Douze heure
Me voilà de nouveau dans la pièce aux murs blancs, vierges de toutes traces laissées par patafix, scotch ou punaises, de tâches héritières de petits doigts gras ou de maladresses, intact et impersonnel, devant ce bureau encombré de feuilles volantes, de crayons et stylos rassemblés, d'un ordinateur ouvert sur ma boîte mail professionnelle aussi déserte qu'une plage de Normandie en plein hiver, et de partitions sans aucun lien les unes entre elles. Je suis aussi vide que la cloison qui m'entoure et mes pensées aussi brouillonnes et tourbillonnantes que l'amas devant moi. Je suis dans un état total d'hébétude, ne sachant quoi penser ni quoi faire de mes dix doigts et de mes milliards de neurones. La fatigue tombe, chape de plomb sur mes épaules fragiles, accompagnée de ses fidèles acolytes, l'abattement et la peur. L'envie de m'enfouir au fond, tout au fond de mon lit, là où aucun fantôme du passé ne viendra m'en extirper me prend aux tripes plus sûrement que ma faim qui n'est pas rassasiée. Pourquoi revient-il maintenant ? Pourquoi revient-il tout court ? Je n'avais plus eu de contact avec lui depuis trois ans et le voilà qu'il débarque comme une fleur. J'aurais bien envie de le déraciner, cette rose empoisonnée, si seulement je n'avais pas aussi peur des piquants qui le protègent. Il a déjà fait goutter trop de mes larmes pour que je le laisse réitérer sciemment. Pourtant je n'ai pas assez de force pour réagir, pour lui dire de dégager, pour seulement bloquer son numéro. Mon esprit se congèle sur place dès qu'il s'égare à penser à lui. Alors je ne fais juste rien, laissant mon corps creux les bras ballants. Et je me déteste de cette inaction, je me déteste de cette passivité, je me déteste autant que je devrais le détester lui. C'est ce que me répète sans cesse Namjoon, de diriger ma colère vers lui. Mais je me hais trop pour cela. Et il me terrifie trop pour que je n'esquisse le moindre geste. Je suis coincé, entravé dans cette situation que j'ai tout fait pour fuir ces dernières années. Un bandeau autour des yeux et un pansement sur le cœur, je me suis contenté de cela. Mais la plaie saigne abondamment et ce n'est plus un simple bout de sparadrap dont j'aurai besoin pour en arrêter l'hémorragie.
Et puis, à côté de tout cette pagaille, de ce foutoir, il y a Hoseok qui côtoie mes secrets au plus près que personne ne le fait plus, qui leur parle, qui les enchante. Je ne peux m'empêcher de penser qu'il est l'élément déclencheur, qu'il est l'interrupteur sur lequel il fallait appuyer pour que ma vie se remette en marche là où je l'avais laissée. J'ai fui l'horreur durant quelques temps seulement, juste pour prendre une bouffée d'air avant de replonger la tête la première dans l'eau sombre et froide. Mais s'il est l'élément déclencheur justement, sera-t-il ma bouée pour autant ? J'y crois. Je l'espère tout du moins. Il me l'a prouvé. Il est resté près de moi, avec moi alors que je lui criais de partir pour camoufler ma détresse. Il est resté, sans un mot, sans une seule question, il est resté. Son silence a été la plus belle preuve de soutien. Aucune parole réconfortante, aucune tape sur l'épaule aussi amicale soit-elle ne m'aurait autant satisfait. Je n'ai pas besoin de plus que de sa présence, au bon moment, au bon endroit. Je crois qu'il a compris, je crois qu'on est sur la même longueur d'onde.
Alors oui, je me prête à espérer. À espérer qu'il sera la cane avec laquelle je me lèverai et l'épée que je brandirai, si tant est que j'engage un combat. L'espoir est une flamme qu'il nous faut maitriser et doser à bon escient pour qu'elle ne s'éteigne ni ne nous brûle, seulement la mienne est restée si longtemps cachée sous les cendres qu'elle dévore tout sur son passage, aussi bien mon appréhension que mes dernières réticences, que ma peur monstre ou que mes souvenirs. Hoseok et son sourire se moquent bien de mes émotions, ils me font plier genoux à terre sans rencontrer aucune résistance.
Je suis tombé sous son charme bien trop vite. Comme avec Minhyun, avant. L'histoire se répète, mais ce ne sont pas les mêmes personnages qui entrent en scène. Et ils ne portent plus leurs masques de maîtres chanteurs. Hoseok a délaissé celui de séducteur pour montrer sa nature empathique, et cela fait longtemps que je connais le brun sous la lumière véritable.
Je pose mes deux coudes contre la surface plane qui me fait face, glissant dans un premier temps le long des feuilles qui la recouvrent avant d'y enfouir ma tête, de boucher ma vue et d'obstruer mes oreilles. Isolé du monde qui m'entoure, je peux donner toute mon attention à mon intérieur. Je sens mes muscles tendus et éreintés. Mon ventre qui réclame encore un peu du bulgogi fort savoureux qu'il avait à disposition avant que je ne lui en prive. Mes doigts qui ne cessent de trembler. Les traces salées qu'ont laissées les larmes sur mes joues. Je n'aime pas pleurer, je crois que personne n'aime cela, mais elles me rappellent sans cesse mon impuissance et l'océan que j'avais formé rien qu'avec elles. Je ne veux pas pleurer, parce que c'est inutile. Ça ne fait pas avancer les choses. Je sens aussi mes paupières lourdes, si lourdes qui recouvrent mes yeux, les plongeant dans cette obscurité si apaisante. Ce serait si simple de m'adonner au sommeil et laisser le monde tourner sans moi. Je pourrais juste m'en aller la conscience tranquille et les laisser régler entre eux les problèmes qui me collent à la peau. Mais les ennuis sont des chiens qui reniflent la piste laissée par leur proie, et je ne les sèmerai pas bien loin.
Je me redresse comme si un fouet m'avait claqué à l'oreille. Je ne peux pas rester inactif, c'est la pire de mes possibilités. Parce que repousser à plus tard, procrastiner ne fait qu'amplifier l'échéance. Je ne peux pas travailler parce que je ne suis pas en état ? Je ne peux pas continuer mon texte parce que Namjoon ne me l'a pas renvoyé ? Je ne peux pas appeler Hoseok parce que je ne veux pas me confronter à lui ? Grand bien me fasse, il reste toujours des choses à faire, des choses que j'ai tendance à négliger.
Le piano à ma droite me fait de l'œil. C'est un clavier de la marque Yamaha, tout à fait fonctionnel pour ce que j'en ai l'utilité, c'est-à-dire enregistrer les brouillons des mélodies que je produis. Rien à voir avec mon piano droit Kawai qui trône dans mon salon dont je prends soin comme de la prunelle de mes yeux bien que ça fasse un bail que je n'y aie pas promené la pulpe de mes doigts. Ce dernier produit un son clair et vibrant alors que je ne peux m'empêcher d'entendre crisser mon professionnel, mais je m'en contenterai. Jouer m'a toujours vidé la tête, et c'est tout ce dont j'ai besoin pour le moment.
Je m'installe donc sur le tabouret moelleux pour placer mes mains à hauteur des touches noires et blanches sans pour autant les enfoncer. Je redresse mon dos et expire lentement pour chasser les parasites, et place un accord. La sensation est froide sous mes doigts et le son mélodieux. Je ferme les yeux. Je n'en ai pas besoin, je connais par cœur chaque écart, chaque interstice, chaque relief des touches. Je connais mieux le langage de l'instrument que celui de l'Homme, je connais mieux sa constitution qu'aucune autre entité.
내 기억의 구석
Dans un coin de ma mémoire
한 켠에 자리잡은 갈색 piano
Il y a un piano brun sur le côté
Les mots me sont venus spontanément, et mes doigts ont suivi la cadence. C'est une des premières chansons que j'ai composée lorsque je suis monté à la capitale, mais je l'ai toujours gardée secrète, un peu jalousement je l'avoue. C'était mon jardin secret, il n'appartient qu'à moi. Tout comme ma voix que je ne partage plus.
Les notes s'enchaînent et mon rap se fait porter. Je ne pense à rien d'autre que mes cordes vocales qui vibrent et mes articulations qui craquent, de ma colonne vertébrale bien droite et de mon encrage dans le sol. Je renoue avec moi-même par la musique, parce que comme ce piano délaissé que je décris au fil des notes, j'ai laissé la musique de côté. Mais elle n'a pas bougé, et elle coule encore dans mes veines, à sa juste place. La passion est encore là, je ne dois pas désespérer. Je dois croire que j'ai encore une place dans le monde de la musique et que je traverse juste une passe un peu plus compliquée. Mais comme le soleil réapparaît toujours après une averse, je dois croire aux jours ensoleillés qui me sont promis.
Alors je continue, avec un peu plus de volonté, de détermination et de cœur. J'avale les lignes de partition gravées dans ma mémoire jusqu'à dans ma chair, et vomis les sons qui font sens. J'essaie de me purifier ainsi, de catalyser ma frayeur et mes maux à travers cette affaire, un peu à l'image du théâtre en Grèce antique, je purge mes passions. Un exutoire. Une catharsis.
Peu m'importe le nom que cela affiche, peu m'importe l'attention qu'Hoseok me porte, le souci que j'apporte à mon ami grisé et son compagnon solaire, peu m'importe le retour importun d'un ex important, la musique m'emporte comme une mer
Vers ma pâle étoile ;
Sous un plafond de brume ou dans un vaste éther,
Je mets à la voile.
Quatre coups secs donnés contre le bois de la porte m'enfermant dans ma bulle me coupent dans mon envolée lyrique aux côtés de mon compagnon de voyage inopiné, Charles Baudelaire. Je me suis perdu un instant au creux des vagues et de la courbe des voiles décrites dans ce poème, me berçant au rythme des syllabes, et je papillonne des paupières pour reprendre contact avec les éléments m'entourant. Mon esprit résonne encore de notes et de rimes, j'ai du mal à m'y soustraire.
Les coups résonnent de nouveau, plus vivement, plus impatients. Je secoue doucement la tête pour chasser la brume doucereuse qui s'y colle, mais rien à faire, j'ai des étoiles collées aux rétines et des mots tapissés à l'intérieur du crâne. Comme du coton, j'ai l'impression que mes pensées sont toutes emmêlées mais aussi moelleuses. Je n'arrive pas à en aligner deux correctes, à tisser un semblant de réaction.
La poignée s'abaisse sans que je n'aie pu produire un seul son invitant mon étranger à pénétrer dans mon atmosphère. Et si j'avais su qui se trouvait derrière le battant, je ne l'y aurais jamais convié.
Une douche glaciale s'abat sur mon être, gelant mes membres et mes pensées qui deviennent de glace, s'entrechoquent et se brisent. C'est mon moi tout entier qui se réduis en cendre, à l'intérieur. Je m'effondre, rien ne peut m'arrêter.
Je le reconnaîtrais entre mille, son nez droit, ses lèvres pulpeuses, sa peau parfaite, ses mèches brunes qui balaient négligemment son front, ses yeux pas tout à fait identiques, l'un, le gauche, qui remonte un peu plus haut sur son visage, son air hésitant, un peu maladroit, sa façon d'entourer son poignet gauche de sa main droite, tous ces petits détails que je connais par cœur car je l'ai tant fixé, analysant chaque parcelle de son corps, retenant chaque miette de ses habitudes et manies, car j'ai si longtemps partagé avec lui mon quotidien qu'il faisait partie de mon équilibre et du paysage avant que je m'y arrache, ne laissant qu'un trou béant dont s'échappe toutes mes angoisses à l'endroit même où devrait se situer mon cœur. Il me l'a volé. Minhyun est un beau garçon, et il le sait, et il en joue.
Le vertige me prend, il avance d'un pas dans ma direction.
« - Yoongi... chuchote-t-il. »
M'enfuir, je dois fuir. Je ne dois pas rester là. Il faut que je parte, là, maintenant, immédiatement. Sinon je vais manquer d'air. Sinon je vais crever. Mes poumons sont d'ores et déjà vides, et mon corps ne me répond plus, il est tétanisé, à la fois attiré et révulsé, à la fois ancré ici et à dix mille lieux.
Il fait encore un pas, son talon claque contre le parquet. Le son ricoche en moi, se répercute dans mes os, dans mes tissus. Mes oreilles bourdonnent, ma vue se brouille. Je perds mes sens un par un, sans que rien ne puisse les retenir. L'eau, d'humeur joueuse, vient lécher les bords de ma conscience, remue et ronronne. Cette personne qui la nourrissait lui avait manqué, terriblement manqué.
Il s'avance encore, et je n'ai pas esquissé un seul geste. Ma main repose toujours sur le piano, et mon corps est tourné aux trois quarts dans sa direction.
Un dernier pas nous sépare, qu'il s'empresse de franchir. Il a l'air mal à l'aise, ne sachant quelle attitude adopter. Il tend sa main et effleure la mienne.
Alors mon esprit se vide, l'eau m'envahit, gerbes d'écume de milliers de tons qui rasent tout sur leur passage. Tout devient blanc autour de moi.
Et j'hurle.
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C'est le chapitre le plus étrange que je n'ai jamais écrit je crois x)
Merci -taesthyk de me soutenir dans cette aventure, tu m'as donné confiance pour sortir ce chapitre ❤️
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