Chapitre 4
14 Brumaire An II
La tête douloureuse, lourde, tellement lourde qu'il peine à la tourner, Armand ouvre les yeux. Devant lui, le soleil traverse les rideaux mal-fermés et lèche avec froideur la peau mal couverte du paysan. Celui-ci peine à ouvrir les yeux, trop inquiet encore. Soudain, il revient à la dure réalité, non pas de la Révolution, mais de la disparition. Où est passé Eugène ? Lui qui est toujours à l'heure le matin ? Toujours en train de toquer vivement, qui mord dans du pain blanc comme chaque matinée ; ce matin là, le vide fait surface et emplit l'espace. Armand le cœur battant se relève tant bien que mal, s'adossant aux murs décrépis de sa maison, les pierres brutes lui rentrent dans le dos et lui provoque une étrange douleur qui lui fait se sentir vivant. Il se sent soudainement seul, les pieds allant d'avant en arrière, le visage rivé vers ses mains, tout plein de questions galopent dans sa tête. Lorsqu'il ose affronter du regard les rideaux verdâtres, il croise son regard dans une flaque d'eau sur le sol. Voir que le toit est encore troué ne lui provoque rien, il se sent trop seul pour ça. La chose qui retient son attention c'est son visage, le visage d'un Armand apeuré voir effrayé.
L'odeur de sa maison le dégoute pour la première fois, cette odeur de brulé du à la cheminée qui fonctionne parfois l'hiver, cette odeur lui pique l'intérieur des narines, car elle lui fait penser à son ami. Cet ami qui s'adossait aux mêmes pierres brutes, qui savourait la même senteur. Sa gorge se noue.
Ses deux yeux tombants sont emplis de larmes, le brun de leur pupille camouflé sous cet amas de tristesse. Peu à peu, celles-ci coulent le long de son nez aquilin, de ses joues bouffies, de son menton presque inexistant, puis s'engouffrent au fin fond de son cou proéminent. Tout son visage semble être parcouru par sa tristesse démesurée, celle qui semble le ronger, fais couler sa peau le long de ses os fatigués, le long de ses membres engourdit. Il observe ses pieds, comme si c'était la seule chose qui pouvait le réconforter : les chaussures qu'il porte lui ont été offertes par Eugène, il y a des années. Malgré leur vieillesse et leur pointe décousue, il les garde avec ardeur. Comme un enfant, il serre ses bras autour de lui, fond en larme, un pressentiment l'assaille. Mais pourquoi Eugène lui aurait-il caché sa vraie nature ? Pourquoi ne lui aurait-il pas dit et ils auraient fui ? Pourquoi a-t-il pris tous ces risques fatals ? Il doit en avoir le cœur net, il doit connaître la vérité, il se doit de le sauver même si c'est au péril de sa vie. Et si Eugène était parti sans rien lui dire ? C'est vrai qu'hier sa voix était aussi glaciale que l'hiver qui continue sa route. L'espoir assaille le corps d'Armand, il l'assaille de coups violents, un espoir qui tambourine de partout, un faux espoir où le "dé" est manquant. Il espère alors qu'au fond de lui, la vérité se dessine : la silhouette de la prison de l'entrepôt des cafés.
La tristesse puis la colère, une haine noire plonge Armand au sein de ses retranchements. Ça y est, il doit affronter la pluie battante de la révolution, les orages grondants des orchestrations de cette résurrection. Armand, décidé, roule du pain dans du tissu, qu'il engouffre au sien de la gueule d'un sac en toile. Ensuite, à la volée, il attrape sa deuxième et unique chemise blanche qu'il fourre par-dessus le reste. Le souffle court, avec lourdeur, il enfile le sac et se précipite vers l'extérieur.
- J'dois aller voir, Julianne, elle sait toujours tout, même quand elle sait rien, murmure-t-il à soi-même.
Sa lourde porte rince lorsqu'il l'ouvre, immédiatement le vent le fouette de toute part. Il remarque même qu'une fine couche de neige s'est déposée sur Nantes, une fine couche de neige où quelques stalactites de glace sont accrochées aux bords des maisons. Le ciel, lui, est d'un blanc cadavérique, aussi blanc que les cadavres exposés aux fraicheurs de cette saison. La ville semble avoir été mise hors du temps, bien loin du sang, très proche du paradis de la mort. Le cœur battant, il fait un premier pas au sein de cette poudreuse morbide, celle-ci crisse sous ses chaussures alors que le froid le congèle jusqu'au haut de ses genoux. Une larme perle, et elle ne sera pas gelée, elle sera bien vivante, elle fera partie de ceux qui vivent encore : qui survivent. Armand se sent d'autant plus seul, car l'univers lui semble vide, toutes ces fourmis rouges qui cavalent dans la neige, sans s'arrêter, une main sur leur bonnet.
Son bonnet. Armand l'a oublié. Ce bonnet surement glacé, déjà poussiéreux tellement sa maison l'est. Dans un soupir, il referme la porte derrière lui, oubliant ce sentiment de mise à nue sans son couvre-chef. Eugène. Son but c'est de retrouver son ami, juste le retrouver et jamais le lâcher, peut-être est-il déjà mort ? Son corps étendu sur les dalles froides de l'église au beau milieu des saints et du verre ?
Armand a juste une rue à traverse pour pénétrer dans le commerce de Julianne, mais ces rues lui paraissent interminables, un dédale de pensées l'empêche d'organiser son esprit avec raison.
*
Sa tête le lance, comme si mille couteaux le transpercent de toute part, comme si le sang l'empêchait de respirer tellement il était abondant. En agonie dans son propre corps, Eugène, replié sur lui-même, n'arrive pas à se raccrocher à la réalité. Quelques bribes de paroles l'assaillent, mais sont trop vagues pour élaborer un souvenir net et précis d'hier soir. Lentement, il entrouvre les yeux, tels les rideaux du théâtre qui s'ouvrent : il découvre le monde autour de lui. Peu à peu, Eugène reprend conscience de son corps, bouge ses membres un par un, se souvenant de la capacité de motricité dont est capable son enveloppe corporelle. Ses doigts se crispent, ses jambes remuent un peu, ses oreilles bourdonnent, il déglutit un instant, replie une jambe, fait craquer ses orteils. Il est bien vivant. Le silence qui l'avait recouvert d'un linceul se dissipe peu à peu : laissant place à un vacarme surpuissant. Un vacarme qui provoque en lui une terreur immense. Des voix, des lamentations, des cris, des pas militaires, des cliquetis de clefs, des portes grinçantes, des rires, trop de choses qui se contredisent, mais s'assemblent. Puis il y a ces voix, toutes ces voix, qui se mélangent, se détruisent, puis se confondent :
- Laissez-moi sortir ! Pitié ! J'ai une femme et deux enfants ! Deux magnifiques enfants !
- Ne nous laissez pas mourir ici, je vous en supplie, sortez-nous de là !
- L'air est irrespirable, si j'avais quelque chose, je vous tuerai tous ! Tous ! Tous !
Puis un dialogue lui parvient, un dialogue qui le fait frissonner malgré sa conscience qui part et revient :
- C'là fièvre des prisons*, elle se repend partout, on va tous crever dans ce capharnaüm.
- T'savais qu'là guerre de Vendée s'arrête pas ? Vont tous nous tuer ces bêtes, tous, et si c'est pas eux qui le font, ils le feront.
- T'as entendu dis ? Y ont apporté un rasoir sur la place du Bouffay, pour les paysans, les sœurs, les prêtres. En plus de ça, si on crève pas du typhus, on s'ra guillotinés, noyés, fusillés, on a aucune chance, faut accepter la mort. Y ont fusillé tous les Vendéens, suspects, fédéralistes, modérés, chouans*, tout ! À la plaine du Gigant ! On y passera tous ! D'une manière ou d'un autre !
- Tu parles que du typhus, mais y disent les gens de l'extérieur qu'il y a une épidémie de gale, syphilis, scorbut un peu j'ai vu il y a d'ça hier, pis la fièvre aussi, on va tous mourir d'façon, qu'est-ce tu veux. Tout ça parce qu'ils déplacent pas les cadavres des fusillades, les retires'pas de l'eau lorsqu'il les noie, du coup on peut pu boire La Loire, dire qu'on peut à peine respirer dans certains quartiers. On crève tous de faim, une famine s'est rependue, comment t'veux qu'on vive tous ? On va pas vivre. C'est impossible. T'as vu le nombre dans la prison ? Ça accélère tout, et apparemment, il y a des conférences aujourd'hui et d'main pour "désencombrer", y désencombre pas, ils vont nous entasser autre part, nous tuer un par un, ils ont rien d'autre à faire de toute manière.
"nous tuer un par un", cette phrase retentit dans l'esprit d'Eugène. Allongé, recroquevillé, son souffle chaud comblant le silence, il tente de chercher l'espoir, l'étoile au sein de cette nuit noire. Mais il n'y a que cette phrase qui résonne, tous ces mots qui hurlent dans sa tête. Il va mourir, il n'a aucune autre solution et tous ceux qui espèrent pour sa vie se trompent lourdement. Derrière lui, le mur humide, glacial de la prison lui provoque un long frisson qui lui remonte l'échine. Le sol est dur, de pavés et ces pavés accueillent entre eux milles et une sensation qui provoquent une remontée de bile au jeune prêtre. Celui tousse, essuyant ses doigts sur une tunique qu'il croit propre : mais ceux-ci rencontrent un tissu de sang séché, imbibé de son propre liquide rouge. Les enfers se dessinent devant lui, son âme a repris le contrôle de son corps et il voit de lourds barreaux de fer, les deux hommes qui discutent sont devant, toujours en pleine conversation. Un brouhaha s'élève et n'est pas stoppé, en plus la cellule est exiguë, quatre murs, dont un, entièrement en barreaux encadrent les hommes. Eugène a l'impression que son corps se resserre sur lui-même, pris dans un étau puissant et incassable, tout son être murmure des prières interdites. À chaque regard, il va d'horreur en horreur, trivialité, bestialité sont les choses choses qui définissent cet endroit. Les prisons communiquent entre elles par un chemin central, les prisonniers peuvent se regarder en face, regarder la mort en face aussi. Depuis quand est-il allongé ici ? Quelle est cette odeur nauséabonde ? Comment remettre son esprit en ordre ?
- Tu crois il est mort le p'tiot là ? Murmure un des hommes.
- J'pense bien, j'vois pas son torse se soulever, il vient d'arriver, c'bête quand même.
- Si c'est l'cas, il a rien raté.
*
La cloche de bronze, l'objet le plus précieux du commerce de Julianne, se met à tinter d'un son claquant et agressif. C'est Armand qui passe le pas de la porte, il semble avoir pris des années tellement son visage est fatigué, cerné, creusé par milles ombres, tellement ses vêtements tombent sans dignité, tellement il a la tête baissée. Immédiatement, Julianne se retourne, croise le regard de son ami et capte les enjeux de celui-ci. Eugène n'est pas revenu. Julianne, petite, arrive en trottant auprès d'Armand, l'obligeant à rentrer avant que le froid ne les dévore. Julianne et ses boucles blondes rebelles, son nez rebondi et ses pommettes proéminentes, va-et-vient dans le magasin. Elle apporte linge propre, couvertures et alcool à Armand qui parait mort de l'intérieur, ses yeux vitreux, rougis, ne bougent même pas. Un sourire de compassion s'affiche sur le visage de l'épicière. Dans un geste, brusque, faisant trembler la table et le vin dans le verre ; Julianne s'assoit, plonge son regard dans celui d'Armand. Les mains potelées de Julianne attrapent celle du paysan, le contact de sa peau brulante la rassure, il n'est pas mort.
- Julianne...
* Typhus
* Insurgés royalistes
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