Roissy-Charles-de-Gaulle, Nora m'attend à la descente de l'avion, longue robe sombre, fichu islamique sur les cheveux, lunettes noires. Même avec les jumeaux, barbus, en couverture, la voir ainsi, tenue épouse soumise, me fait un choc.

Je me risque à lui en toucher deux mots. Elle m'interrompt :

– J'ai pas ça dans ma garde-robe.

– Aïcha ?

– Précisément.

– Fifille dans l'armoire de maman : un classique...

Mon pied gauche m'alerte brutalement. Le kalaripayat, ça sert entre autre aux poids plume à broyer les doigts de pied, quel que soit le gabarit de leur propriétaire.

– Service commandé mon chou.

– C'est quoi la commande ?

– Réception du Juge Ji Ten Jsie, demain matin, Val de Grâce.

– Et ce soir ?

– Permission d'appartement, rue Saint Jacques.

Permission, façon de parler, avec les jumeaux dans le salon, et Tomy en planque, dans les rues des alentours, avec ses potes et sa bonne vieille Picasso.

Mais quand les temps sont durs, on prend ce qui traine.

Et Aïcha nous a fait trainer un reste de tajine à réchauffer, précédé d'un reste de Bowmore, de quoi se réconcilier un peu avec la vie civilisée.

Avec la tendresse aussi, dans la chambre, une fois la porte close...

Le lendemain, neuf heures, réception du Juge Ji Ten Jsie, dans le salon d'honneur du Général Président Directeur du Val de Grâce : champagne, café, viennoiseries, macarons...

Le Juge est un petit homme discret, sobre, cheveux longs et barbe blanche, vêtu à la chinoise d'une simple robe de soie noire. Il est bien entouré, entre l'ambassadeur, les secrétaires, les interprètes, d'ailleurs inutiles, le Juge se débrouillant très bien en français, et une dizaine de gardes du corps, sbires des services chinois, genre quintal de muscle et mine patibulaire.

Alban est également des nôtres, représentant du ministère de la justice, éminent correspondant de son collègue pour les affaires sensibles.

Phase un : deux heures de discussions techniques sur les mérites et les dangers de la ricine, les protocoles de part et d'autre, les explications empressées, sans oublier les silences, secret défense oblige.

Phase deux : Nora, visiblement en pleine forme, sollicite du Juge une visite aux tatamis, ceux où elle a fait les misères que l'on sait à l'adjudant Lemaître dans les sous-sols de l'hôpital*. Le juge incline légèrement la tête et se lève, aussitôt suivi de cinq sbires, trois interprètes et quelques secrétaires empressés.

Lemaître est là pour nous accueillir, avec un large sourire. Il a prolongé de quelques mois, avant la retraite et la pêche à la ligne...

Avec Alban et les jumeaux, on les suit, décontractés. Le Juge, impassible, s'assied en position lotus, version chan, dans un coin du tatami.

Il invite ses sbires à se déchausser et à prendre place à ses côtés. Secrétaires et interprètes s'agitent nerveusement sur leurs chaises, de l'autre côté de la pièce. Pendant ce temps, Medhi nous serine dans les oreillettes : « Vous la laissez faire pendant que vous faites la tchatche au petit personnel ». On les rejoint donc, s'empressant de parler haut pour leur commenter la scène.

Nora et le Juge, les mains jointes, se font face. Silence méditatif. Au bout de cinq bonnes minutes, Nora se lève et invite un des sbires à la rejoindre au milieu du tatami.

Ils font quelques gestes d'échauffement, entrecoupés de génuflexions, et le combat commence. Gestes lents, pesés, sans porter le moindre coup, au moins au début. Puis accélération, et ça se termine par un envol du pauvre gars, suivi d'un atterrissage brutal de sa tête sur le genou de Nora, malencontreusement dressé au mauvais endroit.

Manifestement désolée, elle se mue en médecin, pour vérifier que l'évanouissement est bénin. Lemaître, sourire en coin, ne se fait pas prier pour aller l'étendre douillettement sur un matelas, dans une pièce à côté.

Nora a repris sa place et le Juge, d'un geste imperceptible, a fait signe aux quatre sbires restants de se lever. Préliminaires sommaires. Visages sombres. Manifestement, ils ont de l'honneur à laver.

Quatre quintaux de muscle face aux quarante-cinq kilos de Nora, toute habillée, ils ne pensent pas courir grand risque. Grave erreur : les kilos s'allègent avec les mouvements, surtout quand ils sont rapides et de grande ampleur.

Quelque chose se passe au ras du sol, qui en prend un par le talon, à l'improviste, transformation toupie volante, jusqu'à heurter brutalement la mâchoire de ses camarades restés debout, dans un brusque mouvement voltigeant.

Et tout ce petit monde se retrouve dans le coltard, allongé sur le tatami. Nora, toujours désolée, vérifie, en bon médecin, soucieuse de respecter le serment d'Hippocrate, que c'est temporaire, et Lemaître les emporte rejoindre leur camarade.

Le Juge fait maintenant face à Nora. Cette fois, le combat dure un bon quart d'heure. Le Juge bouge à peine, esquivant avec grâce, genoux comme des cardans élastiques, jambes comme des ancres cadenassées, sans quitter son sourire.

Nora, haletante, a l'air d'avoir trouvé à qui parler. D'ailleurs ils parlent, beaucoup, en commentant les gestes et les parades, en reprenant au ralenti, pour bien se comprendre.

De l'autre côté de la pièce, on n'entend que quelques bribes : « dziang », un geste bien connu du kalaripayat sans doute, ou bien du tai-chi-chuan, tout comme « macao », ou « tanker », ou bien encore « criquet ». Nous nous efforçons d'expliquer tout ça, avec force gestes et haussement de ton à nos interprètes et secrétaires médusés.

Pour terminer, Nora emmène le Juge constater que l'état de ses sbires n'a rien d'inquiétant, puisqu'avec le simple son de sa flûte banduri** elle les a remis debout et ramenés, encore un peu vacillards, vers les salons d'honneur où nous attendent l'ambassadeur et le général, toujours en grande conversation.

Au passage, Nora nous glisse :

– C'est dans le sac.

– Le sac ?

– Le Juge est avec nous, sur toute la ligne.

– Y compris le débarquement des criquets africains ?

– Y compris, théorie du mal nécessaire.

– Quèsaco ?

– Un des principes de base du tai-chi-chuan...

Alban, médusé, est sous le charme :

– Epatante ta moitié, même si tu fais pas le poids. J'ai rien compris, ce que j'aime autant, d'ailleurs, quand je ne suis pas censé comprendre. Tout baigne, ai-je néanmoins perçu. Je te ferai un rapport sur mes entretiens particuliers avec le Juge.

– Merci mon pote...

Alban vaut son pesant de pistaches, même sans baklavas. Il fait partie de ceux qui comprennent vite et bien, sans superflu, y compris lorsque piger consiste précisément à s'en abstenir...

A table, je suis à côté du Juge Ji Ten Jsie, toujours imperturbable. A mi-voix, il ne tarit pas d'éloges à propos de Nora : « Votle épouse... tout à fait lemarquable... tout à fait... technique de combat... hols nolme... et flûtiste... étonnante... lolsque l'avenil s'éclaircila... vous viendlez... me rendle visite... ma maison de Hanyuan... sommet d'une colline... pêchers en fleuls... soleil, montagnes et nuages... ».

Mais je n'attends que ça, que l'avenir s'éclaircisse ! Avec deux invitations au compteur maintenant : Névache, par Villeneuve, et maintenant Hanyuan !

« Merci mon pote... » que j'avais envie de lui faire, mais c'est pas des choses qui se disent à un Juge chinois Procureur spécial, docteur incontesté ès arts martiaux, cheveux et barbe blanche, vêtu d'une simple robe de soie noire, dans une salle de banquet, avec un ambassadeur en costard cravate d'un côté et un Général Président Directeur d'hôpital tout galonné en face.

En sortant Alban me prend à part :

– Il t'a invité, c'est ça ?

– C'est ça.

– Où ?

– Maison de Hanyuan.

– Très rare : j'y ai jamais eu droit...

– Ça te tente ?

– Ah oui !

– Le moment venu, j'essaierai de t'obtenir un billet...

* L'adjudant Lemaître, expert en arts martiaux, apparait dans le 5ème épisode d'Opération désherbage : https://www.wattpad.com/319138524-1-op%C3%A9ration-d%C3%A9sherbage-5-val-de-gr%C3%A2ce

** Cette aptitude très particulière de Nora apparaît dans le 11ème épisode d'Opération désherbage : https://www.wattpad.com/323022813-1-op%C3%A9ration-d%C3%A9sherbage-11-agents-sp%C3%A9ciaux