Raphie s'empressa d'en toucher deux mots à Léo. Elle était même fière d'avoir eu cette information, mais sur le chemin menant au bureau de Léo, elle s'arrêta. Elle sentait au fond d'elle-même que Léo et Cassandra ne la laisseraient pas aller au bout de la mission.

Et elle savait très bien l'objectif réel de la mission: assassiner les détracteurs du maire de Grivières. Elle s'en était doutée dès le début. En y réfléchissant plus attentivement, elle se demandait si cette nouvelle vie correspondait à ce qu'elle cherchait. Certes, elle avait trouvé une famille, une nouvelle identité possible, mais à quel prix? 

La Grande Famille était accueillante et énigmatique à la fois. Leurs agissements et leurs intérêts pouvaient receler une certaine forme de violence. Cela se constatait notamment avec leur hiérarchie et les sanctions qu'ils faisaient subir à leurs propres membres.

Plus Raphie y pensait et plus elle se décidait à garder l'information pour elle. Pour autant, elle n'allait pas laisser un innocent se faire tuer ce soir. Elle allait tout mettre en oeuvre pour empêcher cela. Et elle le ferait seule.

- Tu en as mis du temps, s'insurgea Cassandra d'un ton cassant en voyant Raphie arriver à l'accueil de la mairie. Tu vas tout faire foirer.

- C'est bon, laisse-moi tranquille, s'énerva Raphie, plus que de raison.

Elle s'était tellement énervée que Cassandra se mit à hurler en lâchant la main de Raphie.

- Aïe! Mais tu es folle ou quoi? s'emporta Cassandra en secouant énergiquement la main. Tu m'as brûlée.

- Pardon? s'étonna Raphie en observant à son tour sa propre main.

Il est vrai que s'habituer à un nouveau corps était toujours difficile pour les Métamorphes. Outre la grande taille et les talons à supporter,  il fallait à présent que Raphie s'adapte à d'autres phénomènes inexpliqués. 

En voyant sa main rougeoyer, littéralement, elle prit peur. On aurait pu penser qu'il s'agissait d'une réaction au froid de l'hiver, mais la rougeur paraissait briller, comme par magie.

Raphie était paniquée. Cassandra voyant cet état de fait dut se contenir pour ne pas paraître inquiète à son tour. La dernière chose qu'elle voulait c'était que Raphie soit plus importante qu'elle au sein de la Famille.

- Détends-toi, tu as fait une réaction au froid, dit-elle en l'éloignant de la foule qui s'amassait de plus en plus à l'accueil. Ne te fais surtout pas remarquer et file au courrier.

Cette attitude maternelle de Cassandra reflétait bien ce que présupposait Raphie. On lui cachait beaucoup de choses.

Elle passa le reste de la journée comme si de rien n'était. Mais elle savait que ce n'était pas le cas. Elle était préoccupée par son expédition de ce soir en solitaire. Si tout allait bien, elle allait sauver une vie. Restait à savoir comment. Elle n'avait pas de capacités particulières. Elle n'avait pas non plus assez de force pour assumer ces deux meurtriers en herbe.

La seule solution qui restait était de mettre le maire à l'abri. Même si cela s'avérait simple en théorie, la pratique était plus délicate. Le maire était un homme important, toujours entouré d'une myriade de personnes. Raphie devait tout faire pour entrer dans ce cercle avant ce soir et éloigner le maire de la mairie.

Elle cogitait sur des excuses pour voir le maire. Comment allait-elle parvenir à se faire inviter au gala de charité qu'il donnait dans le seul grand restaurant de la ville?

Tout en triant le courrier, elle eut la réponse à sa question en se regardant dans le petit miroir posé sur son bureau. 

Son physique serait la clé pour sauver le maire. Autant que son anomalie serve pour le bien commun.

Il ne restait plus qu'à aller voir le maire. Et la chance lui sourit quand son chef lui demanda de distribuer le courrier dans tous les services, y compris celui du maire. Elle peaufina son apparence en ébouriffant sa longue chevelure blonde pour lui donner un côté sauvage. Elle ouvrit sa veste laissant entrevoir son décolleté plongeant. 

Devant le miroir, elle ne pouvait s'empêcher d'être attristée. Elle représentait tout ce qu'elle ne supportait pas: les faux-semblants et les apparences. Tant pis, elle devrait faire avec.

Elle distribua à la hâte tous les courriers aux différents services en prenant bien soin de ne pas croiser Léo et Cassandra. Elle y parvint assez facilement, et arriva enfin devant le bureau du maire. C'était l'instant fatidique. 

Elle réajusta sa tenue et frappa à la porte.

- Entrez, dit une voix caverneuse.

Raphie entra dans un bureau immense, à la décoration chaleureuse: les murs étaient blancs, aux moulures dorées, une statue représentant le premier maire du village trônait sur une cheminée de marbre noir, le sol était recouvert d'une moquette vert foncé très moelleuse. Enfin, au bout de la pièce se trouvait un grand bureau en bois brut et derrière ce bureau, une grande baie vitrée donnant sur la place du village.

Le décor restait imposant, mais lorsque Raphie vit en chair et en os le maire, elle resta encore plus bouche bée. Elle en avait entendu parler, mais jamais encore ne l'avait vu.

La cinquantaine, les cheveux poivre et sel, une barbe naissante, de petites lunettes noires, un costume net et soigné...il était tellement propre sur lui, tellement captivant...Raphie comprenait pourquoi il était le maire de la ville. Avec un physique pareil, il pouvait tout avoir.

- Je...Voici votre courrier, dit timidement Raphie, en déposant le courrier sur le bord du grand bureau.

"Sois plus sûre de toi, tu es une femme fatale après tout" tentait de se convaincre Raphie.

- Merci mademoiselle, lui répondit le maire, tout en continuant à tapoter à vive allure sur son clavier d'ordinateur.

Il n'avait pas levé les yeux vers Raphie une seule fois. Pourtant, elle misait tout sur son physique. Il fallait qu'il la voie.

- Vous devez signer un document officiel, continua Raphie, en tendant une grande feuille au maire.

- Pfff, très bien. 

Il lâcha deux minutes son ordinateur, sortit un stylo de la poche de sa veste et fit un geste à Raphie pour lui intimer d'amener le document. 

"D'accord...les hommes au pouvoir se croient tout permis."

Raphie ne savait plus quoi faire, alors elle tenta le tout pour le tout. Elle fit tomber négligemment la feuille de papier aux pieds du maire. Ce dernier daigna enfin lever les yeux vers elle, prêt à critiquer l'incompétence de ses employés.

Mais il n'en fit rien, car quand il la vit, il resta muet. C'était d'ailleurs la première fois qu'il ne trouvait pas les mots. Cette jeune femme était sublime. 

C'était gagné pour Raphie, car elle connaissait ce regard. Ayant vécu son anomalie depuis une quinzaine d'années, elle était déjà passée par la case femme fatale. Et les hommes tombaient sans arrêt dans le panneau.

Raphie et le maire, "Appelez-moi John, je vous en prie", discutèrent le reste de l'après-midi. Il était sous le charme de cette jeune blonde. Il lui proposa donc tout naturellement de l'accompagner à son gala. 

"Beaucoup plus facile que je ne l'imaginais", se disait Raphie, une fois sortie du bureau. Elle était tellement contente d'elle-même qu'elle mit un certain temps avant de s'apercevoir de la présence de Léo et Cassandra au bout du couloir.

- A quoi tu joues? s'emporta Cassandra, une fois qu'ils se trouvèrent dans les toilettes pour femmes du rez-de-chaussée.

- Je m'infiltre, et fais connaissance, comme c'est convenu.

- Non Raphie, lui dit Léo, tout en tentant de conserver son calme. Notre mission est de sauver le maire, mais il nous est formellement interdit de le contacter. 

- C'est ridicule! Si on doit protéger quelqu'un, il est plus facile d'être à ses côtés, non?

- Tiens t'en à la mission de base, et laisse-nous faire le plus gros du travail, d'accord? demanda sèchement Léo.

Raphie ne comprenait pas ces nouvelles cachotteries. Elle décida cependant de jouer le jeu. 

- Très bien, reprit Léo, rassuré. Bon, il est temps de rentrer. On se voit demain, et on parlera du gala. Tu nous feras un compte-rendu Cassandra, d'accord?

Cassandra ferait partie du gala...

" Tant pis, je devrais l'immobiliser pour qu'elle n'interfère pas dans mon plan"

Déterminée, Raphie scruta Cassandra avec insistance...à tel point que Cassandra se retourna vers elle, comme si elle avait reçu une décharge.

Le temps était compté. La mission...la vraie mission...allait se jouer ce soir.