CHAPITRE 6 : 15 OCTOBRE 2/3
Je me lève brusquement, la rage montant à nouveau. La lettre tremble dans mes mains.
"Je veux que tu retournes au London Eye. Sous la pluie. Là où nous avons dansé pour la première fois, ce jour où tu m'as appris que la joie n'avait pas besoin de soleil pour briller."
— Non, non, NON ! Mon cri résonne dans l'appartement vide, faisant sursauter le chat du voisin sur le rebord de la fenêtre.
Les souvenirs me submergent, impitoyables. Cette première danse sous la pluie : Will avait passé la journée à peindre la Tamise, frustré par le temps gris. J'avais débarqué à son atelier avec un parapluie rouge vif et notre vieille radio portable. "Moon River" jouait, grésillant sous la pluie. "Danse avec moi," avais-je dit. "Ici ? Sous la pluie ?" avait-il protesté. "Surtout sous la pluie," avais-je répondu.
On nous avait pris pour des fous ce jour-là, dansant près du London Eye sous une pluie battante. Une vieille dame nous avait même jeté une pièce, croyant que nous étions des artistes de rue. Will avait gardé cette pièce, l'avait fait monter en pendentif : "Notre premier cachet d'artistes," plaisantait-il.
Des coups à la porte interrompent mes souvenirs. Je sais que c'est Oliver avant même d'ouvrir. Il est trempé jusqu'aux os, tenant un parapluie cassé retourné par le vent et notre vieille radio portable - celle-là même qui avait joué "Moon River" ce jour-là.
— Will m'a fait promettre de venir, dit-il doucement, l'eau gouttant de ses cheveux sur le paillasson. Même si tu devais me claquer la porte au nez.
Il est pathétique sous la pluie, sa veste en tweed élimée plus sombre aux épaules, ses lunettes couvertes de gouttelettes. Mais il y a quelque chose dans son regard - cette même détermination douce que Will avait quand il savait avoir raison.
— Je ne peux pas, Oliver, je murmure, ma voix se brisant sur son nom. Pas aujourd'hui. C'est trop...
— Je sais, répond-il simplement. Will le savait aussi. Continue de lire.
Mes mains tremblent en reprenant la lettre. Quelques gouttes d'eau tombent des cheveux d'Oliver sur le papier, créant de nouvelles auréoles qui se mêlent aux anciennes.
"Cette partie de la lettre sera tachée," continue Will, comme s'il avait prévu mes larmes. "Parce que tu pleures. Parce que tu me détestes un peu en ce moment. C'est normal, mon amour. Les sentiments sont comme la pluie de Londres - parfois douce, parfois violente, mais toujours sincère."
Oliver reste immobile dans l'entrée, créant une petite flaque sur le parquet. Il tient toujours la radio comme une offrande silencieuse. Je remarque qu'il porte l'écharpe bleue - celle que Will lui avait offerte lors de leur dernier dimanche ensemble, leur tradition d'écharpes assorties pour leurs "réunions hautement intellectuelles au pub."
"Regarde par la fenêtre," poursuit la lettre. "Regarde vraiment. La pluie transforme Londres en aquarelle - exactement comme je la peignais. Les reflets dans les flaques, les parapluies qui deviennent des touches de couleur dans le gris, les gouttes qui dessinent des rivières miniatures sur les vitres... C'est le genre de jour où la ville elle-même devient une œuvre d'art."
Je m'effondre sur le canapé, secouée de sanglots. Oliver attend, silencieux, respectant cette tempête émotionnelle qu'il a vue tant de fois. Sur le mur en face, l'aquarelle brisée semble me narguer avec sa beauté intacte malgré le verre brisé.
"Si tu ne peux pas danser aujourd'hui," reprend Will, son écriture devenant plus douce, "alors regarde juste la pluie. Prends l'appareil photo que je t'ai laissé. Capture la ville qui pleure avec toi. Parce que même la tristesse peut être belle, quand on apprend à la regarder autrement."
Une mélodie familière s'élève soudain dans l'appartement - Oliver a allumé la radio. Les premières notes de "Moon River" grésillent légèrement, exactement comme ce jour-là.
— Il avait enregistré cette playlist, dit doucement Oliver. Pour les jours de pluie. Il passait des heures à choisir l'ordre exact des chansons.
Je ferme les yeux, submergée par le souvenir de Will, assis dans son atelier, concentré sur son ordinateur portable. "La pluie mérite sa propre bande-son," disait-il. "Comme un film où les gouttes seraient les personnages principaux."
L'appareil photo de Will me semble soudain très lourd dans mes mains quand je le sors de son étui.
— On n'est pas obligés d'aller jusqu'au London Eye, murmure Oliver, comprenant mon hésitation. On peut commencer par le parc. Will disait toujours que les arbres sous la pluie étaient tes sujets préférés.
Sa voix est douce, prudente, comme s'il marchait sur du verre brisé - ce qui est littéralement le cas, réalise-je en regardant les éclats encore éparpillés sur le sol.
"Tu te souviens de notre premier automne ensemble ?" continue la lettre. "Tu m'as appris à voir la pluie différemment. Avant toi, je la détestais. Elle ruinait mes aquarelles, rendait les couleurs trop pâles. Puis tu es arrivée avec ton appareil photo et ton sourire impossible, me montrant comment chaque goutte pouvait devenir un petit univers à capturer."
Je me lève lentement, comme dans un rêve. Sans un mot, j'enfile le pull de Will - celui-là même que je serrais contre moi toute la nuit. Son odeur s'est presque entièrement estompée, mais je sens encore les petites bosses formées par les taches de peinture séchée.
Nous sortons dans la rue, la pluie nous accueillant comme une vieille amie. Oliver tient toujours sa radio d'une main, le parapluie cassé de l'autre - une image si pathétique qu'elle aurait fait rire Will aux éclats.
Les rues de Notting Hill sont presque désertes, transformées en rivières miniatures. Chaque lampadaire crée un halo dans la bruine, comme autant de petits soleils terrestres. À travers le viseur de l'appareil photo, Londres devient soudain différente - plus douce, plus mélancolique, exactement comme Will la peignait.
Je commence à photographier. D'abord timidement - une flaque reflétant un fragment de ciel, un parapluie rouge vif contre la grisaille. Puis avec plus d'assurance. Les gouttes sur les feuilles des arbres de Holland Park. Un couple d'amoureux qui court s'abriter, leurs silhouettes floues comme dans une aquarelle.
— Il avait raison, tu sais, dit soudain Oliver alors que nous approchons du London Eye. À propos de ta façon de voir la beauté même dans les jours gris.
Le London Eye se dresse devant nous, gigantesque roue fantomatique dans la brume de pluie. Ses cabines semblent flotter dans les nuages, comme des bulles de souvenirs suspendues dans le temps. Un souvenir particulièrement vif me frappe : Will et moi, coincés au sommet pendant une panne technique, un soir d'automne pluvieux comme celui-ci.
"Au moins, on a la meilleure vue de Londres sous la pluie," avait-il plaisanté, sortant son carnet de croquis. Il avait passé toute l'heure à dessiner, non pas la ville en contrebas, mais moi, photographiant l'orage à travers la vitre embuée. "Ma photographe de tempêtes," m'appelait-il ce soir-là.
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