VIII - Les Anthropomorphes
Grâce à ses vieux cours de latin, Raphaëlle ne comprenait que trop le sens des paroles du Grand Patriarche. Ce n'était donc pas une "maladie" ces transformations. Cela avait même un nom. Elle n'était pas la seule à changer d'apparence physique en permanence. Mais dans quel but? Elle espérait tant avoir des réponses.
- La grande nouvelle du jour est donc le retour d'une des nôtres, notre chère Raphaëlle Epherson, continua le Grand Patriarche d'un ton solennel.
Tous les autres membres de la Famille applaudirent avec une chaleur particulière.
Raphie était gênée. Elle avait l'impression d'être un trophée ou une bête curieuse ramenée au devant de la scène. Tous et toutes la regardaient avec des étoiles plein les yeux.
- Léo et Cassandra, bien qu'ils y aient mis le temps, sont parvenus à nous la ramener sans encombre. Pour cela, ils méritent l'honneur suprême d'évoluer au sein de la congrégation. Amenez-leur les vêtements appropriés, je vous prie.
Une dame d'une cinquantaine d'années environ se leva et alla chercher dans une grande armoire une pile de vêtements pourpres. Dans cette pile, il y avait de tout: pull, pantalon, robe, manteau, écharpe. Toute une panoplie couleur sang.
En prenant leurs nouveaux vêtements, Raphie constatait leur immense bonheur. Cela devait être un immense privilège. Et pour la première fois, Raphie remarquait qu'ils avaient tous les trois la même tranche d'âge en comparaison avec les autres membres de la Famille.
- Bon, il est temps maintenant de commencer la réunion, poursuivit le Grand Patriarche. La nouvelle génération est donc finalement réunie. Nous devons mettre au point les derniers détails pour le premier plan de l'année et...
- Attendez, intervint Raphie. J'aimerais avoir des réponses avant de commencer quoi que ce soit.
Les membres de la Famille s'indignèrent. Apparemment, il était de mauvais ton d'interrompre le Grand Patriarche. Heureusement, ce dernier esquissa un sourire face à cet événement nouveau:
- Tu es novice, je pardonne donc ton impertinence et ta colère, Raphaëlle. Que désires-tu savoir?
- D'abord, pourquoi? Pourquoi doit-on subir de telles transformations? demanda-t-elle d'une voix tremblante et un peu élevée.
Sa colère, tue depuis des années, se révélait face à cette drôle de confrérie. Elle ne pouvait plus se contrôler.
- Ces transformations, comme tu l'appelles, sont notre force. Seules quelques élues ont ce pouvoir. Tu en fais partie et tu dois en être fière. Ton escapade grotesque nous a fait perdre de précieuses années. Tu as mis en péril la Famille, dit-il d'un ton sec, froid.
Il se tut, essayant de se calmer probablement. Les autres membres murmurèrent. Elle entendit des bribes de leur conversation:
" Quelle honte!", "C'est vraiment elle?", "Ce trio infernal"...
- Mais tout cela est du passé et non de ton ressort. Ce passage sera résolu avec les personnes impliquées. Les membres, appelés Anthropomorphes, sont nos atouts pour contrôler notre emprise sur Grivières et les environs.
- Votre emprise? Tout ça uniquement pour l'argent et les terres? demanda Raphie, effarée par cette réponse.
- En un sens. Nous contrôlons la ville au sens pratique du terme: financier, politique, éducation, administration. Mais pas uniquement.
Il n'en dit pas plus, mais ce qu'il taisait ne laissait rien présager de bon. Leur "contrôle", comme l'avait dit Elisa, s'étendait au-delà du pragmatisme. Ils régissaient la flore et la faune.
Mais quand ils mentionnaient la faune, Raphie se demandait si cela incluait les êtres humains.
- Et le rôle des Anthropomorphes dans tout ça? interrogea Raphie.
- N'est-ce pas évident? répliqua le Grand Patriarche, l'air serein. Notre contrôle doit être discret. La majorité des membres agit de manière cachée, notamment en prenant les décisions importantes pour le village. Mais pour en arriver là, nous avons besoin d'hommes et de femmes qui agissent sur le terrain. La particularité des Anthropomorphes réside dans leur capacité à se fondre dans la masse. Cela ne nous fait pas repérer par les personnes haut placées.
Ces explications ne satisfaisaient pas Raphie, mais il semblait y avoir un fond de vérité.
- Et grâce à ton retour parmi les tiens, tu pourras contribuer au renouveau de la Famille, conclut-il d'un air magistral.
Tous applaudirent, et ce son avait une résonance lugubre dans cette grande salle souterraine.
Dorénavant, elle savait qu'elle jouerait le rôle de pantin pour cette soi-disant famille. Raphie voulut partir au plus vite. Mais elle était prise au piège. Elle savait qu'elle ne pourrait jamais sortir sans leur donner des garanties.
- D'accord, finit-elle par dire. Je veux bien vous aider pour une fois, mais après, je repars ,seule, loin de tout ça.
- Pour qui te prends-tu? intervint une femme d'une quarantaine d'années, dissimulée sous sa capuche noire. Tu fais partie de cette Famille. Tu ne peux pas imposer tes lois.
Tous approuvèrent, mais le Grand Patriarche interrompit immédiatement les murmures de l'assistance:
- Elle a le droit de mettre ses conditions, mais elle se rendra vite compte de l'importance de la Famille et de l'attrait de ses missions.
C'était agaçant de le voir parler comme si elle n'était pas présente. Pourtant, Raphie était également rassurée de se savoir comprise, même si elle ne comprenait pas quel attrait elle aurait dans ces "missions".
- N'en faites pas une star, continua la dame à la capuche. Elle n'est qu'une novice, ne l'oubliez pas, Patriarche.
- Comment oses-tu parler de la sorte à ton Patriarche? s'indigna-t-il. Rien de plus étonnant que la méfiance de Raphaëlle. Et j'accepte, ma chère, de vous montrer ce qu'est une mission, continua-t-il en posant son regard sur Raphie. Je puis t'assurer que tu vas rester avec nous.
Il sortit de sa poche une liasse de feuilles.
- Voici ton "contrat". Tout y est indiqué: ta mission, les conditions, l'histoire de la Famille et le nom de tes partenaires.
Elle commença à lire et vit en diagonale les mots comme "assassinat éventuel", "ne pas interférer avec les élus", "éviter de dénaturer les lieux verts et les animaux environnants" et les noms de Léo et Cassandra étaient également mentionnés. Cela n'augurait rien de bon.
- Mais qu'est-ce que...? dit-elle en pointant du doigt le document.
- Juste des précautions. Si tu ne signes pas, tu ne peux pas véritablement commencer ton apprentissage Raphaëlle.
Tous la regardèrent intensément. Comme si leurs yeux avaient le pouvoir de lire dans son esprit. C'était absurde de penser cela, mais tout était possible ici.
Mal à l'aise et prise au piège, elle signa le document à contre-coeur. Une fois signé, le document disparut sous ses yeux. Tout avait l'air empreint d'une certaine magie. Elle se demandait s'ils n'avaient pas utilisé leur "magie" pour la faire signer.
- Tout est réglé, nous te laissons rentrer chez toi pour l'instant. Tu seras contactée prochainement pour la mission à venir.
- Mais j'aimerais en savoir plus, tenta-t-elle de dire.
- Tu sais tout, Raphaëlle. Tu es une Anthropomorphe tout comme Léo et Cassandra. En tant que membre, tu dois agir pour le bien de la Famille.
Raphie n'était pas convaincue, mais sans comprendre comment, elle s'était levée et avait suivi Léo et Cassandra vers la sortie. Elle eut cependant le temps de poser un dernier regard sur cette étrange salle, ces étranges personnages et cette étrange vie qui s'offrait à elle. Comment avait-elle pu se laisser convaincre aussi facilement?
En sentant la brise du soir sur son visage, elle avait l'impression de sortir d'un rêve particulier. Dans quoi s'était-elle embarquée?
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