19. Macao
Le dîner nous appelle par les narines, bien avant de passer à table. Kabsa au poulet, à la mémoire de nos nababs ruinés, à jeun, célibataires, communications coupées, le regard vide, dans leur charter de retour, un exemplaire du Coran sur leur tablette pour seul réconfort.
Girofle, muscade, safran, cumin, coriandre, cannelle et cardamome mélangés. Riz, basmati évidemment, saupoudré de raisins de Corinthe et d'amandes grillées. Khyar en accompagnement : concombre, ail, menthe et yaourt de chèvre, pour rafraichir le palais.
Au moment du dessert, Villeneuve téléphone. Le Chef de cabinet du Président a laissé sa tenue de râleur au placard. Finies les récriminations sur nos méthodes insuffisamment orthodoxes.
Le succès lave des péchés, comme d'usage, jusqu'au prochain faux-pas, où ils refleuriront en bouquets.
Félicitations donc, petites histoires en prime. Prévisible et regrettable, Youri Ben Asteck est devenu le héros noir des cours d'école. Ses panoplies s'arrachent comme des petits pains.
Les propres enfants de Villeneuve, malgré leurs quartiers de noblesse, leurs parents énarques, leurs grands-pères polytechniciens et leur Ecole Alsacienne, ont même fini par en obtenir, et ils se promènent sans cesse, perruque rousse, poncho noir et chapeau de paille, l'un prétendant trainer la poupée favorite de sa sœur par les cheveux dans tout l'appartement, l'autre balançant le nounours préféré de son petit frère par le balcon, par mesure de rétorsion.
On a même signalé des cas dramatiques de tentative de wingsuit entre des barres d'immeubles. Tragique !
A tel point qu'un arrêté anti Ben Asteck est en préparation. Chapeaux ou ponchos passe, modèles réduits d'hydravion Husky ou d'hélicoptère Gazelle, pas de problème, massif du Mont Blanc en carton-pâte, parfait, mais les tenues volantes, quelles qu'elles soient, non !
On craint par ailleurs une remontée spectaculaire de « Youri » dans la liste des prénoms favoris. Et pour la version féminine, on voit même poindre Yuri, prénom japonais soi-disant en vogue du côté des îles Kouriles.
Pour tenter de se racheter à nos yeux, Villeneuve va jusqu'à mettre son chalet de Névache à notre disposition. Parfait pour le repos des guerriers : « La haute vallée de la Clarée, hors saison, pas un chat, l'eau qui chante, Thabor et vertes prairies, ça repose ».
Trop aimable. Avec un faux-cul pareil, à la moindre anicroche, on peut être sûr, dare-dare, qu'il se rétractera...
D'autant que le repos des guerriers, ça sera manifestement pour plus tard. Parce qu'à sept heures tapantes, le lendemain matin, voilà Macao qui nous appelle. Finies les papouilles, retour au turbin...
Compte tenu du décalage horaire, il est là-bas 14h, et Jun Lu participe à une réunion intéressante.
Jusqu'à présent, les micros implantés dans ses dents de sagesse n'ont révélé que des visites familiales et des échanges protocolaires.
Là, changement de disque. Ça se déroule dans un des principaux Casinos de la ville. The Venetian en l'occurrence, avec son Grand Canal suspendu au quatrième étage, décoration Rialto, Saint Marc, Pont des Soupirs, gondoles et gondoliers, sur fond d'Ô sole mio, sous un grand soleil artificiel.
Ça doit se passer dans une salle vaste, quelque part dans les hauts étages, et c'est bruyant. Le système des dents de sagesse a ses limites, et on entend seulement Jun Lu, qui ne dit pas grand chose, et son voisin, un certain Ziang, qui inspire le silence dès qu'il ouvre la bouche.
L'Opération Désherbage avortée, ça leur dit manifestement quelque chose, même si c'est passé profits et pertes.
L'Opération Nababs en revanche, et le coup de la dette grecque, ça leur reste en travers de la gorge, comme une arrête de fugu, imbibée de tétrotoxine.
Il est question de note à payer, salée, pourboire en sus, par le Qatar, « Nain adultérin, issu d'une matrone farcie à l'huile », et de sucreries à négocier avec la Turquie : « Frère affectueux, élevé sur les doux coteaux du Mont Ararat, auquel aboutissent les grandes routes de la soie ».
Sang Li, notre interprète, toujours aimable et disponible, prend en notes les interventions décisives du camarade Ziang :
- Mes très chers frères, nos vénérés pères et mères ont laissé échapper un léger soupir ; si nos efforts pour leur venir en aide demeurent vains, ils laisseront notre cousin abhorré, le calotté Ji Ten Jsie, faire éclore ses œufs dans notre jardin préféré...
- Comme vous le savez, nos vénérés pères et mères ont fait un rêve, qui berce leurs nuits, et qui peut enrichir les nôtres : que notre déesse renminbi l'emporte sur le dieu de l'oncle ; leur gratitude n'aurait plus de bornes si nous nous occupions, dans le secret de notre basse-cour, de séparer chèvres et moutons, poules et poulets, canards et cannetons, porcs et truies, dindes et dindons, dans la ferme de leurs vieux cousins...
- Mes très chers frères, l'opération « Stridents criquets des côtes » est donc avancée...
- Une fois remplies de criquets migrateurs en phase grégaire à peau colorée et à ventre vide, les jonques à long poitrail vont partir...
- Elles ont été préparées, avec des soins précautionneux, par nos vénérables correspondants, chaussés de longues bottes au talon pouilleux, qui recueilleront l'engrais laissé par les criquets...
- Comme vous savez, mes très chers frères, la collecte de criquets migrateurs bat son plein, depuis quelques lunes déjà, dans les contrées ventrues, arrosées de soleil, où de larges essaims ont été soigneusement orientés vers des volières hospitalières ; ils y sont délicatement conservés par nos respectés correspondants, ceux qui aiment s'éclairer à la flamme des livres...
- Mes très chers frères, je retiens également la proposition de l'honorable frère Jun : il va s'occuper, avec nos cousins des coteaux du Mont Ararat, de préparer une jonque au long poitrail, remplie de criquets nomades, amateurs de salpêtre...
- Elle rendra une visite particulière aux enfants de la matrone farcie à l'huile, où les criquets nomades obscurciront le ciel de leurs essaims bruyants...
Houlà, quel charabia ! On devine bien qu'il se trame quelque chose. Mais un commentaire en sus, une petite explication de texte pour digérer ce fatras, ça ne serait pas de refus...
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