Dix-huit heure
Une impression de déjà-vu me prend aux tripes alors que j'ouvre doucement les paupières. Le plafond tacheté dû aux dégâts des eaux m'est familier, l'odeur dégagée par l'oreiller me rappelle une personne certaine et je suis sûr de reconnaître les motifs de la couverture m'enveloppant. Je passe une main sur mon visage, faisant doucement glisser la couette le long de mon torse. Je masse un instant mes tempes, tentant de baisser ce mal de crâne lancinant, un peu à l'image d'un hamster ne cessant de tourner dans sa maudite roue. Le clapotis de l'eau contre la vitre et le tic-tac de l'horloge frontale n'arrange rien à mon cas. J'aurais voulu pouvoir me rendormir, courir à la poursuite de ce sommeil s'estompant dans ma conscience mais j'en suis incapable. Car mes yeux se sont posés sur cette silhouette avachie contre la chaise juste à mes côtés, qu'ils ont croisé leurs homologues d'un doux brun et qu'une chaleur, cette vieille amie longuement portée disparue, a pris forme dans mon corps et ne cesse de grandir.
« - Comment tu te sens ? »
Sa voix est douce mais non chargée de cette protection inutile, de ce filtre méprisable. Juste une pointe d'inquiétude et un grand intérêt, certainement légitime. Je me redresse sur un coude, tournant mon visage dans sa direction sans décoller les lèvres. Je distingue derrière lui un plateau chargé en victuailles sucrées et grasses, auquel mon ventre répond positivement par un ronron de contentement.
Percevant ce bruit peu engageant, Hoseok écarquille les yeux et un fin sourire vient lui barrer son visage, ranimant ce feu dans ma poitrine. J'aimerais qu'il ne cesse jamais de sourire.
« - Je t'ai préparé quelques petites choses, annonce-t-il en se retournant, tendant le bras afin de récupérer les biens disposés sur sa table basse. Je me suis dit que tu aurais faim à ton réveil. »
Et à raison. J'ai l'impression qu'il sait toujours ce dont j'ai besoin avant même que je n'en prenne conscience, et c'est quelque chose de très agréable, il me faut l'avouer. Cela fait trop longtemps que je vis seul, que Jimin est terrifié à l'idée qu'une de ses initiatives déclenche une crise de larmes, que Namjoon m'observe de loin sans réussir à recouvrir notre spontanéité d'antan, que Minhyun ne se préoccupait plus que de son propre bien-être. Un frisson glacial court le long de ma colonne vertébrale. Je secoue la tête, chassant la vision angoissante qui y est apparue, et me redresse afin de retrouver une position plus décente, assis sur mon postérieur et pas avachi de tout mon long.
« - Je peux te faire chauffer de l'eau aussi, me propose le roux. Si tu as froid... »
Il a même remarqué mon frisson ? Quand s'arrêteront donc ses dons de perception, je me le demande. Sauf que ce tremblement-ci n'était pas dû au froid, mais autre chose de bien moins avouable. Je n'ouvre toujours pas la bouche, me contentant de l'observer à la dérobée, de caresser de mes orbes obsidiennes le contour chaleureux de ses joues, ses yeux en amandes subtilement mis en valeur par une simple touche de maquillage, ses mèches arrondies qui lui retombent sur le front et le rend irrémédiablement sympathique. Rassurant pour ma part. Le froid qui m'a étreint est reparti de là où il venait, chassé par les ondes positives dégagées de son visage. Je crois que l'orange est la couleur de l'espoir.
« - Tu aimerais continuer à dormir ? Ou bien tu voudrais peut-être rentrer chez toi ? me demande-t-il soucieux. Ou alors un cachet pour ton mal...
-Tu es venu, je le coupe. »
Ma voix me semble plus rauque que d'habitude, enrouée par le sommeil et les larmes. Mais sa mine surprise n'est pas due aux sonorités étranges créées par mes cordes vocales je crois, mais plus à l'incompréhension que suscitent mes mots. Ses sourcils se froncent sous ses questions silencieuses et je plonge mes pupilles dans les siennes, lui transmettant mes intentions que j'espère claires. Soudainement, le voilà former un O parfait de ses lèvres fines, me faisant tendrement sourire.
Il sait, il a compris. Il a su percevoir ma reconnaissance glissée au travers de ces trois petits mots, mon soulagement d'avoir la preuve indéfectible qu'il ne m'a pas abandonné, que même au centre de mes terreurs les plus irraisonnables, il a été là alors que rien ne l'y obligeait, que rien ne le poussait à venir me consoler, éteindre mes soubresauts, dompter cette eau qui m'habite et absorber mes larmes. Qu'il est resté auprès de moi et n'a pas fuis face à la pire partie de moi. Qu'un simple coup de fil le fera accourir, qu'importe ses activités.
Je suis seul depuis trop longtemps, il est temps que j'offre ma confiance à quelqu'un d'autre, et Hoseok a su se montrer à la hauteur.
« - Evidemment que je suis venu, réplique-t-il après un court silence significatif. Je suis là pour toi. »
Mon sourire s'étend un peu plus, grignotant l'espace de mes joues rosies de plaisir. Je baisse le regard, ne pouvant supporter plus longtemps la lueur que je discerne au fond de ses iris, jumelle à la mienne. Mon cœur voletant comme un moineau début printemps n'y survivrait pas. Je me concentre donc plutôt sur les gâteaux qu'il me tend, jetant mon dévolu sur une galette de maïs soufflé recouvert de chocolat noir et d'une brique de lait aromatisé. La céréale crisse sous ma dent, le chocolat emplit mon palais et bientôt, finissent tous deux au fond de mon gosier. Je n'ai jamais apprécié le goût de ces crêpes, me rappelant trop l'Ostie que mes parents me forçaient à accepter lors de la messe, mais je ne peux qu'approuver le fait que ce genre de gourmandise est foutrement nourrissant. Je m'attaque maintenant à la briquette jaunâtre, plongeant ma paille dans le liquide que je sais richement sucré.
« - Tu le sais, n'est-ce pas ? »
Le plastique quitte un instant l'antre de mes lèvres, me permettant de formuler une réponse décente.
« - Oui. »
Je repose la boisson au sol, et Hoseok m'imite en abandonnant son plateau à côté. Je sens son regard percer mon cuir chevelu, m'implorant de lui faire face sans que je n'y parvienne. Je me mets à tirer l'un des fils dépassant de la couverture, détruisant un travail minutieux. Plus ce fil se tend, plus il quitte ses compatriotes, plus j'ai l'impression de lui ressembler. Qu'on m'a forcé à sortir du rang. Que quelqu'un m'a tiré et étiré de toute ma longueur pour me faire perdre consistance.
« - Je sais que tu n'es pas comme lui, je murmure. »
Je ne suis pas sûr de la démarche que j'entreprends, ma raison me soufflant qu'il est trop tôt pour ce genre d'aveux pourtant mon cœur me pousse à poursuivre dans cette direction. A me fier à ce garçon au physique dégingandé, au sourire regroupant toutes les étoiles du ciel et aux gestes rassurants.
Pressentant ce qui risque d'advenir, Hoseok se rapproche instinctivement de mon corps et sa main vient, totalement instinctivement, se poser contre mon genou tressaillant.
« - Tu n'es pas obligé de... »
Sa phrase reste en suspens mais nous en connaissons tous les deux la fin. Raconter. Faire remonter des vagues de souvenirs et les lui transmettre. Donner un nouvel éclairage sur ma vie qui lui est encore inconnu. Compléter les bribes avancées par nos amis.
Oui, je le sais qu'il ne m'y obligera jamais, qu'il se doute de ce qu'il me coûte de ne serait-ce qu'envisager de mettre des mots sur des gestes qu'on m'a infligé. Mais j'en ai besoin. Je crois. J'ai envie que Hoseok le sache, lui. Je veux qu'il me réconforte de ce mal qui me ronge, qui gangrène mon cœur, mon esprit, mon âme. Je souhaite qu'il soigne mes plaies invisibles, bien présentes. J'ai l'espoir qu'il cajole cette mer qui hante mon corps, qu'il l'envoûte comme il l'a fait avec moi, qu'il l'apaise et peut-être même, la fasse disparaître. Mais pour cela, il a besoin de la vérité. Comme moi j'ai besoin d'enfin l'accepter, de l'intégrer.
Le chemin risque d'être long et dangereux sur la route de l'avenir, mais je préfère cela à mon surplace actuel. C'est encore plus douloureux, angoissant et dangereux de maintenir cette blessure ouverte risquant l'infection, la gangrène.
Son pouce amorce spontanément des mouvements circulaires contre mon jeans, et je sais qu'il entreprend cela seulement pour but de me rassurer, cependant mes muscles se tendent et ma gorge se serre. Je le sens s'affoler, regretter son geste et tenter de retirer ses doigts tandis que je les garde aux creux des miens. Cette fois-ci, c'est à son tour de se tendre, d'hésiter quant à la démarche à suivre mais je ne veux pas qu'il quitte ma peau. Ce contact me révulse, fait dresser chacun de mes poils mais fait aussi apparaître une flopée de papillons au creux de mon ventre et un baume cicatrisant sur mes maux. Tant que l'eau reste calme, je garderai ces doigts dans les miens, quand bien même ce ne soit que nos dernières phalanges.
Je souffle afin de soulager la compression de ma poitrine mais cela ne fait qu'augmenter mon stress. Je ne sais où commencer. Cela remonte à si longtemps et je l'ai caché durant tout ce temps, aux autres comme à moi-même, je ne sais si j'arriverai à trouver des mots à placer sur des situations inacceptables.
Le début. La première fois. La plus choquante. Pas la plus douloureuse.
« - Il n'allait pas bien, je souffle. Il n'allait jamais bien. Ses entraînements pour devenir trainee l'épuisaient, il voyait les autres arrivés en même temps que lui partir les uns après les autres, le laissant sur le carreau. Leur entraîneur ne lui faisait aucun cadeau, toujours à noter chacune de ses erreurs et le presser de s'améliorer. La formation lui coûtait de plus en plus cher et il ne voyait plus où en finissaient ses dettes et la façon dont il pourrait les rembourser lui paraissait obscure si jamais il ne débutait jamais. Il perdait foi en sa passion, confiance en sa voix, s'enfonçait petit à petit dans une rage dévastatrice contre le monde entier. »
Je n'essaie pas de lui chercher des excuses, j'ai trop souvent tenté de le faire mais Namjoon rentrait dans une colère noire lors de ces moments. Alors j'ai appris à ne plus les évoquer. Et lorsque Mr. Lee m'a assuré que rien ne justifiait ce que j'ai eu à subir, j'ai enfin réussi à l'accepter. Je me dois juste de lui brosser le tableau complet, j'en ai besoin. De retourner aux sources-même de ses raisons.
Mes doigts se mettent à trembler et je m'agrippe un peu plus fortement à ceux de mon vis-à-vis afin de ne pas perdre pied, de ne pas me laisser submerger par ces vagues de souvenirs qui déferlent. Désormais que mon oubli volontaire a été jeté aux oubliettes, que j'ai détruit à grand coups de pioches la protection entourant ma conscience, rien ne me protège contre moi-même. Mais étonnement, la mer que j'héberge se tient tranquille, seuls quelques remous viennent percer sa surface, signe que la situation est encore sous mon contrôle.
« - Et je ne sais pas s'il était conscient de me faire du mal, je bredouille. Je ne sais pas s'il répondait à un besoin malsain de déverser un peu de son malheur sur moi, de me faire ressentir à quel point ma vie semblait paradisiaque à côté de la sienne. J'avais tout, un métier épanouissant, une reconnaissance certaine, des amis fidèles... Peut-être était-il rongé de jalousie ou tout simplement en manque cruel de tendresse et d'amour. »
Je me perds un peu sous le flot de mes paroles, le fil conducteur me glissant entre les doigts tandis que les images de cette soirée viennent cogner avec force contre mon front, empirant ma migraine.
Je revois son air de tous les jours, ou plutôt celui qui ne voulait quitter son visage depuis qu'on avait atterri à la capitale et qu'il avait commencé sa formation. Ses cernes appuyés et ses yeux vides, ses joues amaigries et son front plissé. Par le souci et par l'ennui, la monotonie et l'épuisement. Un visage que j'aimais, que j'aimais tellement. Je n'ai jamais compris ce qui l'avait réellement poussé jusqu'à là, qui l'avait fait définitivement basculer, cette nuit-là. Mais était-ce de ma faute d'avoir succombé à ses charmes ? Où était mon erreur, dites-le moi, d'être tombé amoureux de lui, éperdument ? Il était si triste, si seul, j'ai failli, je n'ai pas su résister, me révolter. Parce que c'était lui, et qu'il était tout pour moi.
Je revois ses mains sur mon corps et ces ravages qu'elles ont causé.
Sa langue sur mes lèvres et le pauvre « non » qu'elles ont tenté de prononcer, bien vite avalé.
Mes vêtements balayés, mon être tétanisé.
« - J'ai rien tenté pour mon défendre, je sanglote doucement.
-Tu n'avais rien à faire pour, tu n'aurais pas dû avoir besoin de te défendre.
-Je n'ai rien fait, je répète, enfonçant le clou de ma culpabilité au plus profond, bien que le trou qu'il ait créé soit déjà insondable. Je l'ai laissé faire de moi ce qu'il voulait, sa poupée bien-aimée, son doudou de tendresse, sa marionnette de satisfaction. »
Je m'enfonce, m'enfonce encore sous le poids de ma mémoire qui m'écrase, me fait perdre pied. Ce n'est pas l'eau trouble qui me hante qui vient m'emprisonner, mais les vagues de souvenirs déferlantes, s'écrasant contre les vestiges de mes barrières, venant se briser contre mon cœur au bord du précipice. Mes yeux se sont clos sous cette tempête violente et dévastatrice, m'enfermant dans une noirceur familière de celle où je fus plongé durant une année, un simple tunnel dont on ne discerne la lumière, dont on ne sait quand sera la fin. Les abysses se déroulant sous mes pas, m'appelant à le rejoindre.
Je me souviens de cette sensation, de cette impression de ne plus faire partie de la réalité qui m'entoure. Comme enfermé à l'intérieur, mon âme hurle alors que mon corps restait de marbre. Une dualité de chaque instant, une frontière entre ma chair qu'il s'appropriait et ma conscience restée prisonnière.
« - Mais tu sais ce qui était le pire ? je continue en ignorant les larmes fendant mes joues. C'était après. Lorsque je réalisais. Lorsque je me retrouvais seul, avec un gant comme compagnie qui n'arrivait à effacer les traces invisibles qu'il me laissait. Quand je comprenais que mon corps ne m'appartenait pas, qu'il me marquait dans la chair et le sang sans que rien ne se voie. »
Je l'ai détesté ce corps, si fort, si longtemps. Je crois que je le déteste encore, que je le détesterai toujours. Comment passer à autre chose, comme ils le disent tous, si cette chose dans laquelle vous habitez, la seule chose qui vous suivra jusque dans la tombe, vous rappelle combien elle vous a trahi ? Qui vous jette au visage, à chaque fois que votre route croise celle d'un miroir, votre faiblesse ? Comment l'accepter de nouveau, se le réapproprier alors qu'il a été bafoué ?
Ma main monte à mes lèvres, retenir un hoquet.
« - C'est ça le pire, j'affirme. Ce dégoût que je porte pour moi-même. Cette haine qu'il m'a laissée en cadeau d'adieu. Tu sais que je n'arrive plus à faire face à mon reflet ? Que chacune de mes douches ne dure jamais plus que quelques minutes pour ne pas avoir à supporter la vue de ma peau nue ? Que je ne peux dormir autrement que sur le ventre ? Il m'a laissé des traces, partout ! »
C'est pour ça que je n'arrive à me relever, que je reste bloqué dans le passé. Ce n'est pas que je ne veux pas avancer comme ils semblent le penser, tous, c'est que je n'y arrive pas. Tout, tout ce qui me constitue reste bloqué là-bas, dans l'enfer. Mes séquelles sont autant invisibles qu'omniprésentes.
Une pression se fait contre mes deux doigts, et j'essuie les traces humides ancrées sur ma peau. Je souhaiterais qu'il soit aussi simple d'essuyer mes peurs que cette eau. J'entrouvre les paupières, tentant de discerner la personne, la seule certainement, qui me fera avancer.
Hoseok me regarde, moi, dans les yeux sans les détourner. Et j'ai l'impression qu'il me voit, pas que l'enveloppe m'entourant, mais ce qu'il y à l'intérieur, au plus profond, celui que je suis et non celui qu'il a modelé à son image, qu'il a brisé de l'intérieur pour un tas de cendre et qui reste mutilé, estropié. J'ai besoin de croire ce que me disent ces yeux-là, que je peux être quelqu'un avec ce que j'ai vécu, que je peux me reconstruire en tant qu'individu à part entière et non derrière ce statut de victime qu'il m'a imposé. Je suis plus que ça. Je ne me réduis plus à ça. Me feras-tu revivre, toi, Hoseok ? Ajouter la seconde parenthèse qu'il me manque pour clore définitivement cette partie ?
J'ai besoin d'y croire.
« - On peut les effacer, ces traces, chuchote-t-il. J'en suis sûr. »
Il ne comprend pas ce que j'essaie de dire, de lui expliquer entre mes balbutiements laborieux, que justement je ne peux pas les effacer mais seulement vivre malgré ça. C'est trop compliqué pour quelqu'un qui n'a jamais vécu quelque chose de semblable de se rendre compte de cela. J'ai essayé, durant deux ans, d'oublier ces marques, de continuer sans y penser, mais ça ne m'a mené à rien. Tout juste l'ombre de ce que je pourrais être, un être vide d'émotion, un fantôme de ma propre vie.
Mais je ne suis pas capable de lui expliquer clairement, je n'ai pas les ressources nécessaires et les mots adéquats, alors j'hoche la tête. Tant qu'il reste avec moi.
« - Mais pour cela il faut que justice soit rendue, ajoute-t-il »
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Je suis assez fière de ce chapitre, mais je veux bien avoir vos retours puisqu'il reste assez délicat et important pour l'histoire...
Merci -taesthyk de corriger ce petit bébé.
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