19. Judas
Check point d'Orvault, le correspondant de Martin nous attend.
Ses collègues sont furieux. Faut qu'on laisse passer l'orage. Ils nous garderont quelques heures, puis on pourra filer, laissez-passer en poche.
Commissariat central, ils nous ont organisé le grand cirque. Du classique.
Début soft, rez-de-chaussée, style « Vous voulez du café... avec ou sans sucre... un croissant, deux... trois si vous préférez... ».
Puis mise au frais, premier sous-sol, caméras et lumières vives qui s'allument et s'éteignent par à coups, avec fond sonore de cris étouffés, agrémentés de claquements brusques. Un officier débarque, genre « Je vous veux du bien, mais faut m'aider... parce que sinon, mon supérieur... un type pas commode... ».
Ensuite, deuxième sous-sol, irruption du supérieur en question, beuglant « Vous croyez quand même pas que je vais avaler vos salades... vous êtes les derniers à l'avoir vu vivant, donc suspects... alibi non crédible... le Dumonchelle qui se serait laisser dépouiller par des pouilleux comme vous ! »
Faut dire, côté minable, que je fais mon possible : regard vague, bouche molle, corps affaissé, genre qui a toujours préféré l'infirmerie aux salles de classe comme aux terrains de sport.
Martin, imperturbable, répond sans se démonter : « Faut pas croire... on est pas tous comme Popol... c'était dans le noir... dans les bois... il connaissait pas le terrain... on n'est pas entre enfants de cœur... si vous voyez ce que je veux dire... et pis côté tournis, on est des spécialistes... demandez à votre collègue... »
Tomy débarque enfin, œil mauvais, mine défaite, une tronche de Judas.
Tiens tiens, salut mon pote !
C'est bien nous, les péquenots, ceux qu'ont pas été capables de te conserver ton copain d'antan, enfermé dans une cage, au fond des bois, trempé, claquant des dents... Sans doute que tu l'aurais rêvé bien à point, suspendu par les bras à une branche, plante des pieds à même la braise. Hein... mon salaud !
Il nous sépare, pour reprendre les interrogatoires. Avec moi, il est mal barré : « chais pas, putain... ben, en plus... chais pas, c'est ça... mouais, bof... plutôt, quoi... pas moi, non... ».
Pauvre Tomy ! Il désespère sec. Il n'est pas au niveau, je l'ai toujours pensé. Un exécutant. Pas un mec à initiatives ni à responsabilités.
A tel point qu'il commet des bévues de débutant, comme téléphoner devant témoin :
– Allo, mon Général... rien à en tirer... l'un, encore... mais l'autre, un abruti... le portable... pas de doute... c'est le sien... j'ai épluché son carnet d'adresse...
L'autre a l'air tout aussi furax. Et Tomy de reprendre :
– Tout le monde sur écoute, vous dites... même le juge Barrère, et Villeneuve... mais... totalement illégal... vous vous en foutez... vous peut-être, mais moi... non, pas d'ordre écrit... pas les habitudes de la maison...
Il aborde même la question qui me taraude depuis hier :
– Quant à la fille, aucune nouvelle... pour l'instant... et pour le reste de l'équipe, je voulais vous demander... bien traités, j'ai votre parole... de soldat... parfait... des gens formidables, vous savez... potentiellement utiles en plus... j'y tiens...
Ben voilà ! Il est con, mais pas foncièrement méchant. Je me sens mieux, même s'il faut pas laisser paraître.
Une heure plus tard, on est libres, comme nous l'avait promis le correspondant des Zadistes. Et je sors, laissant trainer la papatte, derrière Martin, hilare.
Dans la bagnole, je lui fais signe. Silence. En arrivant, on fait valser quelques cartons. Un coup d'œil : confirmation. Ils nous ont posé un mouchard, un de ceux qui vous localisent et qui, en plus, enregistrent et transmettent tout ce qui se dit dans la caisse.
Chez lui, idem, dans la chasse d'eau. Classique.
On se la boucle donc et on finit par aller se boire une bière au café du coin. Toujours avec mon air d'abruti effondré sur le comptoir, on se fait un débriefing rapide, entre deux rigolades.
Notre plan est prêt. On remplit la camionnette de cartons et on se prend la nationale pour Paris, avec notre mouchard à occuper. En chemin, Martin, imaginatif, invente des dialogues, destination Tomy, au risque de me faire éclater de rire :
– Le dernier qu'on a vu, le big boss ?
– Mouais.
– Pas la fête, hein ?
– Ptêt ben.
– Pas la conscience bien nette, hein ?
– Beurk, sûr !
– Une allure de traître, sans foi ni loi, teint jaune, bileux, foie malade, doit pas dormir comme il veut !
– Crevé, sûr de sûr.
– Doit pas se regarder volontiers dans le miroir, trop glauque !
– Glauque, c'est ça.
– Doit sentir qu'il est fini.
– Mouais, fini.
– Qu'il va crever bientôt, salement !
– Pauvre mec.
– Comme le pécheur de Ben Asteck, tu te souviens, gorge tranchée, de travers, longue agonie, abandonné, loin de tout...
– Moche, putain.
– Et y aura pas grand monde pour aller pleurer sur sa tombe.
– Ah ça, ben non.
– Avec une épitaphe, en plus, genre : « Traitre crevé au champ du déshonneur » !
– Putain de putain.
Je me pince les lèvres en imaginant les mecs appeler Tomy :
– Chef, ils parlent de vous... ça va, chef... le moral, ça tient... faut pas craquer, pas maintenant... allez chef, courage...
Surtout que le Martin, une fois lancé, on ne l'arrête plus :
– Il est pas marié, ce mec... pas possible... divorcé peut-être... ou bien sa femme le trompe... question de survie !
Avec des variations, pour agrémenter la sauce :
– Pourvu qu'il ait pas des enfants... genre qui voient jamais leur père... quoique ce soit préférable pour eux...
Ou bien encore :
– Ça doit être un enfant de la DAS... parce que, pour des parents... pas supportable... reste plus que le reniement...
Sans oublier le quart d'heure salace :
– J'ai une copine dans le coin... Juliette... le lui ai promis de passer la voir... chaque fois que...
Et, une demi heure plus tard, après une bonne bière, il lâche :
– Oh mon pote... ce que j'ai bien... ah, c'est beau l'amour... quand on a sa conscience propre... sans mentir, j'ai même eu une pensée pour lui... parce qu'il doit pas souvent... enfin, pas vraiment, comme du bon pain, bio de bio, plusieurs tartines à la suite...
Avant que je lui fasse signe de changer de sujet, il se lance dans un dernier petit supplément :
– Dis Popol ?
– Ouais.
– Juju, le SDF, celui de la gare, avec ses chiens ?
– Ouais.
– Tu trouves pas qu'il lui ressemble ?
– Mouais.
– C'est vrai, c'est le même, en plus épanoui.
– Xactement !
Je me sens de mieux en mieux, rien qu'à imaginer la tête de Tomy, de mal en pis. Ses subordonnés ont dû faire comme nous : virer prévenants, genre qui fiche un bourdon d'enfer à n'importe quel chef.
Et ils doivent faire dans la prévenance prévenante, surtout si, pris de pitié, ils ont renoncé à tout lui faire entendre...
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