La soirée avance lentement. Je me réhabitue peu à peu à cet environnement si cher à mon cœur, et que j'ai pourtant si lâchement abandonné. Tous les petits craquements dans les murs et sous le sol me reviennent peu à peu, l'odeur enivrante du plat sur le feu me met l'eau à la bouche, et je suis dans un état de béatitude totale.

Aki a finalement réussi a sauver son repas, et je l'entends chantonner en concluant les derniers préparatifs, depuis ma place bien au chaud sous le kotatsu de la salle de vie. Moe et Lucie jouent bruyamment à l'étage, et leurs pas précipités résonnent dans toute la maison, ce qui fait froncer les sourcils à une Satsuki perdue dans une énième lecture. Le livre qu'elle a sous les yeux est si épais que je n'oserais même pas imaginer le nombre de page qu'il contient, mais la vitesse de lecture de la jeune fille fait qu'elle engloutit paragraphe après paragraphe, et que la quantité de texte non lu diminue à toute allure. Les chats sillonnent la pièce en ronronnant de tout leur saoul, venant se frotter occasionnellement à moi pour certain. Je souris malgré moi. Oui... oui, cette ambiance m'avait manqué. Cette chaleur, cette intimité, cette proximité. Je ne sais si cela est dû à la présence d'Aki dans la maison, mais cet endroit m'a toujours semblé magique. Et retrouver cette magie après l'avoir fuie pendant si longtemps est un plaisir sans limite.

-C'est prêt! Lance joyeusement Aki.

Elle entre dans la cuisine, les bras encombrés de son habituel plateau sur lesquels des plats fumants sont répartis. Le fumet délicat vient me chatouiller allègrement les narines...

-On peut rester dormir ce soir, dis Jade? Me demande Lucie avec un regard suppliant.

Je me fige un peu, ne sachant pas trop quoi répondre. Mon regard croise celui d'Aki, qui était déjà en train de m'observer avec un regard attendri. Gênée par ce contact visuel, je détourne le regard, et bien que je n'ai aucun miroir sous la main, je suis persuadée que je rougis comme une tomate. Satsuki s'éclaircit la voix pour briser le silence qui s'installe lentement. Je ne sais toujours pas quoi répondre à ma petite sœur, dont le regard est passé du suppliant à l'intrigué. Comment lui expliquer que je ne suis pas prête... à faire quoi que ce soit d'autre que dormir avec Aki? Mais si je reste ce soir, comment lui faire comprendre, alors que notre relation semble avoir dépassé un cap historique? J'ai peur de tout gâcher en lui refusant quelque chose qu'elle a le droit de demander...

-Vous pouvez restez si vous voulez. Me dit Aki. Il n'y a aucun problème, vous êtes chez vous, et on ne vous forcera à rien.

Je relève les yeux. Le regard d'Aki est lourd de sous entendu. Elle a compris les raisons de mon hésitation... et me passe discrètement le message. Un poids énorme s'ôte de mes épaules. Bordel, qu'est ce que je l'aime... est-ce normal de ressentir autant de reconnaissance envers un être humain?

-Oui, on peut rester dormir, Luciole. Dis-je avec un sourire attendri qui la fait sauter de joie. Mais il faudra prévenir Maman et Christian.

Les prévenir que je vais peut être rester vivre ici, aussi... mes émotions sont complètement paradoxales. Je passe de la peur de rester dormir une seule nuit au désir de ne jamais repartir comme je change de culotte. C'est assez déroutant, mais pas désagréable.

Le repas passe dans la joie et la douceur. Le délicieux saumon préparé par Aki envahit mes papilles. Il est tellement bon... arrête tout ça Aki, ou je vais vraiment rester ici pour toujours... dans un endroit chaleureux et doux, où je me sens enfin chez moi. Loin des cours, loin de ma mère. Loin de mon passé, loin de la drogue, loin de la mort de Thalia, loin de... de...

-Robin... fais-je dans un souffle.

-Qu'est ce qu'il y a, Jade? Me lance Aki, l'air inquiet.

-R-Rien du tout! Ton poisson est délicieux, Aki. Fais-je en engouffrant une grosse bouchée, en en faisant sans doute trop pour cela passe vraiment inaperçu.

Le regard d'Aki se fait pénétrant, mais j'y résiste du mieux que je peux. Quelle imbécile je fais! Perchée sur mon petit nuage de bonheur, j'en ai oublié la raison qui m'a menée ici en premier lieu: Nami est entre de mauvaises mains. Pas n'importe lesquelles, celles de Robin... quand j'y repense, cela semblait tellement impossible et en même temps si évident. Nami, dans son parcours comme dans sa personnalité détestable, me ressemble beaucoup. J'ai traversé les mêmes choses qu'elle, bien qu'étant un peu plus âgée: perte de proches, chute dans la drogue, éloignement de la famille, brouille avec la cheffe de maison, et surtout... Robin.

Le plus improbable et le plus terrible des points communs. Je dois en parler à Aki, mais comment faire pour qu'elle ne panique pas? Après l'avoir tant mise en garde contre cet homme, elle ne sait toujours pas le pire de ce dont il est capable, et je sais que je dois lui en parler... il est simplement impossible qu'elle ne panique pas, connaissant son attachement profond pour sa petite sœur. Elle voudrait à tout prix la ramener immédiatement à la maison, ce qui est compréhensible, mais également une mauvaise idée quand on a affaire à une ado rebelle... je le sais, j'en étais une, et je n'ai jamais été fan des tentatives de ma mères de me ramener de force au foyer familial. Je me retrouve dans une impasse... je dois lui en parler sans en dire trop. Tenter de la convaincre de ne pas agir précipitamment. Mais suis-je capable de la pousser à ne rien faire quand sa propre petite sœur risque à n'importe quel moment, de sombrer entre les griffes de ce monstres et de se faire lacérer les chairs...

Prise d'une nausée soudaine, je repose mes baguettes sur le bord de mon plateau.

-C'était délicieux, mais je n'ai plus faim! Fais-je avec un faux air enjoué qui ne trompe personne.