Chapitre 5 : La baignoire nationale
- La Loire monsieur, la Loire. Assez grande et il y a des pontons, plusieurs pontons, La Samaritaine et La Thérèse. Après les insurrections à l'entrepôt, nous ne pouvons pas nous permettre d'autres erreurs. 900 brigands monsieur, j'insiste 900 brigands de tués. Monsieur Carrier, nous devons...
D'un geste sobre, Jean-Baptiste Carrier fait taire l'incessant vacarme de son inférieur. Juste deux doigts levés et un regard noir. À travers la pénombre de l'auberge réquisitionnée spécialement pour l'occasion, les traits fermes, le nez aquilin, les lèvres serrées, les traits ressortent, se dessinent. La pâleur de sa peau le rend, elle, presque fantomatique au beau milieu de la pièce. Homme politique reconnu, Carrier prend une inspiration avant de prendre la parole :
- La Loire oui, c'est très bien. De toute manière, personne ne saura, de toute manière, je tiens à avancer que l'épidémie de typhus devient incontrôlable au sein de cette prison, nous balançons des cadavres chaque jour par les fenêtres, et nous n'avons pas assez d'argent pour les soigner, eux et l'armée. Mais entre un scélérat et un loyal soldat, qui mérite le plus la vie ? Je ne me permets même pas de donner cette réponse évidente.
Un grand silence coupe sa dernière phrase, un long silence qui place tout autour de ces personnalités politiques et majordomes. Après cet instant, il reprend :
- Ils n'avaient qu'à partir dans les lazarets de Rome et d'Italie, ils n'avaient qu'à suivre les consignes. La guerre civile, la famine, l'épidémie, nous devons sauver Nantes, pour faire resplendir les vraies valeurs françaises et pas les valeurs de ces traîtres, menteurs et animaux. Si nous les laissons entassés dans cette prison, nous allons perdre du personnel médical, les surveillants et ce n'est pas possible d'ôter la vie de ces bons Français. Entendez-moi bien, La Loire, chaque nuit, dans les prochains mois, sera notre plus grande alliée. Plutôt que de périr avec nos ennemis, faisons-les périr. Demain, je veux que chacun d'entre vous revienne ici, pour qu'on planifie ma gloire, ce que je vais appeler la grande baignoire nationale. Demain nous coucherons plus de 300 noms sur les papiers, et ce sera le coup d'envois du débarras des problèmes. Voici mon idée, mon coup de génie, les malades laissés par les Vendéens ont été noyés dans la Mayenne il y a de ça peu de temps. Nous allons donc, utiliser le même procédé, le "baptême patriotique". Je veux que les premières noyades, sur des barques près de Chantenay, en pleine nuit, concernent ces animaux de prêtres réfractaires. Nous les enfermerons d'abord au couvent St-Clément, puis aux Carmélites et vers juillet, serons noyés sur le ponton La Thérèse. Un canonnier devra être présent sur le ponton La Samaritaine, dans le cas où nous rencontrerons des difficultés. Tout ceci dans la nuit, sans aucun bruit et jusqu'à que nos milliers de prisonniers disparaissent, engloutis dans les eaux noires de la Loire. Dans un an, la première noyade aura lieu, quoi qu'il arrive.
"Quoiqu'il arrive", cette phrase résonne une éternité et ne cesse jamais de galoper, elle arrive aux oreilles de chacun, sans avoir vraiment de sens. Sur ces paroles, un brouhaha s'élève, de plus en plus fort, un vacarmes de cris, de contestations, un ouragan de sons qui empêche de penser. Le ciel est gris ce jour-là, trop gris, presque sombre, presque noir, ou peut-être blanc, de toute manière plus personne n'y pense. On entend quand même le son de la Loire, qui frôle le ponton La Samaritaine et La Thérèse. De vieux pontons de bois, mais dont l'atmosphère devient de plus en plus noire. Proche de la Loire, des révolutionnaires commencent un hymne sanglant, sans se douter que parfois la réalité s'impose et rattrape les peurs les plus profondes. Pour tous, l'avenir est incertain, peut-être trop et les premières spéculations les attraperont, les noieront sous la Terreur.
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