Lundi 03 juin, Séoul, Corée du Sud,

Il est midi trente, lorsque retentit la sonnerie nous signifiant la fin du cours, et plus précisément la pause méridienne que nous attendions avec impatience. Je n'avais rien avalé depuis le réveil, car je déteste manger le matin. Parfois, je me demande même si ce n'est pas moi qui suis étrange, ou bien mal monté, mais dès que je grignote quelque chose après m'être levé, je suis pris de nausées désagréables toute la matinée. Ou comment gâcher le début d'une journée de cours intensifs.

Installé à une table d'un café aux côtés de mon meilleur ami, à proximité du campus de notre université, je sors de mon sac à dos un pauvre sandwich thon-mayo que j'avais préparé au préalable hier soir, tout écrasé par le poids de mon ordinateur portable. Il n'avait plus rien d'appétissant visuellement parlant. C'était littéralement de la bouillie. Admirant avec dégoût cette chose indescriptible, je ne prête pas attention à Gabriel, qui se met soudainement à rire, ce qui attire inéluctablement mon regard sur sa personne.

D'aussi loin que je m'en souvienne, je n'avais encore jamais été témoin de cette vive expression, illuminant la tendresse de ses traits angéliques. On se connaît depuis des années, avons grandi ensemble, et c'est pourtant la première fois que je le vois être aussi éblouissant que le soleil, débordant d'une joie incessante, depuis qu'il s'est mis en couple avec un certain Connor Johnson.

Par ailleurs, à chaque fois que nous nous retrouvons pour déjeuner ensemble, j'ai le droit à une anecdote concernant son bien-aimé. Et aujourd'hui encore, je ne suis pas épargné.

— Je crois qu'il y a une chose dont je ne t'ai pas parlé, depuis que je suis avec Connor !

Il bouge ses sourcils de haut en bas, un sourire étiré en coin, comme s'il me voulait me donner un avant-goût de ce qu'il s'apprête à me révéler.

Une anecdote croustillante, comme il aime tant les nommer.

— J'en doute fortement, réponds-je, d'un gloussement taquin. Je sais pratiquement tout ce qu'il y a à savoir sur ton mec, en commençant par ce qu'il aime et tout ce qu'il déteste, jusqu'à même la couleur de son caleçon préféré.

La bouche de Gabriel prit la forme d'un « O » à ma réponse, s'armant par la suite de quelques miettes de pain de son casse-croûte, qu'il me balance en pleine figure pour protester son mécontentement, d'un air amusé.

— Pour ta gouverne, tu ne sais absolument pas tout de lui ! rétorque-t-il sur la défensive, en faisant claquer sa langue contre son palais. Et cette fois-ci crétin, ça me concerne !

— À la bonne heure ! commenté-je en poursuivant sur ce terrain espiègle. Je commençais réellement à croire que tu allais finir par te faire tatouer son prénom sur les côtes.

— Quel cliché ! Tu me penses sérieusement capable de faire une telle chose ?

J'arque un de mes sourcils, mimant l'impression de réfléchir quelques instants, avant de lui répondre ;

— Vu comment tu débordes d'amour et d'eau fraîche, ça ne serait pas étonnant.

— Toi ! dit-il, d'une ferme intonation.

Sous cet air ébranlé, je pus apercevoir cet amusement briller dans les tréfonds de ses prunelles noisettes.

— Le jour où tu seras amoureux et en couple, je ne te louperai pas ! m'avertit-il en me pointant du doigt. Je peux même mettre ma main à couper, que tu seras pire que moi.

À ses mots, je sens comme un poids qui m'oppresse le plexus, me coupant le souffle le temps de quelque secondes. Mais avant que Gabriel n'est pu s'inquiéter de quoique ce soit en me voyant me masser la poitrine pour dissiper cette douleur aiguë, je reprends mes esprits, levant les yeux au ciel.

— Le jour où ça arrivera, je serai devenu déjà si vieux, que je ne me souviendrai même pas de nos conversations, ni même de mon potentiel prétendant.

S'il y en a un.

Un sourire narquois prend place sur ses lèvres pulpeuses.

— Ne te fais pas de tracas pour ça ! J'ai déjà pensé à cette éventualité, et ce sera mon rôle de meilleur ami de te rafraîchir la mémoire jusqu'à notre mort, reprend-il d'un air confiant. Mais, pour en revenir à nos moutons, je dois te parler de quelque chose que j'ai dû arrêter de faire, parce que Connor ne veut plus que j'aille dessus...

Soudainement intrigué, mes yeux se plissent à cette révélation.

— De quoi s'agit-il ? demandé-je, avec un léger brin de curiosité.

Et venant de mon meilleur ami, je peux m'attendre à tout et n'importe quoi...

Gabriel se racle la gorge.

— Eh bien... avant que je ne me mette en couple, il m'arrivait de regarder régulièrement un certain...

Il laisse sa phrase en suspens, faisant perdurer mon impatience. Je l'observe s'humidifier furtivement sa lèvre inférieure, avant de reprendre ;

— Un certain camboy qui est très populaire dans son domaine.

Ne sachant pas de quoi il s'agit, je fronce légèrement mes sourcils.

— Attends, c'est quoi un camboy ? questionné-je d'un air perplexe. Je ne comprends rien à ce que tu me racontes.

Gabriel me fixe silencieusement avec de grands yeux, comme surpris par ma question. Puis, il se met à rire face à « mon manque de culture », dirait-il, au point d'en perdre l'équilibre sur sa chaise.

Toutefois, lorsqu'il s'aperçoit de mon expression sibylline, son rire se dissipe petit à petit, pour laisser place à de l'étonnement.

— Tu es sérieux ? Tu ne sais pas ce que c'est ? me demande-t-il, pour s'assurer qu'il n'est pas en train de dire de bêtises.

Je secoue la tête négativement.

— OK ! Je vais donc tout t'expliquer, monsieur qui vit dans une grotte ! Un camboy ou camgirl, désigne une personne qui ce film en direct sur des plateformes dédiées à ce type de contenu, dans le but de montrer plus ou moins son corps, selon le type de viewers qu'ils ont. Mais aussi par rapport aux divers contenus qu'ils proposent. Ça peut aller de la simple discussion en sous-vêtements, jusqu'à des actes un peu plus... intimes...

Attendez... Quoi ?

Mon esprit s'embrume par l'absorption de ses paroles, et je n'ai pas senti que Gabriel s'est penché près de mon oreille, pour me murmurer le dernier mot d'une voix suave, provoquant dans tout mon être, une soudaine vague de chaleur, teintant mes pommettes d'un rose homogène.

Satisfait de l'effet escompté, Gabriel ne peut s'empêcher de rire à nouveau, alors que j'essaye désespérément de cacher mon embarras derrière quelques-unes de mes mèches de cheveux bouclés.

— C'est tellement facile de te faire rougir ! plaisante-t-il d'une tape amicale sur mon épaule. Mais, c'est ce qui fait tout ton charme aussi, souligne-t-il, avec sincérité. Du coup, pour en revenir à ce que je disais, avant d'être avec Connor, je le regardais souvent sur le site Camtv, et j'adorais son contenu... Il y avait du sexe, certes, mais ça ne tournait pas qu'autour de ça !

— Comme quoi ?

Je me surprends moi-même à lui poser cette question, malgré le rougissement persistant sur mes joues. Ce serait également vous mentir, si je vous disais ouvertement que je n'étais pas intrigué par ce mystère qui planait autour de ce jeune homme.

— Il parle beaucoup de ses journées, de ce qu'il aime plus ou moins, tout en restant très évasif pour ne pas trop nous en dévoiler sur sa vie privée. Puis, après, il commence à montrer son corps, en nous demandant ce qu'on aimerait voir, ce qu'on aimerait qu'il fasse pour nous faire plaisir. Il ne se contente pas juste de se filmer, il nous implique aussi d'une certaine manière dans ses shows.

Je suis dépassé par les dires de mon meilleur ami. Lui, qui a l'air d'être aux anges en me parlant avec autant de passion de cet inconnu, n'a pas l'air de se rendre compte que je suis complètement largué d'apprendre que des inconnus vendent délibérément, et en toute connaissance de cause, leurs corps sur les réseaux sociaux.

— Et franchement... je ne vais pas te mentir, mais il a un putain de corps de rêve ! Impossible de ne pas bander devant lui ! Même un eunuque ne pourrait pas lui résister !

Suite à sa comparaison, je manque de m'étouffer avec un bout de mon sandwich.

S'il y a bien une chose qui nous différencie, Gabriel et moi, c'est ce fossé d'expression et de liberté qu'il y a entre nous. Gabriel est beaucoup plus expressif et sans filtre, à la langue bien pendue. Il se souci très peu, voir pas du tout du regard des autres sur sa personne, et encore moins sur la manière dont il a de se comporter en public.

Pouvoir parler aussi librement de certains sujets, sans avoir peur du jugement des autres, sans se sentir mal ou jugé, c'est bien là, quelque chose que je lui envie, au plus profond de moi.

Il est juste lui, et il en est fier.

Contrairement à moi.

Car malheureusement, au sein de ma propre famille, j'ai une certaine attitude à tenir en présentiel, pour ne pas nuire à leur image qu'ils ont mis tant d'années à bâtir dans la haute société. Je me dois d'être parfait à leurs yeux, et aux yeux des gens qu'ils côtoient au quotidien et dont je suis susceptible de rencontrer lorsque mes parents les invitent à dîner à la maison.

Je ne ressemble d'apparence qu'à un pantin qu'on peut manipuler à sa guise.

Et si par malheur, ils apprennent que j'ai ce genre de discussion, qu'ils sont capables de qualifier de débauchées, je ne donnerai pas cher payé de ma petite tête...

— Hé ? Joshua ? Tu m'écoutes ?

Je cligne subitement des yeux, lorsque je reprends mes esprits en voyant la petite main de mon meilleur ami se faire secouer devant mon regard.

Gabriel connaît parfaitement bien la situation importante de mes parents. Cependant, il n'en sait strictement rien sur comment ça se passe réellement au sein du domicile, une fois que les portes sont fermées.

Et je ne souhaitais en aucun cas qu'il ne le sache.

Alors, pour ne pas éveiller les soupçons, je me suis créé une carapace, sous laquelle je me protège de tout danger.

— Joshua ? Allô ? Ici la Terre !

— Désolé, soupiré-je en lui adressant un faible sourire. Je me suis laissé emporter par mes pensées...

Un large sourire suffisant se dessine sur le coin de ses lèvres.

— Tu essayais de t'imaginer à quoi peut ressembler ce beau gosse ? Alors, je suis navré de briser tes rêves les plus fous, mais il te sera impossible de te faire une image de lui.

— Ah bon ? réponds-je, confus. Parce que toi-même, tu ne sais pas à quoi il ressemble ?

— Exactement ! Pour la simple et bonne raison qu'il porte un masque sur son visage durant ses lives. D'ailleurs, je crois même qu'il modifie un peu sa voix à l'aide d'un logiciel, pour ne pas qu'on le reconnaisse dans la vraie vie. Ce qui me semble logique, en soi...

— Et du coup, Connor ne veut plus que tu assistes à ses shows ? Parce que ça le rend jaloux et mal à l'aise ?

Gabriel approuve d'un mouvement de la tête.

— Ce que je peux comprendre aussi. Du moins, de mon point de vue, parce que je me dis que si ça avait été l'inverse, j'aurais sûrement réagi pareil que lui, admit-il. C'est pour ça que j'ai supprimé mon compte, suite à sa demande.

Je le regarde s'accouder au rebord de la table, ses mains prennent en coupe son visage, dont les traits sont dominés par une légère mine boudeuse.

— BJ Golden va me manquer...

BJ Golden... C'est réellement son nom de scène ?

Rien qu'en y pensant, je me retiens de rire, en me pinçant les lèvres face à cet étrange pseudonyme, que je trouve étonnement niais. Mais mon gloussement est rapidement bafoué, au moment où Gabriel se lève brusquement de sa chaise, en poussant un faible cri de surprise, le regard figé sur sa montre.

— Putain Joshua, on n'a pas vu l'heure passer ! On va être en retard à notre prochain cours ! Viens, dépêche-toi ! s'écrit-il, en récupérant ses affaires à la hâte.

Sans me laisser le temps de reprendre pleinement mes esprits, et surtout de comprendre comment notre heure de pause s'est écoulée en une fraction de secondes, Gabriel m'agrippe fermement le bras pour m'entraîner avec lui dans sa lancée, sans avoir pu finir mon sandwich.

Et de vous à moi, il valait mieux pour mon cas de sauter un repas, que de rater une seule heure de cours.