34
Je ne vais pas te décrire les prochains trente-quatre derniers jours qui vont constituer ma vie, que mon corps va subir alors que mon cerveau partira doucement vers les cieux. Ils seront probablement ennuyeux, comme le reste de ma vie de toute manière. J'ai donc décidé de laisser une petite part de mes pensées, de mes expériences sur Terre, en te racontant ce que j'ai pu vivre, pour me rappeler pourquoi.
Pourquoi je prends cette décision,
Pourquoi j'ai décidé que, dans trente-quatre jours, je ne serai plus.
Prêt ? Ne t'inquiète pas, je ne m'attends pas à ce que tu répondes. Personne ne m'a jamais répondue, pourquoi tu le ferais...
Aujourd'hui, je vais te parler de mon plus vieux souvenir. J'arrivais doucement sur mes six ans. Alors qu'il s'agit de l'âge d'or pour de nombreux enfants, bercés par le Père Noel, la Petite Souris et les ambitions de devenir princesse ou chevalier, mon environnement était bercé par l'alcoolisme. Je ne peux dire que je le vivais mal. Mon père buvait comme un trou, mais son comportement était à mes yeux celui d'un père ordinaire.
Néanmoins, cette normalité ne subsista pas durant mon enfance. Cette page me permettra donc de t'expliquer comment elle fut détruite en l'espace d'un regard, en l'espace d'une fraction de seconde, comme le portail de Narnia me fit passer du paradis à l'enfer. Je n'ai jamais mentionné cet épisode à qui que ce soit. J'espère pouvoir te faire confiance.
J'étais tranquillement en train de regarder la télévision, le son plutôt fort pour mes oreilles. L'ennui qui m'encombrait fut rapidement remplacé par de l'agacement. Je n'arrivais plus à me concentrer sur le dessin animé. Cependant, la télécommande avait été emportée par mon père pour m'éviter certains programmes. J'étais alors descendue du canapé et m'étais rendue dans la chambre des parents.
La suite des évènements est ce que nous pourrions appeler un tournant radical dans ma vie, malgré mon jeune âge à ce moment. Mes rêves d'un avenir lumineux furent brisés en milles éclats, ne reflétant désormais que l'obscurité, le néant, tandis que les bouts de verres restaient épinglés à mon corps, des morceaux toujours présents dans ma chair aujourd'hui. Ce ne seront pas les paroles d'une enfant, mais de l'adulte que je suis devenue, avec toute la souffrance et le supplice enduré.
L'image revient me hanter l'esprit alors que je t'écris. Laisse-moi te la décrire. La chambre faisait – et fait toujours d'ailleurs – environ vingt mètres carrés. Contre chaque mur se trouvait un meuble et celui en parallèle de l'entrée était le lit parental. Dans ce lit se trouvait mon père, à califourchon sur ma mère, le poing levé prêt à rentrer en contact avec le magnifique visage larmoyant et ensanglanté de ma mère.
Mes cris et le grincement de la porte avaient arrêté mon père au beau milieu de son geste. Il s'était, à une vitesse de plus en plus rapide à chaque fois que ce souvenir remontait dans ma conscience, levé du lit et s'était avancé vers moi. Il m'avait alors attrapée par le bras, le visage rougi par la colère et l'alcool, et m'avait portée jusqu'au canapé où il avait changé de chaîne, m'obligeant à ne pas bouger avec une voix ferme mais dont les paroles émanant étaient peu compréhensibles.
J'étais restée assise cinq minutes, les yeux fermés, les jambes tremblantes me donnant une sensation de coton. J'essayais désespérément de me concentrer sur mes pensées alors que les cris de ma mère persistaient de plus en plus forts et résonnaient dans ma tête, en continu, comme une cassette se rembobinant encore et encore.
Je ne comprenais pas ce qu'il se passait, l'ampleur et la signification de ses gestes. Je ne comprenais pas pourquoi ma mère pleurait. Nonobstant, je me rappellerai toujours cette question qui avait alors tourné en boucle dans ma tête en même temps que les hurlements.
N'était-il pas censé la rendre heureuse, l'aimer ?
Le silence emplit notre maisonnette une dizaine de minutes après que j'eus pénétré la chambre parentale. J'avais alors entendu la porte être claquée puis les escaliers craqueler sous un poids. Mon père était ensuite rentré dans mon champ de vision alors que j'avais quelques secondes auparavant ouvert mes yeux, ces derniers picotant de leur retour à la luminosité. Il s'était assis sur le canapé, avait – avec une douceur qui me surprenait maintenant – tourné mon visage pour que je le regarde et m'avait expliqué que cette histoire devait rester notre petit secret.
La seule information manquante est ma réponse. Je me souviens m'être dit que partager un secret avec son papa était quand même génial. J'avais donc acquiescé. Cette nuit-là, je fus mon premier cauchemar où je voyais le triste visage de ma mère me suppliant de l'aider. Les images continuèrent de ressurgir. Avec l'âge, elles me permirent d'ouvrir les yeux, autant mentalement que physiquement. La plus marquante avait été ses phalanges ensanglantées.
Je m'étais alors levée du canapé et m'étais rendue dans la chambre. Ma mère était comme morte, allongée sur le dos dans son lit, comme elle l'aurait été dans un cercueil. La seule différence était son ventre qui se levait et se baissait. Je m'étais alors rendue inconsciemment dans la salle de bain et, comme elle m'avait ordonné de faire à chaque fois que je tombais, avais attrapé des cotons et une lotion désinfectante. L'heure d'après, j'avais nettoyé sa plaie et m'étais ensuite collée à son petit corps jusqu'à ce que je m'endorme.
Ce jour-là, j'avais appris ce qu'était l'amour. Le vrai. Celui d'une enfant envers sa mère.
Mais j'avais aussi appris que l'humain pouvait être une pourriture, une merde.
Le lendemain matin, des bruits dans le salon m'avaient réveillée. J'avais vérifié si ma mère allait bien puis avais descendu les marches, tout doucement. Mon père ronflait dans le salon. Je m'étais approchée et l'avais simplement observé pendant une dizaine de minutes, le regard vide mais l'esprit en ébullition, le corps inerte mais l'âme en mouvement.
J'étais remplie d'une émotion inconnue. Je connaissais l'incompréhension et la frustration à cause de la fameuse phrase "Tu comprendras plus tard" mais je découvrais la frénésie, cette envie de crier, de se lever et d'éclater le premier objet te tombant sous la main contre un mur et de continuer à hurler jusqu'à ce que ta voix n'en puisse plus. Mon cerveau devenait un lieu de chaos alors que, d'extérieur, je faisais vœu de silence.
Je ne pouvais m'empêcher de penser que j'avais compris, cette fois-ci, qu'il s'agissait bel et bien de violence et que mon père en était le responsable. J'étais énervée et cette colère ne m'avait jamais réellement quittée. Elle vivait en moins depuis plus d'une dizaine d'années, comme un chien enragé dans une cage à qui on aurait mis une muselière.
Et ce ne fut que le début...
Note de l'auteur : Si vous subissez ou si vous êtes témoin de violences conjugales sur une femme, s'il vous plaît, contactez le numéro SOS Femme Violence Conjugale : 39.19. L'appel est gratuit.
Aussi, si vous subissez ou si vous êtes témoin de violences conjugales sur un homme, encore une fois s'il vous plaît, contactez le numéro SOS Hommes Battus : 0951 73 44 94.
Il existe aussi ce numéro pour SOS Violence Familiale : 01.44.73.01.27 dont je n'ai pu collecté aucune information. Privilégiez donc les deux premiers numéros si vous en avez l'utilité et surtout le cas.
Loin de moi l'idée de vous penser aussi bête mais je préfère tout de même rappeler que les canulars sur ces lignes ne sont pas juste stupides, ils sont aussi cruels. Vous pourriez empêcher une personne d'être sauvée.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro