13. Requiem
Mariott, Carlton, Hilton, Shangri, Peninsula, Hyatt, Sheraton...* Shanghai, Hong Kong, Singapour, Macao, partout, tous les palaces ouvrent grand leurs portes.
Marina Bay Sands**, Venetian & Co, tous les casinos offrent leurs services.
Les clients, même les plus chics, proposent de partager leurs suites et leurs tables, pendant que ceux qui doivent venir annulent leurs réservations pour les mois à venir.
Grâce à Madou, on assiste à un élan de solidarité comme on n'en a jamais vu. Les plus riches accueillent les plus démunis, jusque dans leur salle de bain, même s'il est vrai qu'ils ont une rapide tendance à envisager d'écourter leur séjour en vitesse.
Nous, on est descendu au rez-de-chaussée du Venetian. Une table de jeux, perdue dans l'immensité d'une salle remplie d'une foule silencieuse, est devenue chapelle ardente ***. Les télévisions du monde entier ont pris le relai. Des herses de caméras ont remplacé les boucliers anti émeute.
Le cadavre de Madou, recouvert d'un linceul blanc, git sur la table centrale, devant une montagne de jetons qui se mélangent aux fleurs qui s'accumulent.
Le juge Ji Ten Jsie, au nom des autorités chinoises, au côté des Présidents Gouverneurs de Macao et de Hong Kong réunis, environnés de caméras officielles, rendent un hommage appuyé à Madou, enrobé d'excuses et de malédictions.
Il s'agit, entre autres, d'éviter que les ambassadeurs africains soient tous rappelés en consultation, contrats suspendus, consulats fermés.
Il s'agit aussi de ralentir la chasse aux Chinois, en brousse, en forêt, en ville, qui se répand dans toute l'Afrique. Pire qu'Ebola...
Face au cadavre de Madou, on n'en a rien à fiche. Comme il ne faut pas se faire voir, on peut seulement passer, comme tout le monde, au milieu de la foule, devant le linceul.
Aristide, dents serrées, tunique ndop bleue blanche encore tachée de sang, reçoit les condoléances, au nom de l'Afrique suppliciée. Deux larmes coulent sur ses joues quand il prend la main de Nora et celle de Caroline dans les siennes, sans un mot.
On est tous derrière, dents serrées, estomac plombé. On a bien bossé. Le Président sera content. Nos passagers aussi. Ils pourront rentrer comme convenu, héros aux poches pleines, s'ils ne gaspillent pas tout dans les machines à sous.
Mais Madou, sa main dans celle de Vivi, écoutant Les Misérables, assis à côté de Dominique, déguisé en Ben Asteck, la petite grande âme de l'expédition... envolée !
La Maire de Douala, sanglots dans la voix, annonce la construction d'un mausolée. Son collègue de Macao, lui aussi. Tant mieux pour eux !
Le juge Ji Ten Jsié est immédiatement passé à l'action. Ses hélicos ont empêché ceux des tycoons de décoller. Ziang en tête, parrains de Sun Yee On, Wo et 14K à sa suite****, gratin des Triades au complet, ils sont tous à genoux, avec une pancarte, non loin de Madou, exposés aux crachats de la foule.
Interrogatoires musclés, vu l'urgence : ils sont passés aux aveux. Leurs biens seront confisqués jusqu'aux fin fonds de leurs comptes offshore. Dans les cinq cents milliards d'euros. Une bagatelle...
Nos criquets de passagers seront hébergés, dédommagés, bichonnés, ramenés chez eux en avion, classe affaire, service compris. Faudra aussi réparer ponts et pontons, pétroliers à démanteler, ferrys écrabouillés à remplacer...
Dans un coin du hall, les Calabrais, également pancartés, émergent à peine de leur coma éthylique.
Salvatore, nous apercevant, arcade sourcilière éclatée, lèvre fendue, tente de relever la tête.
Un coup de trique lui arrache trois dents.
On est remontés dans notre suite, sans rien manger. J'ai seulement demandé une bouteille de Port Ellen. Ils ont du 1978, mais sans le moral il a le goût d'un tord boyaux. Et les miens sont bien mal en point.
Nora s'est assise à côté de moi, paupières baissées, tête sur mon épaule. Dominique a passé le bras autour des épaules de Caroline, yeux embués.
Ozgur et Bébert, mains dans les poches, observent Macao, regard vide.
Bubu marche de long en large, en écartant les bras.
Vivi, effondré dans un fauteuil, pleure en silence, ses trois tomes graisseux des Misérables devant lui.
S'il ne les lui avait pas lus, Madou n'aurait pas eu l'idée de jouer les Gavroche.
Il serait toujours là, à gambader, entre black jack et baccarat, roulettes et bandits manchots...
On a beau lui faire observer qu'il serait peut-être encore en vie, mais certainement pas là. Il y serait resté, sur le viaduc Nobre de Carvalho. Ils y seraient tous restés.
Sans son sacrifice, personne ne serait parvenu à passer entre les lignes chinoises. Sans l'œil de sa caméra, fouillant la gueule des canons chinois et scrutant la balle qui allait le tuer, ils seraient tous demeurés criquets.
Sans les Misérables, sans le père Hugo, l'opération aurait fort bien pu tourner au fiasco. Quelques paquebots, réquisitionnés pour la circonstance, auraient peut-être englouti tout le monde, honteux et confus, pour un voyage retour sans gloire et sans éclat.
Mais rien n'y fait, et Vivi fixe inconsolable le portrait rieur et grimaçant de Gavroche, frimousse, regard malicieux, chevelure en bataille, et gouaille à fleur de peau.
Aristide a fini par nous rejoindre. Il s'engouffre une longue gorgée de Port Ellen au goulot. Il en verse le reste dans les verres vide et il lève le sien :
– A ta santé, Madou. On les a bien eus, grâce à toi. T'es un vrai héros toi, pas comme ton Ben Asteck de merde !
Brave Aristide, un peu héros sur les bords lui aussi. Trois mots, et il a redonné son lustre au Port Ellen, que je m'enfile cul sec : "à la tienne, Madou !"
Le soir venu, le Juge Ji Ten Jsié vient également nous rendre visite. Il est accompagné des mêmes sbires qu'à Paris. Quand ils aperçoivent Nora, il n'a aucun mal à les convaincre de l'attendre à la porte.
Au nom de son pays, il tient à nous remercier. Les Triades sont à terre. Pour longtemps. Il a les mains libres. Une grande purge est en cours.
Assainissement nécessaire, même si la facture sera salée. Crises de croissance qui produisent des excroissances, comme les longues marches. Faut prendre le temps de les soigner avant reprise de la marche en avant.
Le tai-chi-chuan, version politique, sans doute. A Pantin, c'est pareil, théorie des cors aux pieds. Traitement chirurgical, avec mesures de prévention, sans talons hauts, ni montures excessives...
Il nous parle de Madou aussi, et de l'Afrique. Les Chinois vont y passer un sale quart d'heure. Peut-être un mal nécessaire. Encore faudrait-il en échange qu'on sache se comporter autrement que par le passé.
Il se tourne vers Aristide :
– Pays Bamiléké... 1960... au lance flammes... par hélicoptèLes... cent... deux cent... tLois cent... quatLe cent mille moLts... la Lépublique des dLoits de l'homme... vous voyez ce que je veux diLe...
Aristide acquiesce :
– Vous inquiétez pas. On va plus se laisser faire. Madou n'est pas mort pour rien !
J'ai rien compris. Normal : la DGSE enseigne seulement l'histoire de ses hauts faits. Elle passe ses propres génocides sous silence, surtout les plus récents*****.
« Comme nous, pour les Arméniens », fait remarquer Ozgur.
Le Juge Ji Ten Tsié, avant de nous quitter, me répète avec insistance :
– Quand vous auLez fini... je vous attends... avec votLe épouse... ma maison de Hanyuan... sommet d'une colline... pêchers en fleuLs... soleil, montagnes et nuages...
Pour l'instant, il a mis un hélico à notre disposition. Direction aéroport de Hong Kong, et retour à la maison.
* Mariott, Carlton, Hilton, Shangri, Peninsula, Hyatt, Sheraton sont des enseignes d'hôtels de luxe, particulièrement importantes en Asie.
** Voici le célèbre casino Marina Bay Sands de Singapour
*** Voici une des immenses salles de jeux du Venetian, celle où git Madou...
**** Sun Yee On, Wo et 14K sont les 3 principales « familles » des Triades chinoises.
***** Allusion à un épisode peu connu et peu glorieux de l'histoire de la Françafrique : entre 1957 et1962, l'armée française a perpétré un "génocide" (terme discuté par les historiens) en pays Bamiléké, tuant entre 200 000 et 400 000 personnes, notamment au lance-flamme, depuis des hélicoptères
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