Le nom caractéristique du village attirait l'oeil à celui qui en saisissait le sens. D'origine anglo-saxonne, Grivières a pour signification "peine, chagrin". De cette étymologie, on peut supposer le passé et l'héritage pesant sur ce village de province.

Pourtant, peu de gens connaissaient l'histoire de ce hameau. Ceux qui venaient s'y terrer étaient soit des personnes âgées ou bien des familles en manque de nature. Cependant, quelques familles y vivaient depuis plusieurs générations, notamment les Epherson.

Rien que le nom de famille typiquement anglo-saxon aurait dû mettre la puce à l'oreille aux habitants. Pour des personnes françaises ou francophones, ces consonances étaient particulières. 

Depuis des siècles, les Epherson vivaient là avec d'autres familles. Au fur et à mesure, ces dernières s'étaient alliées par intérêt financier ou terrien, notamment durant le Moyen-Âge. 

Tout cela était la partie visible de l'iceberg. Mais de drôles de rumeurs commencèrent à s'installer dans cette histoire. D'étranges événements survenaient dans "la Famille",du côté des femmes surtout. Au cours de leur quinzième ou seizième année, elles disparaissaient. 

- La Famille? interrompit Raphie, après le long monologue de sa mère.

- Laisse-moi continuer, s'il te plaît...répondit Elisa, ce n'est pas une histoire facile.

La Famille est une organisation créée à la base, comme je l'ai dit, pour des intérêts financiers et terriens. Tout cela provient de ma famille.

Pour revenir sur ces disparitions, tu dois te douter de la raison. Depuis toute petite, tu entends de drôles de rumeurs, d'étranges phénomènes. Personnellement, cela faisait des années que nous n'avions pas connu ces événements. Du coup, nous n'en avons jamais parlé. Pourtant, quand tu n'es pas revenue il y a dix ans, et que les parents d'Amy ont tenté de comprendre ce qui s'était passé, j'ai directement compris. 

Mais qui dans notre entourage pouvait comprendre? J'ai dû jouer leur jeu et te laisser partir, apeurée.

Si tu étais restée à Grivières, ces changements auraient été beaucoup plus faciles à gérer pour toi. Je te l'ai dit: Grivières est liée aux Epherson plus qu'à n'importe quelle autre famille.

- Pourquoi tu n'as pas tenté de me retrouver, de me faire revenir? s'insurgea Raphie, sans attendre la suite du récit abracadabrant de sa mère.

- Je viens de te le dire, je devais faire bonne figure, et faire croire que tu étais disparue...répondit Elisa, sans grande conviction, visiblement gênée de sa réponse.

- Donc ta fille de quinze ans, seule dans la nature, avec ses transformations, et tout ce que tu fais, c'est jouer la comédie?

- C'est plus compliqué, tenta-t-elle de s'expliquer. Cela n'impliquait pas que le paraître, mais l'organisation dans son ensemble.

- La Famille, c'est cela? Elle est toujours en activité? demanda Théodore, ne laissant pas l'opportunité à Raphie d'exprimer toute sa colère.

- Oui, répondit Elisa, simplement.

Elle semblait visiblement apeurée par l'évocation de la Famille. Quelque chose d'ancien, de ténébreux paraissait régner dans cette étrange organisation.

- Ils...ils contrôlent le village...mais depuis que Raphie a exprimé ses "pouvoirs", ils sont devenus très actifs et gourmands. Ils la recherchent activement.

- Qui sont-ils? s'interrogea Théodore, tandis que Raphie restait muette tout à coup, probablement pour en savoir plus.

- Des membres lointains de notre famille, mais également d'autres familles. Avec le temps, le lien de parenté est de plus en plus éloigné, mais ils exercent toujours une influence étonnante sur le village. D'ailleurs, ils exercent un impact sur la faune et la flore du village.

Cette dernière phrase laissa perplexe Théodore et Raphie. Mais Elisa n'en dit pas davantage, car quelqu'un venait de sonner à la porte d'entrée.

Laissant le mystère peser davantage sur Grivières et la Famille, Théodore et Raphie se regardèrent, encore plus démunis qu'auparavant.

- Ils te cherchent donc, finit-il par dire au bout de quelques minutes de silence.

- Mais dans quel but? M'exploiter ou m'aider? s'interrogea-t-elle. Au vu de ce que ma mère dit, je ne leur fais pas vraiment confiance à cette Famille. Elle me fait même peur...

Raphie n'eut pas le temps de continuer ses interrogations, car sa mère revint, suivie de deux étranges personnages en longs trench-coat.

Elisa avait le visage baissé, comme soumise face à ces inconnus. Raphie, elle, les trouvait particulièrement arrogants avec leur tenue et leur air hautain. L'homme se mettait en retrait pour laisser parler la jeune femme blonde:

- Raphie, c'est un plaisir de te rencontrer enfin! dit-elle d'un air solennel et pincé en tendant la main à Raphie.

Cette dernière ne répondit pas à ses salutations, méfiante et intriguée par ces nouveaux personnages.

- Très bien, je vois que nous ne faisons pas une bonne impression, enchaîna l'étrangère. Quel dommage, nous sommes les mieux à même pour t'aider et t'orienter. Ce que n'a visiblement pas fait ta pauvre mère...

- Je...essaya de répondre Elisa.

- Non! stoppa net la jeune blonde. C'est trop tard, nous prenons le relais. Tu as fait assez de dégâts Lisa, continua-t-elle d'un ton familier, détonant avec la solennité dont elle avait fait preuve quelques minutes auparavant.

Elisa ne répondit rien, toujours la tête baissée. L'étrangère s'avança près de Raphie et lui dit:

- Grivières est ta ville, notre ville. Jamais tu n'aurais dû la quitter autant d'années. Nous sommes là pour t'aider, te laisser t'épanouir. Ton instruction commencera une fois que tu nous auras suivi, dit-elle d'un ton froid. Pourtant, l'on sentait qu'elle faisait un immense effort pour paraître maternelle.

- Qui êtes-vous? demanda timidement Raphie.

- La Famille, voyons. Je suis Cassandra, et voici Léo. Nous sommes comme toi, et si tu veux en savoir plus, nous sommes les seuls capables de t'aider.

- Cassie, non, ne...

- Silence! hurla la dénommée Cassandra envers Elisa. Tu ne mérites même pas de m'adresser la parole, tu es une honte pour la Famille. Laisse-nous au moins l'opportunité de réparer tes erreurs en sauvant ta pauvre fille.

La discussion ne plaisait pas à Raphie. Même si sa mère avait des défauts, l'avait littéralement laissé à son triste sort, elle n'aimait pas le comportement de cette Cassandra.

- Arrêtez! intima Raphie, pour que la dispute ne s'envenime pas. Si vous croyez qu'en menaçant ma mère ou en m'intimant de vous rejoindre tout se fera, vous vous trompez.

Cassandra allait parler, mais l'homme derrière elle, s'avança.

- Pardonnez l'attitude cavalière de Cassandra, elle n'a aucune politesse ni patience. Nous ne voulons que ton bien et sommes les seuls à pouvoir comprendre ton "pouvoir". Mais si tu veux être rassurée, nous serons ravis d'emmener ta mère et ton compagnon, Théodore, avec toi. 

Cette bienveillance paraissait louche, mais lorsque Raphie se retourna vers sa mère et Théodore, ils acquiescèrent directement. Cette entente soudaine rassura momentanément Raphie.

- Très bien, on vous suit, répondit Raphie.

L'homme et Cassandra quittèrent les premiers la maison, suivis de près par Elisa, toujours renfrognée et quelque peu mal à l'aise, Théodore et Raphie. Quelle drôle de procession dans cette nuit noire, dans ce décor campagnard, quelque peu menaçant.

Ce n'est qu'à cette heure-là que pour la première fois Raphie ressentit l'atmosphère lourde et pesante de Grivières. Elle sentait que ce village et cette Famille recelaient d'étranges secrets et aujourd'hui serait le jour de la révélation.