Maman
Ma tête est lourde alors que j'émerge lentement de la torpeur. Cependant, toute autre forme de douleur est partie. Tout a disparu. La corde qui me sciait les poignets, celle qui me maintenait les chevilles liées. La douleur de mes dents serrées fort contre le tesson de bouteille en verre. Celle des violents coups que j'ai reçus dans le dos, la morsure de la barre de fer. Celle du viol que j'ai subi, également. Tout semble être parti, bien loin, et seul en reste une légère lourdeur de mon crâne, comme si je me réveillais d'une soirée un peu trop arrosée, bien confortablement installée dans mon lit douillet.
Les murs sont blancs comme la neige fraîche, et une perfusion s'enfonce directement dans mon poignet gauche. Pas de doute. Pas encore le paradis, mais bel et bien l'hôpital. Personne non plus pour m'accueillir au réveil... je suppose que c'est un cliché des films et des livres. Seule dans la froideur blanche de la pièce, mais la douce chaleur de ma couette, j'en profite pour me reposer un peu, et repenser à tout ce qui vient de se passer. Tout s'est-il vraiment terminé? Puis-je croire à la disparition si soudaine de la menace qui pesait sur moi pendant tant d'années? Puis-je réellement admettre que je suis maintenant hors de danger? J'ai bien du mal à y croire. Mais comme je le sais désormais, je n'ai pas peur. Quoi qu'il en soit, je suis prête à affronter la vie et les choses en face.
Et évidemment, la vie ne manque pas de me prendre au mot, puisque la première personne à visiter ma chambre après les médecins et infirmières n'est autre que... ma mère.
Elle entre a pas un peu incertains, longeant le lit en laissant ses yeux traîner partout sauf sur moi. Elle vient à mes côtés s'asseoir en fixant un point au loin, par la fenêtre, avant de laisser échapper un long soupir. Puis, elle me sourit.
-Les secours sont arrivés pile à temps, dirait-on. Dit-elle d'une voix plus douce qu'à l'accoutumée.
-Ça on peut le dire... comment ont-ils su?
-Tu peux remercier la perspicacité de tes amis... Aki est venue un jour me parler d'un homme dont tu avais réellement peur, et m'a expliqué... certaines choses...
-Quoi? Aki t'as...
-Du calme, Jade. N'est ce pas ce que tu as toi même fait avec ton amie Diana?
Je reste sans mot devant cet argument imparable.
-Aki pensait que c'était quelque chose de bien trop grave pour que rien ne soit fait, et, évidemment, après avoir entendu cela... j'aurais pu aller tuer cet homme moi même si Aki ne m'en avait pas empêchée. Elle voulait faire comme pour Cavendish. Construire un dossier et déposer une plainte, afin de te libérer de tes chaînes de peur.
Un sourire apparaît sur mes lèvres. Finalement, Aki a tout autant fait des cachotteries que moi. Chacune en train d'œuvrer dans le secret pour le bonheur de l'autre, sans être au courant que l'autre en fait autant... quelle belle ironie.
-Hier matin, Aki a remarqué que tu étais partie en précipitation au petit matin, sans ton téléphone mais en emportant le sien. Elle a tout de suite craint le pire, mais sa sœur lui a révélé que tu étais partie très agitée après avoir reçu un coup de téléphone. Sans attendre, Aki a contacté Elodie, qui savait où habitait Robin et lui a tout révélé sur lui et Nami, ainsi que votre... confrontation de la veille.
Je sens son regard inquisiteur se poser sur moi et détourne les yeux. Mince... si même Elo commence à me balancer...
-C'était une idée stupide! Lance-t-elle, et sa voix claque comme un fouet. Mais après tout ce que tu as dû traverser hier, continue-t-elle sur un ton plus morne, je suppose que c'est stupide de ma part de le mentionner. Tu as fait ce qui te semblait bon, mais... trop impulsivement, comme toujours.
-Maman, dis-je, je...
-Je suis désolée, Jade.
-Euh... pour quelle raison? T'as fait quoi encore ?
Un petit rire la secoue alors qu'elle ferme les yeux comme pour rassembler ses pensées. Quand elle les rouvre, ils sont emprunts d'un douceur que je ne me souviens pas lui avoir déjà vu.
-Veux-tu bien que nous arrêtions cette petite guerre le temps d'une discussion, Jade?
Je hoche la tête lentement, sans quitter ses yeux du regard un seul instant, probablement de peur de voir cette lueur si rare disparaître à jamais.
-Je m'excuse pour... beaucoup de choses, Jade. En tant que mère, principalement. Je sais que je n'ai pas... vraiment... été une mère exemplaire pour toi.
-C'est le moins qu'on puisse dire! Fais-je en bougonnant.
-Jade...
Je soupire à mon tour. Elle a probablement raison. Il est temps d'arrêter de jouer à cache cache pour se dire ce que l'on a sur le cœur.
-Je n'ai probablement pas été facile pour Thalia non plus. Reprend-elle. J'ai toujours considéré que... vous aviez la maturité nécessaire pour que je n'aie pas besoin de m'occuper de vous plus que de raison, et c'est pour cela que lorsque ses choix de vie m'ont semblé...
-En contradiction avec tes valeurs?
-Voilà. J'ai souvent mal réagi. Ou plutôt, j'ai réagi trop tard. Pas avant de réaliser que ma petite fille adorée allait me quitter à jamais.
Je peux voir ses yeux s'humidifier au fur et à mesure qu'elle parle, et cela m'amène les larmes aux yeux.
-Le père de Thalia était... mon premier amour. Je l'ai rencontré quand j'étudiais encore le droit, et tout est allé très vite entre nous. Je n'avais pas 20 ans que j'étais déjà enceinte, mais il n'avait pas la même vision que moi de la parentalité. Il ne se sentait pas prêt, il avait peur de ce que tout le monde dirait, sa famille, ses amis... J'ai tout tenté pour le raisonner mais... je suppose qu'il n'était pas aussi amoureux que moi.
Ma mère a un rire amer suite à cette constatation.
-Je me suis retrouvée seule pour éduquer Thalia tout en continuant mes études, et... c'est probablement là que j'ai pris cette mauvaise habitude de faire passer le travail avant. C'était une période difficile, mais tout de même belle. Je m'émerveillais chaque jour de voir cette petite boule d'amour, cette chair de ma chair, grandir pour devenir une magnifique petite fille. J'ai fini mes études, suis entrée au barreau, et... ai plutôt bien mené mon navire, de manière à ce que plus jamais nous ne vivions dans le besoin. C'est durant cette période de début de faste que j'ai rencontré ton père. Alessandro Santoni...
Mon cœur se réchauffe à la simple prononciation de ce nom.
-Alessandro a été... un pilier. C'est lui qui m'a poussée à aller toujours plus haut, à ne jamais me contenter de ce que j'avais. Pour Thalia, il est devenu le père qu'elle n'avait jamais eu... et peut être le parent qu'elle n'avait jamais eu, car, je dois l'avouer, il savait bien mieux s'y prendre que moi avec les enfants. Thalia l'adorait. Je me souviens encore de les voir jouer ensemble tous les soirs quand je rentrais. Quand elle a eu 10 ans, je suis tombée enceinte. Cela faisait si longtemps que nous espérions en vain... tu étais enfin arrivée, toi, notre trésor fragile et tant attendu... notre petite Jade...
Le sourire nostalgique de ma mère me toucha au plus profond de mon être. Pendant un moment, j'avais fini par croire qu'elle me haïssait... comment avais-je pu en arriver à cette conclusion?
-Enfin... reprit-elle. Toutes les bonnes choses ont une fin, et la suite tu la connais, tu étais là. Peu après ta naissance, j'ai commencé à supporter de moins en moins l'esprit aventureux et Bohême de ton père, qui déteignait sur Thalia. Nous nous sommes séparés, et ça n'a fait qu'empirer ma relation avec Thalia. Relation que tu recopiais très bien, d'ailleurs. Au lieu de rentrer dans son jeu, j'aurais dû me comporter en adulte, et lâcher un peu de lest au niveau du travail pour m'occuper de vous... je ne l'ai pas fait. Et quand Thalia a ramené sa première fille, c'était... une goutte de trop.
Ses sourcils se froncent, et ses mains se serrent si fort que ses jointures en deviennent blanches.
-Quelle idiote j'ai pu être... murmure-t-elle alors qu'une larme roule le long de sa joue. Quand elle est tombée malade, j'ai d'abord cru qu'elle tentait de m'amadouer, tu te rends compte? Quelle genre de mère... enfin bref. Quand j'ai réalisé mon erreur, j'ai tout fait pour la sauver, payé les meilleurs soins, j'ai tout fait. Je n'en mangeais même plus, j'étais malade de savoir ma petite fille seule dans sa chambre d'hôpital, loin de moi, et que la seule chose que je pouvais faire pour l'aider était payer ses soins et prier... c'était... invivable.
-Oui... je m'en souviens... je ne me rendais pas compte à quel point... enfin, elle essayait de me le cacher. Le choc n'en a été que plus brutal.
Maman étouffe un sanglot, alors qu'elle tente de conserver son sang froid apparent. Mais derrière l'apparence de la femme froide et distante, je distingue à présent une mère brisée par la perte de son enfant adoré.
-Quand... quand elle est... partie, reprend-t-elle avec difficulté, tout s'est écroulé. Alessandro est parti je ne sais où faire un tour du monde avec un retour plus qu'hypothétique. Victoire a rompu tous les liens. Et toi... tu t'es renfermée sur toi même. Et j'étais tellement... tellement blessée, que j'en ai fait autant. Au lieu de m'ouvrir pour te soutenir, je me suis renfermée sur mes propres échecs et je t'ai laissée sombrer, en osant même me demander quelle en étais la raison. Tu es partie, à ton tour, et je croyais ne jamais plus te revoir. Sans le réconfort de Christian et Lucie, je me serais jetée par la fenêtre depuis bien longtemps, Jade... et ce n'est pas une image. J'y ai longtemps réfléchi.
-Maman...
-Et même quand tu es revenue! J'ai continué à rester froide de peur que tu reparte un jour et que je doive souffrir à nouveau! J'ai fui comme j'avais fui deux ans auparavant, j'ai ignoré ta propre douleur, j'ai décidé de te considérer comme une junkie perdue plutôt que de chercher ce qui avait pu t'arriver! Je n'ai même pas chercher à savoir! Je t'ai à peine questionné! Et j'apprends au détour d'une conversation que ma propre fille a été battue et violée pendant deux ans pendant que je me morfondais sur mon sort dans ma tour d'ivoire, et...
-MAMAN!
J'interromps d'un cri son flot de parole presque hystérique, prenant son visage baigné de larmes entre mes mains. Mes yeux sont tout autant embués que les siens.
-Maman... stop... arrête toi s'il te plait... tout ça, c'est fini. Tu n'es coupable... de rien du tout. Tout comme je l'ai dit à Diana, maman... tu ne peux pas être coupable de quelque chose que tu n'as pas fait. Si tu avais voulu me parler, je ne t'aurais pas écouté. Et d'ailleurs, même quant tu as essayé, je t'ai ignorée. Tu n'es pas la seule à blâmer, mais il n'y a qu'un seul et unique coupable, Maman. Et il s'appelle Robin.
Elle hoche doucement la tête alors que je la prends dans mes bras. Nous restons ainsi immobile pendant un long moment, à sangloter silencieusement sur tout et sur rien... profitant simplement de cette distance enfin éliminée, de cette glace si solide enfin brisée en mille morceau.
-Il s'appelle Robin... murmure-t-elle finalement. Il est entre les mains de la police, et je vais me faire un plaisir de l'envoyer aux fers pour le restant de ses jours.
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