Aux informations
Je croisai les jambes, gênée. Je recevais à la chaîne plus de textos que mon téléphone ne pouvait le supporter et ni mes cuisses ni mes raclements de gorge ne suffisaient à étouffer le bruit. Ma curiosité à leur égard avait vite été matée par les remontrances visuelles de ma mère.
— Désolée..., fis-je à la énième vibration qui vint perturber le dîner.
La règle était claire, ici : pas de portable aux heures de repas. J'étais l'aînée, je devais incarner le bon exemple, être le vecteur de l'éducation pour mes cadets.
Après un bref instant de silence, les vibrations reprirent de plus belle. Qui donc pouvait m'appeler ? Cela devait relever de l'urgence, au vu de l'insistance notoire de mon locuteur.
Agacée, ma mère siffla :
— Allez, va l'éteindre.
— Merci, soufflai-je en sortant à tire-d'aile.
Je décrochai immédiatement :
— Mitchy, je suis à table... Ça ne peut pas attendre ?
— Non ! hurla-t-elle. T'as pas lu mes messages ?!
— Je viens de te dire que je suis à table... Qu'est-ce qu'il y a ?
— Mets les infos, la radio ! Tout de suite ! Et rappelle-moi.
Je capitulai et me dirigeai discrètement vers le poste de télévision.
— Shainey, reviens à table s'il te plaît, héla ma mère depuis la salle à manger. Et tu m'éteins ton smartphone, qu'il ne nous dérange plus.
— Une minute ! plaidai-je.
Mon pouce s'enfonça sur le bouton et, en un éclair, je fus submergée d'images terrifiantes. Les cadavres de biches floutés, qui défilaient à l'écran, me donnèrent d'emblée la nausée. Mais le coup final fut porté par un bras humain lacéré, dépassant par mégarde d'une bâche, qu'un officier s'empressa de recouvrir. Par réflexe, ma main bloqua l'entrée de ma bouche et ma poitrine fit un bond.
Je posai la télécommande sur la table basse et m'assis sur le canapé, penchée en avant. Un bandeau rouge traversait le bas de l'écran, avec pour titre « Deux cadavres retrouvés par un promeneur à Georgetown ».
— Maman. Tu devrais venir, parvins-je à articuler malgré mon écœurement.
Le drame avait eu lieu près du port de complaisance de Carol Ashmore, dans la zone vierge à l'extérieur de la ville. Obnubilée par les clichés et vidéos grossièrement censurés, j'entendais à peine l'animatrice, aussi blonde qu'étriquée, qui annonçait :
« Georgetown semble être la proie d'une terrible menace. Ce qui s'apparente selon nos experts à un ours a fait deux victimes, tuées, d'après le légiste, à trente-six heures d'intervalle. »
Elle en déclina les identités. Je soupirai de soulagement ; aucun nom connu. J'avais eu peur, un instant, qu'il s'agisse d'une amie, ce qui aurait expliqué la peur de Mitchy.
« Sa dangereuse proximité avec l'agglomération a poussé le maire à une déclaration. L'instauration d'un couvre-feu est désormais officielle. Les habitants ne devront plus, à partir d'aujourd'hui, être dehors après vingt heures, sous peine d'une contravention. »
Si tôt ? C'était peut-être ça qui avait le plus affolé Mitchy d'ailleurs, elle qui se baladait sur les plages à pas d'heure. Sur le principe, c'était compréhensible d'un point de vue sécuritaire... mais un couvre-feu, vraiment ?
« Les portions de forêt ainsi que les parcs seront inaccessibles durant plusieurs jours en raison des battues organisées par nos forces de l'ordre. Les services vétérinaires lancent l'alarme et se permettent de rappeler l'importance du vaccin contre la rage. Ils invitent les propriétaires à se rendre au plus vite en cabinet afin de s'assurer de la bonne santé de leurs animaux domestiques. Cet incident n'est que le nouveau maillon d'une... »
L'appareil se teinta de noir. Je pivotai brusquement et découvris un visage furieux, encadré de quelques boucles brunes encore plus indisciplinées que moi :
— Stop ! Tes frères et sœurs n'ont pas besoin d'entendre ces horreurs.
Ma mère reposa la manette avec irritation. Elle était pourtant toujours la première à se nourrir de faits divers, vorace comme une commère à la recherche de potins ou une rédactrice en quête du scoop de l'année.
— Ton repas refroidit, fit-elle pour couper court à ma protestation.
J'avais bien du mal à tolérer son autorité disproportionnée, mais je me résignai et la suivis.
— C'était quoi à la télé ? s'enquit mon petit frère Rory.
Le regard froid de notre génitrice, installée en bout de table, suffit à le guérir de sa curiosité, cela dit naturelle pour un enfant de six ans. La pointe des oreilles de ce dernier, perçant la surface dorée de ses cheveux, s'empourpra, signe de son embarras.
Mes pensées perdues dans les brumes, il m'était impossible d'avaler ne serait-ce qu'une bouchée. Mes tripes s'avéraient nouées par l'insécurité que je ressentais. Comment ma mère pouvait-elle rester de marbre alors qu'un animal sauvage rôdait ? Comment pouvait-elle ne pas craindre pour Rory, pour Mary, pour Mickaël, pour moi, la chair de sa chair ?
Mon regard tomba tristement sur Mickaël, l'adolescent de la famille, éteint, son nez courbé plongé sur son steak végétarien. Parfois naissait l'envie de pouvoir lire en lui, de briser sa coquille et d'accéder à sa voix, à sa confiance. Sa timidité d'antan s'était transformée en mutisme. Il souffrait de l'absence de bien plus que moi qui, avec le temps, m'étais fait une raison. tempérait le caractère rigide de notre mère et, bien qu'issu lui aussi de la haute, il était bien moins strict qu'elle, moins à la recherche de la perfection absolue. Sans doute un point important pour Mickaël, au vu de ses difficultés scolaires.
De minuscules doigts se posèrent sur ma main droite, crispée sur ma fourchette. Je me retournai. Un sourire mécanique répondit à la tentative de réconfort de ma sœur Mary, observatrice et trop perspicace pour ses dix ans. Sa douceur bienveillante contrastait avec la nervosité névrosée de notre mère, dont elle était pratiquement, elle aussi, le portrait craché.
Une fois les assiettes vides, je débarrassai mes couverts et montai à l'étage sans demander mon reste. Au diable les réprimandes, je devais discuter, me changer les idées.
— Mitchy ?
— Tu as vu ?
Même à travers le combiné, je sentais sa respiration lourde et tendue.
— Répugnant, répondis-je. Ces prises de vue... Les médias sautent vraiment sur n'importe quel incident pour augmenter leur audience.
— Euh... C'est louche comme incident, non ?
— Banal dans certaines régions du monde, hasardai-je.
— Oui, mais pas chez nous !
— Ne t'en fais donc pas, Sherlock. Certains accidents surviennent sans être des énigmes à résoudre, tu sais. Un ours ne passe pas inaperçu, c'est tout... Je suis prête à parier que d'ici demain, les chasseurs l'auront déniché. Et abattu.
Du moins, je l'espérais. Mitchy marqua une pause, parut hésiter puis déclara, catégorique :
— Les ours ne s'en prennent pas aux humains.
— Je sais que tu détestes qu'un animal soit tué, mais là, tu es obligée de constater les faits... Un ours n'a rien à faire en ville, ils n'ont pas mille solutions.
— Non, non et non. C'est improbable.
— Il devait crever de faim, Mitch...
— Ce sont des corps entiers qu'ils ont retrouvés, pas des carcasses dépecées, répliqua-t-elle.
— Alors il faisait ses réserves, comme un écureuil. Pour manger plus tard.
— Dans le cas purement hypothétique où tu aurais raison, un prédateur cacherait ses provisions, pour ne pas l'abandonner à portée de gueule de n'importe quel animal.
— Alors c'était une mère qui défendait son petit.
— Contre une biche ? se moqua-t-elle gentiment.
Mitchy en connaissait un paquet sur la faune et la flore. Sa façon fine de démanteler mes maigres suppositions laissait penser qu'elle détenait elle-même certaines réponses.
— Je te préviens, dis-je, au cas où tu aurais la proposition folle d'aller ratisser la forêt pour avoir le fin mot de l'histoire, je ne suis pas de la partie !
Je basculai immédiatement sur un autre sujet, pour éviter ses fabulations :
— Ce couvre-feu à vingt heures... Je comptais profiter du retour de ma mère pour qu'on s'amuse un peu plus...
— Je suppose que sortir est une mauvaise idée pour le moment...
— Attends... Tu nous la joues sage Cendrillon ? Toi ? Je pensais que tu trouverais ça excessif, cette histoire de couvre-feu !
— Eh bien non..., murmura-t-elle sur le ton du secret. Ils n'hésiteront pas à faire payer ceux qui désobéiront.
Elle prenait l'accident très au sérieux, trop même, pour le commun des mortels.
Un ordre retentit depuis le rez-de-chaussée.
— En parlant de sortir... il faut que je m'occupe des poubelles, décrétai-je.
— Shainey Rand ! glapit-elle, comme si prononcer mon nom complet appuyait son refus.
— Quoi ? Mitchy, calme-toi. Je ne vais pas me faire dévorer dans ma cour.
— Sois prudente.
— Tu es plus proche de la forêt que moi, pourquoi tant d'inquiétude ?
Elle soupira, reprit plus faiblement :
— Sois prudente, c'est tout.
— C'est promis. Bon... le devoir m'appelle. Si je ne descends pas immédiatement sortir les ordures, je vais réellement me faire tuer, mais par la grande madame Rand.
— Vois le bon côté des choses..., tenta de plaisanter mon amie. Si ça arrive, tu passeras aux infos demain.
Je ricanai puis pris congé. En y réfléchissant, même à 18 ans, je redoutais bien plus ma mère qu'un grizzli.
Je dévalai les marches à vive allure. En bas, le silence gouvernait. La vaisselle traînait sur le plan de travail, j'en déduisis que la tâche m'incombait.
— Pour changer, marmonnai-je.
Ne trouvant pas celle qui m'avait interpellée, je haussai les épaules et ris jaune face à la rangée des corbeilles pleines. Ma mère avait pris soin de me les rassembler, certes, mais pas de les vider.
— Tout toi, Mamounette, murmurai-je. Commencer des choses sans jamais les finir. Comme tes enfants.
Je tassai les déchets dans la plus haute, y déversai le contenu des restantes. Ensuite, je nouai l'ouverture et tirai de toutes mes forces pour extirper le sac de son fourreau métallisé. J'enfilai une paire de baskets et, munie du volumineux balluchon en nylon, sortis.
La brise me caressa la joue. Les alentours, presque opaques d'obscurité, m'enlaçaient dans la plus intense sérénité. Sans prendre la peine de fermer la porte, je m'engageai sur la longue allée. Mes semelles faisaient doucement crisser les gravillons tandis que mon ombre marchait à mes côtés, créée par le halo de lumière qui s'échappait de l'habitation. Le boîtier d'ouverture du colossal portail en fer brillait, encastré dans le rempart qui protégeait et délimitait tout le domaine de ma famille. Je composai le code, poussai un battant en entendant le mécanisme et fis un pas vers la poubelle, trônant à un mètre de moi.
Des bruissements dans le bosquet sur ma gauche m'immobilisèrent. Prudemment, ne discernant rien dans les ténèbres, je me penchai, déposai les déchets au sol puis reculai.
Bien qu'en partie terrifiée, j'étais comme attirée par la possibilité qu'un animal sauvage rode autour de la propriété. Les journalistes auraient tué pour un cliché de l'ours, devenu un personnage public au centre de l'attention... Être la première à l'apercevoir aurait été un honneur, ainsi qu'une sacrée anecdote à raconter en soirée pour bluffer tous les invités. La cavalcade de mon cœur me faisait me sentir plus vivante que jamais. La peur ne pesait pas dans la balance face à l'excitation de voir l'aventure briser la soporifique tranquillité de Georgetown, en ce peinard début d'été. Je restai donc figée, à une distance néanmoins raisonnable de la clôture.
Rapidement terrassée par ma rationalité qui, elle, redoutait la venue de la grande faucheuse, je frémis. Mitchy était, d'habitude, la plus téméraire de nous deux. Une telle réaction de sa part ne pouvait que m'alarmer sur la gravité des faits. Mais que craignait-elle autant ?
Au bout de nombreuses minutes, durant lesquelles il ne se passa rien, j'éclatai d'un rire nerveux. J'allais devoir m'en tenir à mon ennuyante vie de fille au foyer. Jamais un ours ne se serait engouffré dans le quartier huppé où je logeais. Malgré les braves palmiers hérissés le long des rues, les haies volumineuses et les pelouses décoratives, cette partie de la ville n'était rien de plus qu'un moderne dédale de macadam. Tout, sauf le lieu rêvé d'un animal de la montagne, de la forêt.
— Je deviens vraiment parano. Ça n'arrive qu'aux autres.
Mais j'étais responsable de la monotonie de mon existence : au lieu de partir dans une université loin de mes cadets, je m'étais enchaînée à eux. Peut-être que si j'avais fui, mes parents auraient commencé à me voir comme une adulte et non pas une enfant parmi les quatre.
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