Nous avons décidé, comme d'habitude, de nous retrouver au même bar musical où ils avaient joué la dernière fois. Cet endroit est devenu un peu comme notre deuxième maison à tous, celle où nous pouvons être tous les quatre ensembles durant des heures sans voir le temps passer. Certes nous n'avons pas l'âge de consommer de l'alcool, nous aurions donc pu choisir un bowling comme fief, mais l'atmosphère artistique qui règne entre ces murs nous attire indéniablement.

Autour d'un cocktail sans alcool maison, nous débâtons sur notre sujet de prédilection : la musique. Ainsi, personne n'est mis à l'écart dans cette discussion et chacun s'exprime librement. Les tensions sont oubliées, le stress de la journée a disparu, nous sommes apaisés et ça je crois que c'est grâce à ce lieu magique.

— Le concert de la dernière fois était génial, se rappelle Grant avec nostalgie en regardant la scène vide.

— Tu as essayé de voir avec Ben si on pouvait avoir un soir toutes les semaines ? demande Juan.

— Il m'a dit non, il veut laisser la scène à tout le monde alors on a le droit qu'à une fois par mois.

Ben, le gérant du bar, est un gars tout aussi exceptionnel que le lieu qu'il tient. Cet homme d'âge mur et à la moustache flamboyante est un passionné de musique tout comme nous. S'il a ouvert cet établissement il y a près de cinquante ans, c'était pour y voir défiler des musiciens venus de toutes parts. Laisser sa chance à n'importe qui est sa philosophie de vie. En plus de savoir concocter des cocktails à couper le souffle et distiller sa propre bière qu'il nous a promis de nous faire gouter lorsque nous aurons vingt et un ans, c'est un guitariste hors pair. Même Jimmy Hendrix, le pape de la guitare électrique, aurait de quoi rougir face à notre Ben. Il est unique en son genre, c'est un personnage à lui tout seul.

Derrière le comptoir en bois de son bar usé par le temps, il plaisante avec les clients comme à son habitude. Sa longue moustache, retroussée de chaque côté, lui donne un look de papy rock. Ses tatouages et son t-shirt noir moulant ses muscles encore bien dessinés finissent de compléter son charisme aussi inégalable que son talent de musicien. Avec de tels atouts, il aurait largement pu faire carrière dans l'industrie musicale mais au lieu de ça, il a choisi d'ouvrir un bar où n'importe qui pourrait venir jouer. C'est une histoire noble tout en étant difficilement compréhensible. Si j'avais été lui, je me serais lancé dans le professionnel.

— Il y a quelqu'un qui joue ce soir ? les questionné-je soudain alors que je ne quitte pas Ben des yeux.

— Non, sur le tableau il n'y a rien de marqué, me répond le brun à lunette.

— Cool.

Je me lève précipitamment de ma chaise et me dirige vers le gérant des lieux. Ce dernier remarque mon approche, il sert donc le client avec qui il discutait puis se tourne vers moi.

— Tu veux un autre cocktail ?

— Non, je veux inscrire mon nom sur le tableau !

— Shawn, vous avez déjà joué ce mois-ci et même si je vous adore, je suis très clair sur les règles concernant les concerts joués ici.

— En fait, il n'y aura que moi sur scène.

Un rictus au creux de ses lèvres se dessine. Il pose ses deux mains sur le comptoir du bar tout en me fixant. Il a le don t'intimider facilement les gens, pourtant je ne lâche pas prise et appui mon regard d'un éclair de confiance qui semble le toucher.

— Tu te décides enfin à te lancer, je croyais que ça n'arriverait jamais !

Son air amusé ne le quitte pas alors qu'il empaume un verre propre avant de se diriger vers un nouveau client. Je considère sa remarque comme un oui déguisé. C'est donc avec fierté que je pars écrire mon nom sur le petit tableau noir accroché près de la scène. Il est découpé de façon à ce que tous les jours de la semaine soient écrits et morcelés en tranche d'une heure. A l'aide de la petite craie blanche, j'inscris « Shawn Mendes » dans la case de « mercredi » à l'horaire de « 17h ».

J'essuie rapidement mes mains en les frottant et tapant l'une sur l'autre, la pression commence peu à peu à monter. Suis-je prêt à jouer devant un public et sur une scène ? Je n'ai encore jamais fait ça, j'ai peur de me retrouver tétanisé face à tous ces regards braqués sur moi.

Malgré mes doutes, je prends mon courage à deux mains et monte sur cette petite scène qui me semble bien grande avec seulement moi en son centre. D'une main ferme, j'attrape la guitare laissée à la disposition de tous. Cela fait partie du concept de Ben, il prête bien plus qu'un simple lieu pour faire de la musique. Ici, nous avons tout à notre disposition, il n'y a plus qu'à laisser parler notre talent. Et c'est ce que je m'apprête à faire. Je tente d'ignorer la petite boule de stress qui est née dans mon ventre, faire abstraction du tambourinement incessant de mon cœur dans ma cage thoracique et se répercutant jusque dans ma boîte crânienne. J'essaie de me laisser porter par la magie de la musique.

Les premières notes sont les plus dures, je dois ajuster la guitare quelques fois avant de parvenir à la tonalité souhaitée. Autour d'une table au fond à droite, les yeux de mes amis me regardent attentivement. Ils attendent que je me lance enfin. Grant a essayé de se lever dans le but de venir m'aider mais d'un geste de la main, je lui ai fait comprendre que tout allait bien. Si je dois donner ma première performance, je veux le faire seul. C'est une chose que je dois accomplir par moi-même et surtout pour moi-même. Me prouver que j'ai l'étoffe d'un chanteur international.

Je me vide la tête, focalisant toute mon attention sur la chanson que je vais jouer. Ainsi, mon corps se calme et mes mains ne tremblent plus. Je dompte l'instrument qui devient un compagnon de jeu. Ensemble nous entamons notre prestation qui restera à jamais gravée dans ma mémoire, pour le meilleur comme pour le pire.

When I was six years old I broke my leg
I was running from my brother and his friends
And tasted the sweet perfume of the mountain grass I rolled down
I was younger then, take me back to when I

Found my heart and broke it here
Made friends and lost them through the years
And I've not seen the roaring fields in so long, I know I've grown
But I can't wait to go home

Les yeux clos, je laisse exploser toute la puissance de ma voix au moment du refrain. Certes ma version acoustique de cette chanson d'Ed Sheeran est beaucoup plus lente que l'originale, cependant elle demande des vocalises plus poussées, plus hautes. Les instruments se réduisent à une simple guitare afin de laisser mon timbre être le seul véritable acteur de la scène.

J'ignore si le public aime, préférant garder les yeux fermés ou bien dirigés vers le sol en parquet de teintes différentes. Je me laisse par conséquent habiter par ma chanson et profite de l'instant présent, du bonheur que je ressens lorsque je peux enfin exercer passion.

Une dernière note jouée, les poils s'hérissant sur mes bras, j'ose enfin faire face au public qui a grossi depuis la dernière fois que j'ai ouvert les yeux. J'ai soudain envie de mettre la guitare devant mon visage afin de camoufler cette imperfection de la nature. Mais les applaudissements que je reçois m'en dissuadent. Ils brisent en mille éclats toutes mes peurs, mes doutes, et me remplissent d'un sentiment nouveau. Celui d'avoir touché du bout des doigts, l'espace de quelques minutes, mon rêve.

— Merci beaucoup !

Comme le font mes chanteurs préférés, je salue avec gratitude les personnes qui m'ont écouté. Je savoure encore un peu le petit nuage sur lequel je flotte doucement avant de reposer un pied sur la terre ferme. Ce que je viens de réaliser est tout bonnement incroyable et bien que je n'aie pas chanté une de mes compositions, je reste néanmoins fier de ce que j'ai accompli. Désormais j'en suis convaincu, c'est ça que je veux faire de ma vie. Être sur scène, partager une chanson avec un public, vivre de ma passion en parcourant les routes du monde entier, voilà ce qui fait vibrer mon cœur à m'en rompre l'aorte. C'est ça qui me fait sentir plus que jamais vivant.

— Moi qui pensais que tu aurais besoin d'aide, j'étais à côté de la plaque ! me félicite Grant en attrapant mes épaules.

— Oh je n'ai pas été aussi bon que vous la dernière fois, dis-je avec modestie.

— Tu as été bien meilleur qu'Avianna ! Nous on était là pour l'aider alors que toi tu as tout fait tout seul. Shawn, tu es un incroyable chanteur !

Les compliments du brun me vont droit au cœur. Je les accepte avec plaisir mais n'en reste pas moins gêné. Je n'ai pas pour habitude qu'on me fasse des éloges.

— J'aime pas spécialement Ed et tu le sais, mais je t'ai trouvé cool, m'avoue Juan en haussant les épaules.

Pris dans un tourbillon de bonheur suite à ma performance, je me surprends à le prendre dans mes bras. Il se laisse faire une fraction de secondes avant de me repousser en ajoutant : « calme tes hormones ! ». Un rire franc sort du plus profond de mon âme, faisant vibrer mes cordes vocales d'une puissance que je ne leur connaissais pas. Avoir un fou rire est quelque chose que j'ai perdu il y a bien longtemps, j'avais oublié à quel point c'était bon.

— Tu sais on y pense depuis déjà plusieurs jours mais... en fait, on aimerait bien que tu fasses partie du groupe, me propose Grant.

Ses yeux passent de Juan à Karlie comme pour s'assurer que tout le monde est bien en accord avec ses paroles. Personne ne bronche, tous acquiescent et attendent ma réponse. Le problème c'est que je ne m'attendais pas du tout à une telle proposition. Certes nous sommes amis, mais il y a toujours eu une barrière entre notre « groupe amitié » et leur « groupe musique ». On jouait bien évidemment ensemble, ce n'était cependant que de l'amusement. Il n'y avait pas un réel accord entre nous.

Je reste donc incrédule face à sa proposition alléchante. Dois-je accepté ? Si je le fais je risque de voir Avianna bien plus souvent. En pensant à elle je me frappe mentalement, me trouvant complètement stupide d'hésiter simplement parce que cela entrainerait forcément un rapprochement entre nous. Ce n'est certainement pas elle qui va conditionner mon choix !

— Ce serait avec plaisir !

— Sérieux ?! C'est super !

Les bras musclés du brun m'étouffent presque lorsqu'il m'attrape les épaules pour une accolade amicale. Je comprends alors pourquoi Juan n'a pas apprécié ce geste lorsque je lui ai fait, ce n'est pas très agréable de se sentir aussi oppressé.

— Le truc que Grant t'as pas dit c'est que maintenant c'est à toi de trouver un nom à notre groupe, me lance Juan.

— Attendez, vous n'avez même pas de nom ? Mais qu'est-ce que vous écriviez sur le tableau alors ?

— Comme Avianna était notre chanteuse non officielle, elle mettait son prénom c'est tout, me répond-il d'un air désinvolte.

— Non officielle ? remarqué-je.

— Ouais, on lui a proposé de faire partie du groupe avant qu'on te connaisse mais elle a refusé. Elle préférait juste venir chanter de temps en temps avec nous.

Je devrais sans doute exploser de joie de savoir qu'elle n'est pas un membre du groupe, que de ce fait elle ne trainera pas dans mes pattes, mais je n'y arrive pas. Elle qui a une si belle voix ne l'exploite pas ? C'est du gâchis à l'état pur. Tout comme Ben, elle fait un choix bien étrange que je peine à comprendre. Ils ont un don mais ne s'en servent pas et cela me frustre.

Oui, je me sens terriblement frustré et pour la première fois depuis notre rencontre, j'ai envie d'aller parler à cette fille mystérieuse. Je veux lui demander pourquoi elle n'utilise pas son talent. Cette question me semble si importante qu'elle me brûle les lèvres. J'ai envie d'aller lui poser là tout de suite. 

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