Thalia
Mes larmes ne veulent pas arrêter de couler. Les souvenirs remontent, les sensations perdues, la douleur, la tristesse, la colère, l'impuissance. Tous ces sentiments s'écoulent à travers moi comme un torrent puissant, emportant tout sur leur passage avec une puissance que je ne peux retenir. J'ai mal, si mal... je pensais avoir enterré tout cela bien plus profondément. Mais un simple spectre du passé a suffit à les ramener à la vie.
Une main passe dans mes cheveux, et un bras passe autour de ma taille, me transmettant sa chaleur. Je me serre plus fort contre Aki, et tente de retenir les flots incessants de pleurs, mais elle me fait relever la tête et me fixe dans les yeux, son visage à quelques centimètres du mien:
-Pleure. Dit-elle simplement. Tu ne peux pas tout retenir indéfiniment. Pleure. Ça te fera du bien.
Les dernières digues de résistance cèdent à ses paroles, et pendant de longues minutes, un temps qui me semble infini, je laisse déferler ces émotions sur l'épaule d'Aki. Dans son cou. Dans ses bras. Ils m'empêchent de sombrer, mais me permettent de me libérer.
Les larmes finissent par ne plus couler. Les aurais-je toutes épuisées. Mes sanglots, eux, continuent, mais, peu à peu, se calment. Je reste parcourue de quelques spasmes, mais le silence retombe dans le bar.
Ah... bien sûr... j'ai éclaté en public... mais je m'en fiche. Tant pis pour ce qu'ils vont penser. Je relève finalement la tête, et Aki me laisse faire, les bras toujours fermement enlacés autour de mes épaules.
-Ça va? Me demande-t-elle.
-Oui. Dis-je.
Comme elle l'avait promis, je me sens un peu mieux. Mes yeux piquent, et j'ai la gorge sèche et la voix éraillée, mais, à l'intérieur, je me sens calme. Le torrent grondant est devenu une mer d'opale, sans la moindre vague.
-Tiens. Bois de l'eau. Me dit Aki en me tendant un verre tendu par le barman. Il faut te réhydrater.
-Pierre...?
-Il est reparti après avoir un peu discuté avec moi. Il est tard, nous allons bientôt fermer.
-Q-Quoi? Il est quelle heure?
-Pas si tard que ça, mais on ferme un peu plus tôt que d'habitude de lundi. Il est 23h.
-23... Merde! Il faut que je rentre chez moi...
-Tu ne peux pas, Jade. Il est trop tard. Viens à la maison, ce soir.
-Mais...
-Ce n'est pas une question, Jade. Tu tombe de fatigue.
Je hoche la tête. Aki s'excuse auprès de sa patronne de partir un peu avant les autres, enfile son long manteau, puis m'accompagne dans le froid. Nous marchons en silence, côte à côte. Elle m'a proposé son aide pour me soutenir, mais j'ai refusé, persuadée d'être capable de marcher. J'ai un peu honte de m'être montrée à elle dans cet état, mais... elle m'a déjà vue dans un pire.
J'ai envie de lui parler. Mais je ne sais pas par quoi commencer. Elle a perdu ses parents... alors je sais qu'elle peut comprendre. Non, même au delà de sa perte, je sais qu'elle peut me comprendre. Aki est comme ça. Comme d'habitude, elle fait le premier pas.
-Qui était-ce? Dit-elle.
-Victoire. Une ancienne connaissance. On s'est perdues de vue il y a quatre ans. Elle était... la... compagne de ma sœur. Ma grande sœur.
-J'ignorais que tu avais une grande sœur. Répond-t-elle posément.
-Elle est morte. Dis-je simplement.
À cet instant, je crois que les larmes vont revenir, mais rien ne se passe. J'arrive à le dire calmement. Aki se tait pour me laisser continuer.
-Elle s'appelait Thalia. Ma mère l'a eue très jeune, quand elle n'avait que 16 ans, et elle ne nous a jamais parlé de son père. On avait 10 ans de différence. Et on était... très proches. Elle a été bien plus proche d'être une mère pour moi que ma propre mère. Elle était joyeuse, mais aussi rebelle. Elle passait son temps à s'engueuler avec ma mère, et j'ai peut être... récupéré ce trait d'elle. Elle voulait faire de la musique. C'est elle qui m'a appris à jouer de la guitare. Elle était toujours là pour moi, on faisait les 400 coups, avec Elodie. Elodie... ma meilleure amie... elle était dingue de Thalia. Dans le sens... amoureux. Elles avaient 10 ans d'écart, c'était évidemment impossible, mais elle s'en fichait. Elle adulait Thalia. Quand Thalia a rencontré Victoire, tout est allé très vite, et elles ont emménagé ensemble en peu de temps, au grand dam de ma mère, qui n'a jamais beaucoup aimé Victoire - je crois que ça la gênait que ce soit une fille, mais Thalia a toujours assumé ses préférences.
Tous ces souvenirs heureux amènent le sourire sur mon visage. Les plus belles années de ma vie. Notre grand trio, Elodie, Thalia et moi. Parfois complété par Victoire, une vraie mère poule, ou par Lucie sur la fin, quand elle était née. Enfin...
-Qu'est-il arrivé? Me demande Aki.
-Elle a été diagnostiquée d'un cancer à 25 ans. Elle l'a fait soigner, mais... il n'a pas été éradiqué entièrement. Il est devenu trop avancé pour pouvoir faire quoi que ce soit. À 26 ans, elle est entrée à l'hôpital. Elle... n'en est jamais ressortie. On allait la voir tous les jours, et elle nous disait qu'elle suivait un traitement qui marchait. Mais, en vérité... c'était trop tard. Elle attendait juste la mort. Ça la détruisait, elle n'était plus que l'ombre que d'elle même, mais elle nous le cachait. Elle... avait toujours son air rebelle, son sourire narquois. Elle perdait ses cheveux... jusqu'au bout, on a espéré, on a cru qu'elle était en guérison, mais... une fois, j'ai entrouvert la porte de sa chambre et j'ai vu qu'elle pleurait.
Je marque une longue pause. Le vent glacial me gèle les lèvres, mais je reprends rapidement. J'ai peur de ne plus jamais pouvoir parler si je me tais maintenant.
-Elle est partie en mai, à l'âge de 27 ans, à quelques jours à peine de son anniversaire. On avait tout préparé, les cadeaux, la surprise... j'avais 18 ans, j'étais en terminale comme Elodie. Lucie avait deux ans. Tout... tout s'est effondré. Elle était... tout, pour moi. Une grande sœur, une amie, une meilleure mère que ma mère. J'adorais leur appartement... elle rêvait d'avoir un chien alors que je déteste ça. Quand j'ai appris qu'elle était partie, je... j'ai pété un câble. J'ai enlevé toutes ses photos de mon mur pour dormir avec, j'ai fracassé ma guitare par terre. Je ne suis même pas allée à son enterrement. Elle voulait... être enterrée sous un arbre pour être la terre qui le ferait grandir, mais ils l'ont enterrée dans une boite froide, dans un cimetière froid, sous une dalle de béton glacial. J'étais... dans le déni. Victoire a rompu tout contact avec nous. Elles s'était tellement projeté avec elle... Ma mère s'est enfermée encore plus dans son boulot. Elodie a... tenté de passer à autre chose. Sans trop de succès. Elle a surtout tenté de m'empêcher de faire des conneries. Ce qui n'a... pas trop marché.
Je reprends une inspiration.
-C'est à cette époque que j'ai rencontré... Robin. Un mec plus âgé que moi, qui m'a... dit qu'il me comprenait. Que tout le monde était contre moi, que... il m'a dit ce que je voulais entendre. Il m'a initiée à la drogue, et... j'ai chuté. Je me suis même pas rendue à mes épreuves d'examen de fin de lycée, et je l'ai raté, j'ai commencé à rentrer de moins en moins souvent chez moi pour finir par... couper tous les ponts, comme Victoire. C'est Elodie qui m'en a sortie. Qui m'a ramenée parmi les... les vivants, j'ai envie de dire, mais dans la société, auprès de ma famille, mes amis...
-Mais tu n'en es pas entièrement sortie... fait remarquer Aki. Tu as rechuté. C'est comme ça qu'on s'est rencontrées.
Nous franchissons le petit tunnel piéton sous le périphérique. Je reprends.
-Je ne veux plus que ça arrive. Jamais. J'ai fait une croix sur ça et sur cette période de ma vie. Je ne veux pas que... je pense que si Thalia me voyait, elle serait très déçue que je sois dans cet état à cause de sa disparition. Elle me passerait un savon, puis elle s'en voudrait.
J'inspire grandement l'air, une fois sorti du petit tunnel, à proximité du petit quartier japonais. Il est froid, mais il me fait le plus grand bien.
-Je ne te laisserais pas rechuter non plus. Annonce Aki. Si c'est une mère dont tu as besoin, alors j'en serais une. J'en suis déjà une pour mes trois sœurs. Enfin... j'essaie d'en être une.
-Aki, je peux te poser une question un peu... indiscrète?
-Bien sûr.
-Tu n'as jamais... pété un câble suite à la mort de tes parents? C'était il y a seulement deux ans, et tu as l'air de t'y être faite, alors que moi, quatre ans après, je...
-C'est l'impression que je donne? De m'y être faite?
Son ton résonne étrangement. Je continue prudemment, de peur de la froisser.
-On dirait que tu as fait ton deuil, ou du moins... que tu arrives à vivre avec. C'est le cas.
-Pas du tout... comment... comment peut on s'y faire un seul instant? Comment croire que tout va bien, alors que d'un seul coup, tout le poids du monde retombe sur nos épaules?
Elle est agitée, et semble trembler légèrement. Je suis prise de court; je n'ai jamais vu Aki perdre son calme et son caractère maternel. Elle a toujours été cet enfant trop mature à mes yeux, mais une toute nouvelle phase de sa personnalité apparaît sous mes yeux. Une Aki fragile. Une Aki détruite. Une Aki qui a tout perdu du jour au lendemain, mais a dû prendre en charge sa famille. Seule.
Une larme roule sur sa joue et scintille sous la lune de décembre. Je tends la main pour l'essuyer, comme elle l'a fait plus tôt pour moi. Mais, contrairement à moi, Aki ne hurle pas de douleur. Elle ne s'effondre pas en larme. Elle laisse couler cette unique larme, puis se reprend. Avec un sourire, elle me dit:
-Je suis contente que tu ai eu cette impression que j'arrive à vivre avec. Ça veut dire que je joue bien mon rôle.
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