CHAPITRE 6 : 15 OCTOBRE 3/3
La pluie s'intensifie, transformant la Tamise en une masse mouvante d'argent liquide. À travers mon objectif, je capture les remous que Will aimait tant peindre. "L'eau a une mémoire," disait-il souvent. "Elle garde l'empreinte de chaque goutte de pluie, comme nous gardons celle de chaque moment partagé."
— Regarde, murmure Oliver, pointant du doigt un vieil homme qui danse seul sous la pluie.
Il est élégamment vêtu, costume trois pièces et chapeau melon, tournoyant avec son parapluie comme un danseur de comédie musicale. La scène est si surréaliste qu'elle me coupe le souffle. Je photographie frénétiquement, captant sa joie pure qui défie le mauvais temps.
Le vieil homme nous aperçoit et s'approche, toujours dansant.
— Vous me rappelez un couple, dit-il avec un accent irlandais chantant. Parfois ils venaient danser ici les jours de pluie. Le jeune homme peignait aussi. Un artiste remarquable.
Mon cœur rate un battement. Je reconnais maintenant son visage - Patrick, le vendeur de journaux qui avait son kiosque près du London Eye. Will lui achetait toujours le Times du dimanche, même s'il ne lisait jamais que la section Arts.
— Miss Rose ? demande-t-il doucement, me reconnaissant enfin. Je... je suis désolé. William était... il rendait les jours de pluie meilleurs.
La radio d'Oliver choisit ce moment pour changer de chanson. Les premières notes de "Singin' in the Rain" s'élèvent, légèrement déformées par la pluie qui tombe sur les haut-parleurs.
Patrick sort de son imperméable un journal soigneusement plié et protégé dans une pochette plastique.
— Je l'ai gardé, dit-il en me le tendant. L'article sur son exposition à la Tate. Il était si fier ce jour-là, debout sous la pluie avec son parapluie rouge, vous montrant la photo dans le journal.
Mes mains tremblent en prenant le Times jauni par le temps. La photo en noir et blanc montre Will devant une de ses toiles - une vue pluvieuse de Londres, bien sûr. Son sourire est radieux malgré les premiers signes de fatigue que je reconnais maintenant : les cernes sous ses yeux, la légère pâleur de son visage. C'était deux semaines avant le diagnostic.
"Les aquarelles de William Parker capturent l'âme de Londres sous la pluie," lit le titre. Je me souviens de son rire quand il avait lu cette phrase. "Comme si la pluie avait une âme," avait-il dit. Puis, me regardant photographier une flaque reflétant le ciel : "Mais peut-être qu'elle en a une, finalement."
La musique change à nouveau sur la radio. "Moon River" - notre chanson. Patrick sourit doucement, son parapluie tournoyant toujours légèrement au rythme de la mélodie.
— Il venait souvent me voir, confie-t-il. S'asseyait près de mon kiosque avec son carnet de croquis. "Je dois capturer tous les jours de pluie pour Rose", disait-il. "Elle voit la beauté dans la grisaille, alors je dois apprendre à la voir aussi."
Oliver sort de son sac un thermos que je n'avais pas remarqué.
— Du thé Earl Grey, explique-t-il. Beaucoup trop de lait, évidemment.
Le parfum familier me ramène à tant de matins pluvieux dans l'atelier de Will. Patrick sort trois gobelets en carton de son kiosque.
— Une tradition est une tradition, dit-il simplement.
La lettre de Will continue, comme en écho à ce moment :
"Il y a des gens qui gardent nos souvenirs avec eux, mon amour. Des gardiens de notre histoire qui continuent de danser sous la pluie, de servir le thé trop fort, de chercher la beauté dans la grisaille. Ils sont là pour te rappeler que même les jours les plus sombres peuvent avoir leur propre lumière."
Nous partageons ce thé improbable sous la pluie, Patrick nous racontant des histoires de Will que je ne connaissais pas. Comment il venait tôt le matin, avant même l'ouverture de la Tate, pour dessiner la ville qui s'éveillait. Comment il avait organisé une collecte parmi ses étudiants pour offrir un nouveau kiosque à journaux à Patrick quand l'ancien avait été endommagé par une tempête.
— Le dernier jour où je l'ai vu, murmure Patrick, sa voix se brisant légèrement, il m'a donné ceci.
Il sort de sa poche un petit croquis encadré : le London Eye sous la pluie, avec deux silhouettes dansant au premier plan. Nous. La date me serre le cœur - trois jours avant son hospitalisation finale.
"Si tu lis ces mots," poursuit la lettre de Will que je sors une dernière fois, "c'est que tu as trouvé le courage de retourner là où notre histoire de pluie a commencé. Ce n'est pas grave si tu ne danses pas aujourd'hui. Certains jours sont faits pour pleurer, pour laisser la pluie se mêler à nos larmes jusqu'à ce qu'on ne puisse plus les distinguer."
Un groupe de jeunes artistes de rue s'est installé sous l'arche du pont, leurs instruments protégés de la pluie. Les premières notes de "Moon River" s'élèvent à nouveau, mais cette fois en live, comme si la ville elle-même orchestrait ce moment.
— Will leur avait demandé d'être là, avoue doucement Oliver. Chaque jour de pluie, ils jouent cette chanson à cette heure précise. Au cas où...
Ma gorge se serre. Même absent, Will continue de chorégrapher notre histoire.
Je lève mon appareil photo, capturant la scène : les musiciens sous la pluie, Patrick avec son parapluie, Oliver tenant toujours sa radio maintenant silencieuse. À travers l'objectif, la pluie transforme tout en une aquarelle vivante, exactement comme Will la peignait.
"L'art, comme l'amour," termine sa lettre, "trouve toujours un moyen de survivre à la tempête. Parfois sous forme de peinture, parfois en photographie, parfois dans la danse d'un vieil homme sous la pluie. Garde cette lettre, mon amour. Un jour, la pluie ne fera plus aussi mal. Et ce jour-là, peut-être, tu danseras à nouveau."
La journée se termine dans mon appartement. Nos vêtements trempés forment une flaque sous les chaises de la cuisine. Sur la table, les photos que j'ai prises racontent une nouvelle histoire : Londres sous la pluie, mélancolique mais magnifique. Oliver a posé la radio dans un coin, d'où s'échappe encore doucement "Moon River".
— Je le déteste parfois, je murmure, regardant une photo particulièrement réussie de la Tamise sous l'orage. Est-ce que ça fait de moi quelqu'un d'horrible ?
— Non, répond Oliver, son regard doux fixé sur la même photo. Ça fait de toi quelqu'un qui aime encore assez pour avoir mal.
Dans le silence qui suit, la pluie continue de tomber sur Londres, transformant la ville en une immense toile que Will ne peindra plus. Mais à travers mon objectif, je commence peut-être à voir ce qu'il voyait : la beauté dans la mélancolie, la danse dans la tempête, l'amour qui persiste même dans les jours les plus gris.
Sur le mur, l'aquarelle au cadre brisé attend d'être réparée. Demain, peut-être. Pour l'instant, ses éclats sur le sol brillent comme des étoiles tombées, rappelant que même les choses brisées peuvent créer leur propre beauté.
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