Une quinzaine de jours s'écoulèrent. Identiques les uns aux autres. Le temps était rythmé uniquement par la relève du tour de garde. Quelquefois, un soldat venait s'accroupir auprès des prisonniers en leur apportant un plateau. Il amenait la fourchette jusqu'à leur bouche et versait l'eau dans leur gorge desséchée. Sans ce jeune militaire au regard compatissant, ils seraient tous morts d'inanition. Cela aurait peut-être mieux valu pour eux.

Mais ce matin là, à moins qu'il ne s'agisse d'un soir, le sergent Davis vint mettre un terme à la morosité. Porteur d'un message de son maître Sethesh, il s'adressa d'un air méprisant aux prisonniers :

— La colère de Seth est sans égale ! Deux traîtres ont voulu se faire passer pour ses Enfants ! Son représentant humain, l'indigne fils de Sethesh, a failli à son devoir ! Quant à la nouvelle reine de Seth, elle a été assassinée par un infidèle ! Pour cet affront, vous serez tous sacrifiés à la prochaine pleine lune, jour de la réunion de tous les Enfants de Seth ! Loué soit le Dieu de la destruction et du chaos ! Puisse cette offrande apaiser sa fureur.

En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, les cinq prisonniers furent détachés puis enfermés à l'arrière d'une fourgonnette. Le moteur rugit et l'engin s'engagea sur le petit chemin de terre conduisant à l'extérieur de la vallée, emportant les passagers vers l'inconnu...

* * *

Secouée dans tous les sens sur la route rocailleuse et accidentée, Amanda jeta un œil à travers la grille isolant le compartiment du chauffeur. On ne voyait rien d'autre qu'un sentier bétonné qui s'étalait à perte de vue. Quelques arbres observaient les rares véhicules passant à leur pied. Quelle pouvait bien être la destination de l'étrange convoi ? Il y avait quelques autres fourgonnettes à l'avant et un imposant camion en bout de file. Amanda se retourna vers ses quatre compagnons :

— Ça fait bientôt deux heures qu'on roule et je n'ai aucune idée de l'endroit où ils nous emmènent.

— Moi je sais, l'éclaira Frank. Dans quelques jours aura lieu la grande réunion annuelle des Enfants de Seth, pas loin de Paris. Un soir de pleine lune, comme l'exige la tradition. La dernière fois que j'ai parlé à mon p... à Bellhaie, il m'a confié qu'il ferait exploser la bombe à la fin de la soirée, après le sacrifice rituel.

— Alors Annette avait raison. Le général détient bien le prototype de Judas-316, constata Amanda.

— Oui, je l'ai vu de mes yeux dans l'entrepôt, confirma-t-elle. Il a peint la croix de vie égyptienne sur le fuselage de l'engin.

— Mais attendez, reprit la jeune militaire. Ces fidèles de Seth qui viennent de tous les pays, sont-ils au courant des intentions de Bellhaie ?

— Non, bien sûr que non. Ce sont des pacifistes. Ils honorent Seth afin que sa colère ne les terrasse pas, ils le craignent. Ils veulent simplement préserver la vie et la protéger de Seth le destructeur. Sethesh a changé les règles. La responsabilité de la communauté sectaire située en France a dû lui monter à la tête.

— Si ça se trouve... supposa Daniel, ... le général ne croit même pas en Seth. C'est peut-être juste un prétexte. Il rêve de destruction et Seth n'existe pas ailleurs qu'en lui, il s'agit de son inconscient. Psychologiquement parlant...

Le jeune homme arrêta là la digression, le regard irrité du colonel Filips le dissuada de poursuivre. Chacun se rassit calmement. Il n'y avait rien d'autre à faire que d'attendre. Encore quelques heures et le convoi atteindrait sa destination.

* * *

Au centre de l'immense bâtisse rectangulaire s'étendait une piscine olympique. Les timides rayons du soleil se reflétaient dans l'eau d'un bleu de turquoise. D'imposantes colonnes de style grec espaçaient les nombreuses entrées du bâtiment.

Quelques soldats entraînèrent Jonathan, Daniel et Frank vers une sombre entrée à leur gauche tandis qu'Annette et Amanda furent contraintes de s'éloigner par la droite.

Amanda examina rapidement la situation puis décida que c'était le moment ou jamais de passer à l'action. Elle se retourna d'un coup en envoyant son coude dans la mâchoire d'un garde. Celui-ci, probablement gavé d'anabolisants et autres drogues, n'émit pas le moindre son. Il se contenta d'ouvrir la bouche aussi grand que possible jusqu'à ce qu'un petit craquement indique le retour en place de sa mâchoire.

L'homme n'eut ensuite qu'à attraper la jambe jetée avec force qui visait son estomac. Il enserra si fort la cheville d'Amanda qu'elle ne put se dégager, puis il la repoussa en arrière dans la piscine. Tous les gardes éclatèrent de rire.

Irritée, la jeune femme refusa le bras que lui tendait son bourreau. Il l'attrapa malgré elle par le dos de sa chemise puis la tira hors de l'eau fraîche sans qu'aucune émotion ne transparaisse sur son visage fermé.

On sépara les prisonniers en leur attribuant à chacun une chambre relativement convenable, sans oublier de laisser des gardes postés devant la porte et les fenêtres.

* * *

Deux soldats bousculèrent Frank pour qu'il s'agenouille.

— Je t'ai fait demander dans mon bureau... commença le général Bellhaie, ... pour te faire une offre.

— Je refuse d'avance, Sethesh. Je ne veux plus jamais avoir affaire à toi.

— Mon indigne fils se permettrait-il de me tutoyer ?

Il n'y eut pas de réponse.

— Oublie tes préjugés et écoute ma proposition. Reviens avec moi sur la voix de la lumière divine. Tu étais le seul capable de représenter Seth avec si fière allure. Si un jour Seth choisit une nouvelle compagne, j'aurai besoin de toi pour l'honorer avant le sacrifice.

— Non. Je tourne le dos à Seth. J'espère que ton Dieu te fera payer très cher l'erreur de ton descendant.

— Rat d'égout ! Tu ne mérites pas de vivre. Sache que toi et tes amis serez sacrifiés à Seth en représailles de votre insolente audace, et vos âmes seront damnées à jamais. Emmenez-le !

Le jeune homme retrouva bientôt l'angoisse de sa chambre et des quatre murs de pierre qui semblaient se refermer sur lui.

* * *

Dans les jours qui suivirent, les adeptes de la secte arrivèrent de tout le pays. Le français se mêla à l'anglais, à l'allemand, au russe... Il semblait que la planète entière s'était réunie ici, dans cette gigantesque bâtisse moyenâgeuse perdue en pleine forêt.

Au matin du grand jour, tous les invités attendus étaient arrivés. Ce soir, la lune serait pleine...

Une femme pauvrement vêtue réveilla Amanda. Les rides issues de sa vie difficile au service de Seth lui donnaient l'air plus âgée qu'elle ne l'était en réalité. Une douceur déstabilisante se reflétait dans ses yeux, mais également une grande naïveté. Amanda gémit quelques minutes mais finit par se lever sous l'insistance de sa visiteuse.

— Le jour béni est arrivé. Ne soyez pas triste.

— Vous avez raison, je vais mourir ce soir. Je ferai mieux de sauter de joie, rétorqua Amanda, sarcastique.

— Votre mort permettra à tous les êtres humains de vivre une année supplémentaire à l'abri de la colère de Seth. C'est un honneur d'avoir été choisie, beaucoup d'entre nous vous envient.

— Remplacez-moi, s'il n'y a que ça pour vous faire plaisir.

La femme sourit, visiblement touchée par cette proposition :

— J'en serai ravie, mais Seth ne m'a pas désignée. Il faut à présent vous préparer pour la cérémonie.

Amanda coopéra, elle avait fini par admettre que peut-être il n'y avait pas moyen d'échapper à son destin. Elle enfila une chemise blanche en satin descendant jusqu'aux genoux puis se soumit à la séance de maquillage. Le khôl cernait ses yeux à la mode égyptienne et l'odeur de la myrrhe embaumait ses cheveux tressés. Lorsque les opérations furent terminées, elle se regarda dans le miroir, belle comme une déesse. Mais elle n'y songea même pas. Où était Daniel ? Que faisait-il ? Comment se portait-il ? Cela faisait des jours qu'ils ne s'étaient pas vus. Les cinq prisonniers n'avaient pas eu la moindre nouvelle les uns des autres.

Annette était restée allongée sur son lit à réfléchir, songeant que peut-être elle avait vécu plus de choses ces dernières semaines qu'au cours de toute une vie, que peut-être il était temps de vivre sa dernière aventure, la plus exaltante, la plus angoissante : la mort.

Frank avait plongé dans la folie. Une paranoïa maladive s'était installée dans son esprit et il imaginait des voix et des êtres difformes partout autour de lui. Lorsque parfois la raison l'emportait quelques instants, il se disait que seule la mort pouvait le délivrer de ce fléau.

Jonathan eut enfin l'occasion de se retrouver totalement seul, face à lui-même. Il put faire le point sur sa situation et sa vie décadente. Parfois, il ressentait la présence de Lisa à ses côtés, il lui avait au moins évité d'être sacrifiée à Seth. Ce repos du corps et de l'esprit lui permit de reprendre confiance en lui. L'imperceptible étincelle dissimulée aux tréfonds de son âme devint un brasier enflammé. L'espoir était né à nouveau. Lisa le guidait. Elle était avec lui. Il était soulagé, peut-être parce qu'il allait bientôt la rejoindre.

Daniel fit une grimace en voyant son accoutrement dans le miroir. Il était lui aussi maquillé à la manière égyptienne. Il portait une jupe, ou pagne, à la mode de cette époque révolue, et un splendide mais lourd pectoral d'or ornait son torse nu. Il eut une dernière pensée pour son épouse puis suivit le garde dans le couloir. C'était la première fois qu'il quittait la chambre depuis son arrivée ici. Un événement exceptionnel et tragique était en marche...