CHAPITRE 5 : 7 OCTOBRE 2/4
La Tate Modern se dresse devant moi, majestueuse et intimidante sous la pluie d'octobre. Les briques rouges semblent plus sombres, presque bordeaux, gorgées d'eau et de souvenirs. Oliver m'attend sous son parapluie noir, sa silhouette familière un point d'ancrage dans ce moment vertigineux. Il porte la même veste en tweed que le jour où Will nous a présentés, et je me demande si c'est intentionnel.
— Tu es sûre ? demande-t-il doucement quand j'arrive à sa hauteur.
Je ne le suis pas. Bien sûr que non. Mais la lettre de Will continue de me murmurer ses mots :
"L'entrée de service, celle où les artistes résidents passent. Tu te souviens du code ? 1894 - l'année où Monet a commencé sa série des Nymphéas. Tu levais toujours les yeux au ciel quand je partais dans mes explications d'histoire de l'art, mais tu n'as jamais oublié ce code."
Mes doigts trouvent les chiffres sur le clavier sans hésitation. Le bip électronique résonne dans le couloir désert, étrangement fort dans le silence du matin pluvieux.
L'odeur me frappe avant même d'atteindre l'atelier. Peinture à l'huile, térébenthine, et ce parfum si particulier de créativité que Will dégageait - un mélange de thé Earl Grey, de fusain et de quelque chose d'indéfinissable qui n'appartenait qu'à lui. C'est comme si les murs eux-mêmes avaient conservé son essence.
— J'y viens chaque semaine, murmure Oliver alors que nous approchons de la porte. Pour aérer, arroser les plantes. Will avait des instructions très précises.
La clé tremble dans ma main quand je l'insère dans la serrure. Le ruban bleu effleure mes doigts comme une caresse du passé.
"Quand tu ouvriras cette porte," continue la lettre, "ne pense pas à la dernière fois que tu l'as fermée. Pense à la première fois que tu l'as franchie. Tu portais cette robe bleue qui te donnait l'air d'une héroïne de Vermeer, et tu as renversé ton café sur mes croquis préliminaires. J'ai su à ce moment-là que tu étais destinée à bouleverser ma vie, une tasse à la fois."
La porte s'ouvre dans un grincement familier. La lumière grise de Londres se déverse à travers les grandes fenêtres industrielles, créant des motifs complexes sur le sol en bois usé. Tout est exactement comme dans mes souvenirs, comme si le temps s'était figé ce dernier jour.
Le chevalet principal est toujours là, face à la fenêtre qui donne sur la Tamise. Une toile inachevée y repose, protégée par un drap blanc. Sur la table de travail, la tasse de thé mentionnée dans la lettre, une fine couche de poussière flottant à sa surface. Des pinceaux attendent dans leur pot en terre cuite, leurs poils encore teintés de la dernière couleur qu'ils ont touchée - ce bleu particulier que Will utilisait pour peindre mes yeux.
Les murs sont couverts de croquis, d'études préparatoires, de notes griffonnées à la hâte. Je reconnais son écriture partout : "Plus de lumière dans le coin supérieur gauche", "Capturer le reflet de la pluie sur la Tamise", "Rose lisant - noter l'inclinaison de sa tête quand elle est particulièrement absorbée".
La lettre frémit entre mes mains tandis que j'avance dans l'atelier, chaque pas faisant craquer le parquet d'une façon si familière que mon cœur se serre.
"Sur le chevalet principal," poursuit Will dans sa lettre, "tu trouveras ma dernière œuvre. Celle que je n'ai pas eu le temps de terminer. Ne pleure pas en la voyant - je sais que tu en as envie, je te connais par cœur. Ce n'est pas une fin inachevée, mon amour. C'est un début qui attend d'être vu différemment."
Oliver s'approche doucement du chevalet, ses doigts effleurant le drap blanc qui protège la toile.
— Tu veux que je... ? propose-t-il.
Je secoue la tête. Le tissu glisse sous mes doigts, aussi doux que les draps d'hôpital lors de notre dernier jour ensemble. La toile qui apparaît me coupe le souffle.
C'est une vue de la Tamise au crépuscule, mais différente de toutes celles que Will avait peintes auparavant. Les couleurs sont plus intenses, presque fiévreuses - comme s'il avait voulu capturer non pas seulement la lumière, mais l'essence même du moment. Au premier plan, une silhouette que je reconnais immédiatement : moi, appareil photo en main, capturant le même coucher de soleil qu'il peignait.
— Il y a travaillé jusqu'à la fin, murmure Oliver. Il faisait des croquis préparatoires sur tout ce qu'il trouvait. Les infirmières lui apportaient des blocs de prescription vides pour qu'il puisse continuer à dessiner.
"Je t'ai toujours vue ainsi," continue la lettre. "Capturant la beauté du monde à ta manière, pendant que j'essayais de la peindre. Nous étions si différents dans notre approche - toi avec ton objectif qui figeait l'instant, moi avec mes pinceaux qui tentaient de capturer le mouvement. Deux façons de voir la même lumière, de raconter la même histoire."
Oliver s'éloigne vers le fond de l'atelier et revient avec une boîte en carton soigneusement emballée.
— Will voulait que tu aies ceci, dit-il doucement.
À l'intérieur, un appareil photo professionnel dernier cri. Neuf. Encore dans son emballage d'origine. Le modèle exact dont je rêvais mais que je n'avais jamais osé m'offrir.
"Pour que tu recommences à voir le monde à travers ton objectif," explique la lettre. "Parce que pendant que je peignais, tu photographiais. C'était notre équilibre. Je capturais les rêves, tu saisissais la réalité. Ensemble, nous racontions l'histoire complète."
Mes doigts tremblent en sortant l'appareil de sa boîte. Son poids est différent de mon ancien Nikon, mais il semble naturel dans mes mains, comme si Will l'avait choisi spécifiquement pour s'adapter à ma façon de photographier.
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