflit avec les préoccupations agricoles, ils continuaient de lui ouvrir les bras, dans un sens aigu de la filiation. Du petit bâtard ostracisé, de l'enfant indésiré, Yoongi avait toujours été, en réalité, leur fils à tous.
Jimin trouva la vie amoureuse pathétique de Yoongi tout à fait distrayante et folklorique. Il fallait dire que faire l'amour dans une étable, après la traite, relevait du mythe pour un citadin comme lui. Bizarrement, le voir rire de ses expériences catastrophiques avec des gars un peu perdus semblait réécrire l'histoire. Il n'avait pu en parler à personne mais parfois, penché sur ses bacs de tri à la recherche de ses bestioles, son esprit divaguait. Il y avait eu des moments où il aurait souhaité tomber amoureux. Des moments où il aurait souhaité plus de douceur, de poésie, d'imagination que de se garer sur le terrain boueux à l'heure où les parents faisaient leur sieste, se munir de son sourire habituel juste pour avoir assez de contenance et se persuader de se satisfaire de cette demi-heure à se caresser dans un angle mort. Il n'en voulait pas à Hoseok. Il n'avait que de l'amitié pour lui. Mais il avait commencé à se détester lui, dans ces moments-là. Il détestait la façon dont il était devenu presque cynique pour faire face à sa frustration. Il prenait ce qu'il y avait à prendre, le cœur froid. Yoongi ne se reconnaissait pas. Après son arrêt de travail, il avait arrêté de passer à la ferme. Parfois, lui et Hoseok s'étaient revus chez lui mais il n'y tenait pas particulièrement. Il n'avait même pas eu le courage de lui dire clairement qu'il ne voulait plus continuer. Il l'avait laissé comprendre l'ampleur de sa blessure dans un silence dont il se sentait encore coupable. Mais Yoongi était seul. Depuis quelques années, la solitude l'avait avalé totalement. Il se rappelait de ce matin où il avait ouvert les yeux et toutes les années où il avait ignoré cette petite douleur au fond de sa poitrine avaient fini par former une boule au fond de sa gorge qui était devenue impossible d'ignorer :
- C'était comment, d'être marié ? Voulut-il savoir.
Jimin sourit en se mordillant la lèvre. Yoongi avait remarqué à quel point il aimait parler de son mariage. Le biologiste se disait que lui aussi, s'il avait été demandé en mariage, il ne se serait jamais tu à ce propos. Il serait devenu infecte. Dans une autre dimension, il songeait qu'Hoseok aurait fait sa demande. Mais ce n'était pas dans cette réalité-là, alors ça ne comptait pas vraiment :
- C'était... C'était si simple.
- Quoi ?
- Tout, hasarda-t-il : La vie.
- Trop ? Suggéra le biologiste.
Jimin ricana, comme s'il trouvait la suggestion idiote :
- Comment diable la vie pourrait-elle être trop simple, Yoongi ?
Yoongi se contenta de le fixer. Il se demandait si Jimin parlait de la vie comme le mouvement et la transformation constants d'énergie et de matière, impulsé par le soleil. Mais sans doute pas. Parce que la définition de la vie ne trouvait pas de consensus universel. Même lui qui avait passé plus de dix ans à en étudier les dynamiques, les transitions, les réactions, il devait bien admettre que c'était compliqué. Trop même. Ça lui donnait des nuits blanches. Etudier le monde qui vous entourait faisait cela : vous vacilliez entre nihilisme et spiritualité sans commune mesure. Mais il ne s'imaginait pas aimer si fort un monde dont les lois auraient été simples. Il se demanda également si l'infirmier aurait pu satisfaire éternellement son atroce intelligence dans tel univers. Jimin essuya la pulpe de ses doigts huileuse dans la serviette en papier et reprit :
- Au départ, je trouvais ça totalement idiot.
- Comme si l'amour n'était pas suffisant à lui-même et qu'on devait jurer de rester ensemble même le jour où nous nous haïrions en prenant à partie toutes les personnes dont le regard compte ? proposa Yoongi qui avait quelques statistiques en tête, en bon scientifique.
Jimin hocha la tête, rieur :
- Oui, tout ça. Mais Yoongi... C'était juste simple, croyez-moi.
Yoongi crut qu'il allait ajouter quelque chose mais Jimin se tut avec résignation. Il se demanda si Jimin ne craignait pas – au fond - de le déranger avec ses souvenirs de veuf. Le biologiste le détailla longuement du regard. Le blond avait prononcé ces quelques mots et il y avait une résignation triste qui ne ressemblait pas aux sourires qu'il avait réussi à lui arracher depuis ces dernières semaines. Toutes les raisons pour lesquelles Jimin n'avait cessé d'aimer son mari semblaient être aussi toutes les bonnes raisons d'être en vie, selon Yoongi. Cette idée faisait un peu trembler Yoongi aussi quand il laissa son regard se baladait sur la place illuminée :
- Vous savez, ça ne me dérange pas si vous avez besoin d'en parler. Je pourrais comprendre.
Jimin l'observa à son tour à travers ses cils. Il finit par sourire, amusé, comme s'il trouvait l'innocence de Yoongi tout à fait charmante. Et c'était le cas. Yoongi ne pourrait jamais comprendre. Personne ne pourrait comprendre car pour comprendre il fallait être Jimin ou Namjoon. Et Namjoon était mort. Jimin s'était fait à l'idée d'être seul avec son chagrin, il y a de ça quelques années maintenant. Il prit appuie contre le dossier de la chaise en plastique et le rassura :
- Je ne pense pas qu'il y ait quelque chose que vous devriez chercher à comprendre.
Toutes les mères du canton avaient raison : Yoongi était le plus gentil de tous. Et ce soir, il n'avait d'yeux que pour Jimin et Jimin seulement. Il devait avouer que voler l'attention de Yoongi à toutes ses vieilles dames était une perspective particulièrement euphorisante. Jimin avait toujours aimé ça, la sensation qu'on lui appartienne. Dans le fond, il avait probablement aussi accepté le mariage pour cette d'idée d'absolutisme. Alors il ne détestait pas non plus que Yoongi veuille se pavaner avec lui un jour de festivité, sur la place du village, aux yeux de tous ces gens qui méprisaient Jimin. Il n'était pas sans ignorer les raisons qui avaient poussé le biologiste à l'inviter ici. La façon dont Yoongi - le fils chéri que tous se disputaient - l'avait amené ici – lui, le traître d'étranger - lui rappelait étrangement les plaisirs coupables lorsqu'il s'imaginait au lit avec des inconnus quand il était dans les bras de feu son époux. Parfois, la nuit, ses mains s'entremêlaient entre de longues mèches de cheveux noirs dans un onirisme érotique. Yoongi aurait accepté ça. Yoongi aurait aimé ça. Yoongi aurait laissé Jimin prendre beaucoup de sa gentillesse. Et puis tout de lui, s'il le lui demandait. Parfois, c'était terrifiant le pouvoir que Yoongi était prêt à lui donner sur lui. Il n'aurait rien épargner et rien demandé en retour non plus. Il renvoyait l'infirmier à son hypocrisie personnelle :
- Prenez une cigarette avec moi, s'il-vous-plaît. Je me sentirais moins coupable si vous vous joignez à moi, offrit Jimin qui tendait déjà son paquet ouvert avec une autorité qui laissait à penser qu'il ne demandait pas vraiment son avis à son interlocuteur.
De toute manière, à cette heure-ci de la soirée, Yoongi n'était pas d'humeur à lui refuser quoique ce soit. Surtout pas quand il avait cette moue-là. Il obtempéra et alors qu'il le regardait allumer sa énième cigarette de la journée et il insista :
- Peut-être que je ne pourrais pas comprendre mais je pourrais vous écouter, si vous avez besoin de parler de lui.
Oh. Oui. C'était ça qu'il ressentait... Jimin avait quelque chose de l'ordre de l'obsession pour la délicatesse de Yoongi. Ce n'était certainement pas sain de ressentir de telles choses pour des stupides mots de consolation, qu'il aurait pu entendre de n'importe qui qui s'apitoyait sur son sort. Mais Yoongi était Yoongi, Jimin aurait pu effleurer son bras posé sur la table qui les séparait et il aurait senti sa sincérité perlait des pores de sa peau. Il plissa légèrement les yeux alors que l'incandescence consumait enfin sa cigarette malgré la brise et il tendit le briquet nonchalamment à Yoongi pour qu'il fasse de même. Le biologiste imita ses gestes avec automatisme et Jimin l'observa faire. La vision de Yoongi, sous les guirlandes colorées du marché, dans le soir qui tombe, deviendrait un beau souvenir... Peut-être l'un des plus tendres qu'il collectionnerait de lui. Jimin dissimula sa mélancolie et regarda ailleurs. D'une certaine façon, Jimin se sentait déjà pris au piège. Il aurait été facile de succomber lâchement à ce désir inconscient et faire comme si le temps n'avait pas ancré en eux sa complexité. Mais il semblait aussi que les conserver intacts, comme deux lignes parallèles qui s'observaient à l'infini sans jamais se toucher, devenait un mensonge de plus en plus criard :
- Ce qui fait vraiment mal c'est que la mort n'a aucun mot pour vous. Vous voyez, Namjoon est mort et pas une seconde n'est passée sans que je ne continue de l'aimer. Dans le fond, ceci n'appartient donc plus qu'à moi. On pourrait dire que ça serait facile, de n'avoir à convaincre que soi-même. Peut-être que ça l'est. Mais je suis empli de mes propres conflits. Même les mirages peuvent être insurmontables.
Jimin ferma les yeux quelques instants, massant distraitement une de ses tempes, douloureuse. Namjoon était mort. Il avait beau enchaîné les cigarettes, Namjoon était mort et il ne reviendrait pas. Pour la première fois, ces derniers jours, Jimin réalisait qu'il avait suffisamment souffert pour ne plus craindre la douleur. Maintenant qu'il se voyait fumer, il se demandait vraiment quand exactement il avait appris à aimer la sensation. Il voulait retourner en arrière, rembobiner le fil de l'histoire. Il voulait retourner à l'époque où il ne connaissait pas le temps. Alors il devait retrouver l'enfant qu'il avait laissé sur le trottoir, à la seconde où il avait allumé sa première cigarette pour Namjoon. Il fallait qu'il accepte toute la joie et toute la douleur qu'allait générer ce geste.
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